Disparaître en Indochine – 22

Chapitre 22 ( Mais il s’agit plutôt d’un prologue…)

Cage d’escalier, 6ème étage. Il referme la porte de l’appartement, se dirige vers l’ascenseur, et appuie sur le bouton d’appel.
Le cliquetis mécanique de la vieille machinerie qui s’ébranle rompt le silence de cet immeuble bourgeois, à cette heure de la matinée totalement silencieux.
La lumière du soleil qui pénètre par la grande baie du palier illumine tout l’escalier, rebondissant joyeusement, de marche en marche, sur le tapis rouge maintenu par des tiges d’acier dorées.
C’est un homme bedonnant, avec des poches sous les yeux, deux rides qui tombent au coin de la bouche et des cheveux rares et gris. De la main droite il joue avec son trousseau de clefs puis il le range dans la poche de l’imperméable.
Manque d’exercice, il y a des années qu’il n’a plus couru, nagé, marché dans la montagne, ri trop fort, hurlé, manifesté, fait l’amour avec une femme, fait l’amour avec une foule, concrètement. Il vit tous les mouvements des autres par procuration. Parfois il s’arrête regarde passer les banderoles dans les rues, avec les gens dessous, dont il entend les rires et les cris. Mais il rejeté sur le trottoir des indifférents et des curieux tandis que passent l’émotion, les peines et les révoltes de « l’éruption de la fin ! »
Il a mis ce matin le costume bleu foncé avec un polo blanc à col roulé et il a pris, par précaution son imperméable qu’il tient sous le bras. C’est sa promenade, comme tous les matins. Puisqu’il fait beau, il descendra sur les bords de la Seine et reviendra par Saint-Michel et la rue Saint-Benoit. L’ascenseur arrive enfin. C’est un vieil engin de bois avec des vitres et une grille en fer ouvragée. Il ouvre la porte et se faufile. Chuintement, cliquetis, odeur d’encaustique, la machine repart et descend. Tous les matins, le même geste. Cette ballade c’est un cadeau, petit, devant la tache qui l’attend. À son retour il lui faudra reprendre le texte de synthèse ) présenté pour la réunion de samedi. C’est un document pour mieux prendre en compte les besoins médicaux des MLN.  Par exemple l’ERP salvadorienne, partie du FFMLN, ne peut actuellement compter que sur un médecin pour 450 hommes en 4 détachements.
Leurs étudiants en médecine devant impérativement restés groupés en structures urbaines, ils ne peuvent espérer un renforcement du soutien médical sans l’apport d’une formation extérieure .
L’ascenseur dépasse maintenant le 4ème étage. Il n’y a personne dans la cage d’escalier. Les locataires qui travaillent sont déjà partis, les enfants à l’école, les femmes au foyer font le ménage et les autres, les plus anciens, dorment encore.
Sur un stage de formation médicale, en espagnol, on pourrait intégrer des étudiants de Guinée équatoriale et quelques isolés. Dire qu’il y a tellement longtemps qu’il n’a pas vu un seul stagiaire ! Sur le papier les formations, les instructeurs l’hébergement, toute cette paperasse à ne pas conserver ! C’est un travail de bureaucrate où il faut tirer les ficelles sans jamais voir ce qu’il y a à l’autre bout. Il n’a plus de contact, plus de poignées de mains, plus de ces regards échangés qui en disaient long sur tous les chemins parcourus. Il n’y a rien regretter. De toute façon, c’est comme ça, avec juste, parfois, un sentiment de lassitude.
Où va t’on bien pouvoir trouver des toubibs espagnols, ou qui le parlent couramment, connaissant bien la médecine tropicale. Il verra cela avec Christine. Elle est très efficace cette fille ! Et elle est bien introduite dans le milieu de la cité universitaire  internationale. Elle est consciencieuse, jamais une erreur ! Elle trouvera, il en est sûr, quelques internes compétents et volontaires.
L’ascenseur dépasse le 3ème étage avec un claquement aigre.
Les Salvadoriens veulent également former des équipes pour l’assistance médicale aux populations des zones libérées. Dans certains villages de la jungle les paysans n’ont jamais vu d’autres docteurs que les volontaires américains des sectes protestantes. Une vaccination, une bible, un antibiotique, une bible…
C’est déjà le 2ème étage qui monte. Qu’il est long cet ascenseur ! Donc ce matin la rédaction de cette synthèse puis il ira manger, à midi, chez Yvette, comme d’habitude. Dans l’après-midi il a rendez- vous avec le responsable du secteur financier. C’est dans un bistro du 12ème. C’est un gentil mais bavard. Il fait son boulot sérieusement c’est sûr, mais travailler dans son groupe ne doit pas être toujours facile. Déjà que la trésorerie n’a rien de particulièrement romantique, le voir parler comme ça constamment, de tout et de rien, ce doit être lassant à force ! Enfin, on fait ce qu’on peut avec ce que l’on a !
Il vient de dépasser le 1er étage. La machine va bientôt s’arrêter et le déposer au niveau de l’entrée.
Il voit déjà le carrelage blanc et noir du rez-de- chaussée avec la lumière qui, sur la gauche provient de la cour de l’immeuble. Il remarque également les chaussures noires et le pantalon d’un homme qui attend l’ascenseur.
Mais celui ci ne s’est pas placé juste devant la porte. Il est posté dans le coin droit de l’entrée.
La cabine s’arrête avec un drôle de bruit, comme un ouf de soulagement, il en tire les deux portes battantes et s’apprête à ouvrir la grille lorsque l’homme s’approche et, entrouvrant son imperméable, fait surgir un revolver muni d’un silencieux, un tube très long… Le vieil homme  n’aura pas le temps d’en reconnaître la marque ou le calibre. Il recule dans la cabine et jette la main vers le bouton d’étage pour essayer de remonter mais c’est déjà trop tard.
Quand la première balle l’atteint il est brutalement rejeté contre la parois de bois, derrière lui. Il n’a pas le temps d’entendre le petit « Boooop » du coup de feu et il regarde, en s’affalant, l’immense éclaboussure de sang qui gicle sur les vitres de la cabine. Il tombe, face rejetée vers l’arrière, genoux sur le plancher, encore vaguement conscient de l’ouverture de la grille et du tueur qui, se penchant vers lui, appuie sur la détente et lui tire, à bout portant, une balle dans le sommet de crâne, au milieu des rares cheveux gris.
L’homme se retourna alors et dans le même mouvement réintroduit son arme dans la poche cousue à l’intérieur de son imperméable. Il sort calmement, traverse la cour sans se presser, sans rencontrer qui que ce soit et il part.
Quelques instants plus tard, le femme de ménage des voisins du 3ème se met à hurler, devant l’ascenseur la grille ouverte. Les rares habitants présents se précipitent et c’est le concierge, qui, à travers les grilles rougies reconnaît, mais sans en être vraiment sûr, le locataire du 6ème gauche.

À suivre…

Caillou, 1984

2 réflexions au sujet de « Disparaître en Indochine – 22 »

  1. Bravo pour la narration basée sur la descente de l’ascenseur. On se prend de sympathie pour un personnage au lourd passé.

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