Disparaître en Indochine – 16

Chapitre 16

Après quelques jours, une fois rentré chez lui, Thierry reçut une lettre du notaire, maître Viannet, lui annonçant la bonne réception d’un courrier de M. Wang Kien Feng, confirmant, devant un agent assermenté, les termes de sa première lettre. Puisqu’il s’agissait donc d’une reconnaissance officielle sur cette rencontre du 23 novembre 1946, le notaire  était obligé d’ouvrir une « recherche de descendance » d’Adrien Lecourt, ce qui retarderait considérablement le règlement de la succession.
Thierry avait repris son travail.
Le samedi suivant, avec Nathalie, ils allèrent à Muret, à la maison du grand père Etienne. Rue des Fontaines, Mme Taillefer leur ouvrit la porte. La vielle grille s’ouvrit avec un grincement qui en disait long sur son manque d’huile. Ils entrèrent tous les trois dans le jardin. Abandonné, celui-ci avait une triste mine. Nathalie se lamentait un peu sur l’aspect miteux des parterres jaunis, de la pelouse trop haute, des tas de feuilles un peu pourries qui dataient de l’automne précédent. Déjà les herbes folles envahissaient l’allée de graviers qui menait au perron de la bâtisse.
– Ces derniers temps, il ne travaillait plus dans son jardin, le pauvre vieux.
Thierry les laissa toutes les deux dans leur contemplation attristée puis il entra dans la maison.
– Je vais voir si la pluie n’a pas fait trop de dégâts…
Il n’eut aucun mal à ouvrir la porte et d’emblée, l’odeur de renfermé lui heurta les narines. L’intérieur de la maison était obscur. Il ouvrit tout de suite les vitres et les volets de la véranda, puis il chercha le compteur électrique pour remettre la lumière. Celui-ci se trouvait derrière la porte de la cuisine, mais, le bouton, une fois enclenché, cela n’alluma aucune lampe. Le soleil frappait les vitres poussiéreuses. Les émotions du temps perdu ne le lâchaient plus…
Il aurait vraiment dû aller voir Etienne plus souvent et maintenant que son grand-père était mort cette maison vide lui donnait des remords. Ses épouvantables horaires de travail n’excusaient pas tout. En fait il avait laissé ce vieux mourir à l’hôpital alors qu’il n’avait plus que son petit-fils comme famille ! Et Thierry regrettait maintenant de ne pas avoir été plus présent. Oui, bien sûr, il n’aurait jamais pensé que son grand-père pouvait disparaître si rapidement.  Peut-être que c’était son travail qui avait tué en lui une grande partie de sa sensibilité aux autres ? Ce stress incessant. Et puis ce repli sur son bonheur familial à construire… Il s’était conduit comme un salaud ! Et est-ce qu’il ne continuait pas en séparant aussi facilement la tristesse d’avoir perdu son grand-père et cet acharnement à récupérer son héritage ? À force de vivre dans un univers de perpétuelle compétition il en avait fini par en oublier sa seule famille !
Sur les murs du salon, dans la pénombre, deux très grandes photographies encadrées attiraient son regard. Il s’agissait, pour la première d’entre elles, d’une vue de  la mine de Tourane. Elle avait été prise par un beau temps ensoleillé et il y voyait une trentaine de personnes, en grande majorité des ouvriers annamites, immobilisés par l’objectif, placés, comme sur une photo de classe, avec au premier rang, assis, le grand-père Etienne et l’oncle Adrien. Ils étaient tous les deux en costume colonial, blanc, avec le chapeau de brousse et les bottes. D’autres blancs figuraient sur l’image, dont,  juste derrière eux, un autre européen qui regardait l’objectif. Celui-ci portait une chemise de toile bleutée et de sa main, gantée, (de ces énormes gants de travail que portent les mineurs) il tenait une tige de fer. Adrien, devant lui, paraissait si jeune et si frêle. La photographie avait du être prise un peu avant 1939, l’année de départ de la famille. Les mineurs vietnamiens étaient figés, la plupart debout, assez jeunes , et quelques-uns, plus âgés, assis au premier rang, de part et d’autre des maîtres. Au loin, les femmes, rendues plus floues par la distance,  regardaient la scène, dans l’ombre crue du auvent en palmes ceinturant la maison. .
Thierry imaginait l’instant qui avait fait naître cette photographie. Étienne installant le boîtier sur un trépied, ouvrant le délicat soufflet, armant le mécanisme du retardateur à cliquet, puis, profitant d’une pause dans le travail, disposant, pour quelques instants, les ouvriers en fonction de ses préférences, les plus anciens à côté de lui, le contremaître, et surtout, à ses côtés, son fils aîné, destiné à reprendre l’entreprise… Il avait peut-être même couru, le mécanisme une fois enclenché, pour s’asseoir, jambes croisées, au milieu de ses travailleurs. Cette photo racontait toute une histoire. Derrière le groupe Thierry voyait les masses énormes de minerai non utilisable. Une tour, plus loin, en bois. Et tout au fond, la jungle, dont les épaisses futaies montaient à des hauteurs vertigineuses.
