Disparaître en Indochine – 24

Chapitre 24

On m’appelle Simone, mais mon vrai nom c’est Anna. Anna Blumenstein. Je suis polonaise, née à Lodz. Papa était contremaître dans une usine textile, et ce n’était pas un juif très pratiquant. Il était militant du Bund, donc un de ces juifs socialistes, qui refusaient le sionisme. À la maison nous parlions le Yiddish. Dès l’âge de 7 ou 8 ans il m’emmenait dans les manifestations de rues qu’ils organisaient pour protester contre la dictature de Pilsudsky. C’était dangereux, mais nous courions vite. Les autres juifs, dans notre quartier, n’étaient pas, loin s’en faut, des militants de gauche. Nous avions souvent des bagarres, religieux d’un côté, sionistes, socialistes ou communistes de l’autre.
Dès que j’ai eu seize ans j’ai adhéré au mouvement des jeunesses communistes. C’était en 1938. Je continuais mes études au lycée lorsque, le 23 août 39 fut signé le pacte de non agression entre Hitler et Staline, et dès le 1er septembre les nazis envahissaient la Pologne.
Je ne peux pas raconter ce que fut notre vie dans les années qui suivirent l’invasion… Nous avons été enfermés dans le ghetto, entassés, avec les arrivées massives des juifs raflés dans toute la région. Ensuite on a été enfermés, séparés, puis expédiés vers une destination inconnue… Et toute ma famille a disparu… anéantie. Vous avez vu déjà les photos ! Qu’est-ce que je peux dire de plus ? 300 000 juifs exterminés…
Moi je m’en suis tirée par miracle, l’hiver 44, quand les SS ont évacué le camp de Maïdaneck. Ce fut une marche épouvantable où, à chaque pas, nous laissions derrière nous les corps des femmes qui n’avaient pu nous suivre. Et puis, lors d’un bombardement, alors que nous traversions une forêt, je suis tombée dans un ruisseau et je me suis cachée sous des arbres morts. J’étais un cadavre vivant, avec ma tenue rayée et mon foulard… Et puis, entre deux évanouissements, le silence de la forêt, des mains qui m’agrippent, des soupes que l’on me fait avaler cuillère après cuillère c’est, au mois de mai 1945, la paix qui revient… Et moi, qui suis seule, avec plus un témoin de ma vie ancienne, plus une épaule pour pleurer… Comment suis-je arrivée à Paris ? Un peu par hasard et puis pour une adresse d’un oncle peut-être encore vivant.
J’ai trouvé du travail dans un atelier de tapisserie pour meubles du faubourg St. Antoine. C’était bien car je n’avais pas besoin de parler. Juste obéir aux ordres très précis de l’artisan. J’étais une drôle de fille à ce moment-là. Je vivais avec ma tête folle. Je ne voyais personne. Je n’avais que mon passé comme bagage et il était peuplé de tellement de gens que je ne voulais pas que l’on me bouscule. J’avais survécu aux camps et à la disparition de tous les miens, mais je ne pouvais pas, je ne voulais pas m’en défaire. Mon patron se lamentait sur moi et mon travail, d’autant que j’étais plutôt une littéraire… Pour tout le monde, j’étais Anna, la déportée, la survivante. Nous étions une dizaine de jeunes filles dans cette petite entreprise et petit à petit je me suis requinquée, intégrée, j’ai appris le français, j’ai retrouvé, tout doucement le goût de vivre. J’ai retrouvé des Juifs, des rescapés qui s’activaient dans des associations. Mais il n’y avait plus que des sionistes. Les autres, les socialistes, les Juifs de gauche, se taisaient, du moins ceux que je connaissais, les Polonais. Quant aux communistes ils s’étaient fondus dans le parti français et certains étaient rentrés en Pologne.
Mais là-bas, dans les pays du « socialisme réel » après « le complot des blouses blanches » une vague d’antisémitisme se généralisait. On expulsait les Juifs des organisations ouvrières et la chape de plomb sur notre extermination se referma totalement.
Ce n’est qu’en 1956, avec un copain, un tchèque, qui ne parlait pas plus que moi, que j’ai recommencé à vivre dans le présent. Nous avions essayé, vaguement, de sortir ensemble, de faire l’amour… Mais, de ma part, tout cela était un peu pitoyable.
Il m’a indiqué qu’un Français, un type de gauche, cherchait une secrétaire parlant le polonais. J’avais appris la dactylo, au lycée de Lodz, des années plus tôt. Mon français était devenu potable. Je n’avais rien à perdre, aussi je me suis rendu à cette adresse. C’était un écrivain. Il s’appelait Cénac. Un type curieux, un peu cassant, un humour froid que je ne comprenais pas toujours. Il m’a donc embauchée comme secrétaire particulière. Il fallait répondre à son courrier, taper ses articles pour des revues. Je l’aimais bien. Et il me changeait les idées. Il me fallait gérer ses rendez-vous, recevoir ses relations, organiser des buffets littéraires…
Je suis ainsi rentrée dans son monde et progressivement j’ai connu tous ses proches. Ils me confiant leurs projets, leurs peines, leurs déceptions aussi. Moi qui n’en avais aucun, de projet, cela m’était facile de leur prêter l’oreille. Mais ils me confiaient aussi leurs colères. Car c’est dans ces années-là que l’on découvrait la pratique de la torture par les militaires français en Algérie. Cette guerre épouvantable, coloniale, impitoyable, d’une armée contre un peuple les révulsaient. Je me suis engagée avec eux, avec Cénac et son réseau, dans la divulgation des rares informations sur les crimes français en Algérie, puis, devant l’apathie du plus grand nombre, dans le soutien aux insoumis, aux déserteurs. Oh, nous n’étions pas d’accord avec tout ce que faisait le FLN, mais nous pensions que c’était leur histoire, pas la nôtre. Il fallait en finir avec le colonialisme. Nous déplorions les vaines condamnations contre la guerre qui ne se donnaient pas les moyens d’y mettre un terme.
Et puis, autour de Cénac, s’est monté un petit réseau de soutien à la fédération de France du FLN. C’était des coups de main. On leur portait des valises bourrées de fric jusqu’en Belgique ou en Suisse, c’était l’argent collecté chez les immigrés algériens, dans tous les bidonvilles qui ceinturaient la capitale. Il fallait acheter des ronéos, des stencils, bref tout un matériel qu’un maghrébin n’aurait pas pu se procurer sans se faire remarquer par la police.
Nous n’avons pas fait grand-chose, juste ce que nous pouvions. Les règles de clandestinité du groupe Cénac n’étaient pas trop respectées. Il a été arrété en 1960. J’ai bien sûr, moi même été inquiétée mais j’ai joué l’innocente secrétaire particulière uniquement occupée à taper ses écrits littéraires. Alors qu’en fait je possédais toutes les informations du réseau.
Ensuite Victor est entré dans le groupe, du moins ce qu’il en restait. C’était un ancien du Komintern. Il avait la pratique de la clandestinité et de ses règles. Un grand bonhomme très secret, curieux, très fin aussi. Il a remonté complètement le réseau. Or les jeunes gens, les étudiants, qui fuyaient le service militaire en Algérie devenaient de plus en plus nombreux. Il fallait leur trouver des adresses, des faux-papiers, des passeurs…
Quand Victor, après l’arrestation de Cénac a cloisonné l’organisation renaissante, moi j’avais encore la main sur tous les contacts. Il m’a donc demandé de travailler avec lui. Ce que j’ai accepté avec enthousiasme. J’étais, à l époque, la seule militante à connaître l’ensemble de l’organigramme du réseau.
Après les accords d’Évian, la guerre d’Algérie terminée, il y eut une conférence interne, organisée par Victor et moi-même. C’était chez des curés, dans le 13ème arrondissement. Arrivèrent d’un peu partout des responsables de groupe. C’était comme un au-revoir, une dissolution. Mais Victor proposa de continuer le combat anti-colonialiste en créant une nouvelle organisation de soutien aux mouvements de libération des peuples du tiers-monde. L’Entraide Révolutionnaire Internationale est née ce jour-là. Et bien sûr que je l’ai suivie dans cette aventure ! Nous étions moins nombreux, mais je crois que l’ERI a été efficace.
On travaillait dans le sens souhaité par les mouvements, en faisant connaître à l’extérieur leurs positions, leurs textes, leurs films. Cela se faisait avec des intermédiaires choisis très prudemment, et jamais au nom de l’organisation. C’était individuel. Nos militants demandaient à tel journaliste, pour  «filer un coup de main à un copain », de faire passer tel ou tel article dans son canard.
Ensuite on a monté des stages de formation pour assurer un soutien technique aux combattants des mouvements de libération. C’était aussi l’occasion pour les faire se rencontrer entre eux, discrètement, en plein Paris.
Nous n’avons pas à nous vanter de quoi que ce soit. Il fallait le faire et nous l’avons fait. Si c’était à refaire je le referais. Surtout avec un homme comme Victor. Je l’ai aimé ce type. Je ne veux pas en parler plus. Il est mort, comme il l’avait souhaité, en combattant.

À suivre…

Caillou, 1984

Une réflexion au sujet de « Disparaître en Indochine – 24 »

  1. Très intéressant et fort habile de faire intervenir ce personnage sympathique et peut-être charmant qu’est Simone, pour évoquer Victor. Merci de la leçon d’histoire et Bravo !

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