La seconde épreuve, placée symétriquement, avait dû être faite le même jour car elle avait la même lumière, dure et verticale, d’un milieu de journée. Elle représentait le perron d’une maison coloniale, en bois, européenne, sans décoration, fonctionnelle et blanche. Elle ne donnait pas une impression de richesse, juste celle d’un simple confort. Sur les marches de la véranda, la famille était rassemblée. Au centre, la grand-mère de Thierry, debout, avait les deux mains posées sur les épaules d’une petite fille dans laquelle Thierry reconnaissait sa mère. De part et d’autres, les deux fils, Adrien et Henry. La gamine avait moins de cinq ans, avec des tresses encadrant son visage. Adrien portait le même costume que sur l’autre photographie et il avait à peu près la même pause.
L’autre garçon, son frère, qui tenait la petite fille par la main, était plus jeune, peut-être dans les 6 ou 7 ans. Il était en short, et le seul qui, manifestement, se retenait de rire. Étienne, le père de famille, ne s’était pas photographié avec le groupe. Thierry l’imagina, derrière l’appareil, demandant à tous de s’immobiliser puis, appuyant doucement sur le l’obturateur. Il aurait pu y avoir des domestiques sur cette prise de vue, mais ceux-ci en avaient été exclus, contrairement aux ouvriers de la mine.
Le jeune homme s’assit dans un des deux fauteuils du salon. Dehors, par la fenêtre entrouverte, il entendait les deux femmes qui bavardaient dans la douce lumière du jardin. La pièce, toute simple, ne contenait aucun meuble de style ou d’époque et la seule allusion au passé indochinois du grand-père c’était ces deux photos accrochées sur le mur.
Il avait, bien sûr, déjà vu ces images, à chaque fois qu’ils venaient en visite, avec sa mère… Après quelques instants de recueillement, il se leva et alla dans la maison. Dans l’ombre poussiéreuse il déambula dans la maison. À l’étage il jeta un coup d’œil dans les chambres : le lit fait, l’armoire fermée, tout indiquait un dernier rangement avant de partir à l’hôpital.
Au premier, une chambre était encore fermée à clef. Il chercha le trousseau prêté par la voisine mais, après plusieurs essais, il se rendit compte que la clef permettant d’ouvrir cette porte n’y figurait pas.
Intrigué par cette porte fermée, il réfléchit en se demandant où le grand père avait pu la ranger puis il se dit que ce devait être dans le tiroir du bureau du vieil homme, à côté du salon.
Effectivement, dans le tiroir de droite, en haut, il trouva tout de suite un double des clefs avec une clef supplémentaire. Il remonta donc à l’étage et ouvrit la porte du palier. C’était une chambre d’étudiant. Une petite bibliothèque, vitrée, contenait des livres universitaires, dont les titres lui paraissaient anciens. Il en ouvrit un, un volume de minéralogie, qui datait, selon  l’impression de dernière page, de 1951. Un autre, de chimie avait été imprimé par la maison Privat, à Toulouse, en juin 52. Brusquement Thierry réalisa qu’il se trouvait dans la chambre d’Henry, son autre oncle, qui était étudiant avant de partir en Indochine et qui était mort, à son retour dans un accident de train. En effet sa photographie était placée sur le bureau. Une jeune homme d’une vingtaine d’années. Il revit le visage du garçonnet sur la photographie du salon, oui, c’était bien lui. Alors il réalisa que cette chambre était fermée, intacte, depuis plus de 31 ans ! Peut-être qu’Étienne y pénétrait parfois ? Était-ce pour lui une sorte de « musée personnel » ? Oui, il devait y faire, de temps en temps, un peu de ménage, puis en refermer doucement la porte, la clef bien cachée dans le tiroir de son bureau.
Une malle militaire, kaki, trônait au pied du lit. Il l’ouvrit et eut le cœur serré de voir, bien rangées, toutes les affaires d’Henry. De la photo d’une jeune femme, à un porte-cigarette  en aluminium, de son portefeuille en peau, jusqu’à l’étui à lunettes en acier, où Thierry trouva une toute petite paire de lunettes rondes, avec des branches en ressort, du modèle que l‘armée oblige ses soldats à porter.
Il fouillait, sans déranger, dans ce fatras de souvenirs lorsque son attention fut attirée par une enveloppe de couleur brune qui ne comportait qu’un seul intitulé : Pour M. Lecourt .
Il l’ouvrit. Elle ne contenait qu’une seule feuille, pliée, avec, tapée à la machine, une seule ligne : Attention, Robert est un flic et deux prénoms en guise de signatures : Marcel et Gabrielle.

À suivre…

Caillou. 1984.

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