Disparaître en Indochine – 27 (et dernier)

Chapitre 27 : Die welt in der wir leben.*

À travers les vitres embuées du taxi, Thierry regardait défiler les grandes avenues parisiennes. Nathalie, qu’ils étaient allée chercher à la gare Montparnasse, était à ses côtés. Blanchard, devant, s’était assis à côté du conducteur. Après l’avenue Jean-Jaurès, le taxi vira à droite et prit l’allée de platanes avec, tout au bout, l’entrée du cimetière de Pantin.
Le rassemblement commençait à s’étoffer sur le terre-plein de l’entrée du cimetière de Pantin, entre les tristes parterres de maigre pelouse. À cet endroit le mur d’enceinte est blanc et les deux portails massifs, qui permettent de pénétrer dans le grand parc de la mort, sont surmontés de catafalques de pierre, dans le style pompier de la fin du XIXème siècle. Thierry sortit du taxi avec Nathalie.
Le ciel était gris et plat, bien en harmonie avec le lieu et l’heure. Quelques jeunes gens les regardèrent, en silence, tandis qu’ils s’approchaient du groupe. Une jeune fille, dont le visage aux yeux très légèrement bridés semblait à Thierry être d’origine sud-américaine, leur proposa à tous trois des œillets rouges. Certains les tenaient à la main, d’autres les avaient accrochés à la boutonnière.
Dans le silence du groupe, un monsieur africain, couvert d’un béret noir, avec une barbiche et des petites lunettes carrées, tenait la hampe d’un drapeau rouge marqué d’une faucille et d’un marteau. Nathalie se serra contre Thierry.
– Quelle drôle d’ambiance ?
Il faisait un peu froid.
Le corbillard métallisé arrivait. Il fit le tour du rond-point et déposa deux femmes. La plus âgée, tout en noir, une soixantaine d’années, dit quelques mots au chauffeur et le corbillard reprit sa marche et entra lentement dans le cimetière. L’autre femme, rousse et un peu plus jeune, en veste de jean, allant vers l’attroupement, pris un œillet tendu et dit :
– Chers camarades, nous allons accompagner Victor une dernière fois…
Et tout le groupe se mit en marche, lentement, et franchissant la porte monumentale pénétra dans l’allée principale du cimetière de Pantin.
Thierry ne connaissait personne et il détaillait discrètement chaque visage. Africains, Latinos, Asiatiques, Arabes, la plupart masculins et presque tous âgés d’une trentaine d’années… Il ne vit que les deux femmes, venues avec le corbillard, qui lui semblaient plus âgées et Européennes. Elles avaient pris la tête du convoi, serrées l’une contre l’autre, avançant silencieusement. Blanchard était lui tout derrière, suivant silencieusement le défilé.
Une jeune fille, celle qui leur avait offert les œillets rouges, se mit à chanter doucement une chanson de marche, mais sur un ton très bas et bien plus lent que ce que Thierry se souvenait avoir déjà entendu. C’était un chant qui parlait des «meilleurs des nôtres, qui sont morts dans la lutte, frappés, assommés, enchaînés dans les bagnes…» et la plupart des présents reprirent, mais là aussi très calmement : «En avant, prolétaires, soyons prêts, soyons forts…»*
Puis la camionnette noire s’immobilisa, au fond d’une allée, sous des arbres et les employés du service des pompes funèbres déposèrent le cercueil sur des tréteaux. Le grand noir au béret, enleva son  drapeau rouge de la tige en alu et le déposa, tendrement sur la caisse de noir sombre. La femme rousse s’avança et rompit le sombre silence qui s’était imposé.
– Simone, si tu veux dire quelques mots…
– Merci Sonia.
Elle prit son élan et courageusement elle s’élança.
– Victor, je vais t’appeler comme cela puisque c’est le nom sous lequel nous te connaissions tous. Victor, nous sommes réunis autour de toi, aujourd’hui comme nous l’étions hier. Mais aujourd’hui c’est pour la dernière fois. Tu as été assassiné, et bien que nous ne sachions pas quel est le bras qui t’a tué, nous savons très bien pourquoi. Pendant toutes ces années où tu as agi dans l’ombre, contre l’impérialisme et le néo-colonialisme, nous n’étions qu’une poignée à te connaître un peu. Aussi, l’heure est maintenant venue de te donner, comme tu me l’avais demandé, ta véritable identité.
Victor, tu es né en 1918, dans un petit village des environs de Sarrebruck, en Sarre. Et tu n’as pas connu ton père qui venait de mourir parmi les derniers soldats de la grande guerre. Fils unique, ta maman t’éleva au milieu des pires difficultés de l’après-guerre, grâce à son maigre salaire d’ouvrière dans la métallurgie. La Sarre était occupée par l’armée française. Tu as fais de bonnes études primaires. Tu m’as dit que tu te souvenais d’avoir été un élève studieux. Mais ces études furent interrompues très rapidement par l’obligation de travailler et, dès l’âge légal, tu es sur le carreau de la mine en train de trier le charbon. Ton oncle maternel, un syndicaliste réorganise l’action revendicative dans les houillères. Aussi, dès que tu commences à bosser tu te syndiques. En 1933, Hitler arrive au pouvoir en Allemagne. À partir de mai les arrestations se multiplient. Syndicalistes, communistes, socialistes, hommes et femmes de gauche, sont arrêtés et envoyés dans des camps dont on ne comprit bien plus tard qu’elle était l’horrible mission. La Sarre n’est pas encore sous la domination du Reich mais son statut est celui d’un territoire occupé confié à la « société des nations ». Beaucoup d’opposants au nazisme se réfugient donc dans la région sarroise. Dans la maison de ton oncle tu assistes chaque soir à d’interminables discussions entre ces réfugiés allemands. Mais les nazis sont aussi en Sarre et montent la population contre les forces d’occupation française, en particulier contre la présence des tirailleurs africains, qu’ils considèrent comme des sous-hommes indignes de fouler un territoire allemand.
En mars 1935, à la suite d’un référendum où l’immense majorité du peuple sarrois, trompé par la propagande nationaliste, donne son approbation à Hitler, celui-ci envahit la Sarre. C’est l’exil immédiat pour tout ce qui restait encore d’antifascistes allemands. Ton oncle part avec ses camarades et tu le suis. Tu as 18 ans. La France n’est pas loin, par Forbach, en Moselle. Malgré l’angoisse, vous avez encore  l’espoir que l’exil restera temporaire, que le régime hitlérien s’effondrera rapidement, victimes de ses propres mensonges. Or tu n’as jamais revu ta mère, morte sous les bombardements américains de 1943.
Avec ton oncle tu vas vivre quelques temps à Paris, dans la communauté allemande en exil, avec les quelques maigres secours octroyés par les organisations ouvrières. C’est l’été 1936, C’est le front populaire, c’est la joie fantastique des Français qui rend l’exil antifasciste encore plus douloureux.
Nathalie en lui serrant le bras interroge Thierry du regard :
– Mais ce n’est pas ton oncle !
Le jeune homme hausse les épaules et lui murmure:

– Je ne sais pas ! Je n’y comprends rien.

-C’est aussi, en Espagne l’été du soulèvement franquiste. Alors, avec ton oncle, dans la même journée vous adhérez tous les deux au Parti communiste allemand, le KPD en exil, et toi, Victor, le plus jeune, tu t’engages dans la colonne Thaelmann qui arrive en Espagne dès le 5 août 36 et qui sera le fer de lance des brigades internationales créées, un peu plus tard, en octobre.
En Espagne tu combats sur le front de Madrid et en 1938, à la dissolution des brigades, tu retournes en France. Ton oncle est toujours à Paris où tu restes quelques temps. Ton parti, sachant que tu es disponible, et que tu parles trois langues, l’allemand, le français, l’anglais et un d’espagnol, te demande d’intégrer le Komintern. Or, cette organisation communiste internationale a besoin de toi pour servir de secrétaire à son envoyé en Chine méridionale. C’est un Tchèque, en poste au Yunnan. Le mieux c’est donc de te faire passer par l’Indochine. Une fois à Hanoï tu n’auras plus qu’a prendre le train du Nord qui, traversant le Tonkin, t’amènera jusqu’à Kunming. Le secrétariat du Komintern, à Paris, te fabrique des faux papiers et tu t’embarques alors pour la lointaine colonie française sous le nom de Jean Dupuy.
Malheureusement, un peu après ton débarquement dans le port de Haiphong, les Japonais envahissent la Chine du sud et te coupent la route pour rejoindre le Yunnan. Tu es donc bloqué en Indochine lorsque la guerre éclate en 1939. Si la police française t’arrête elle t’internera comme Allemand. Alors tu écris une dernière lettre au Komintern, à Moscou, signalant que tu vas te fondre dans le paysage et que tu reprendras contact dès que possible. Il te faut travailler. Ancien mineur, et soi-disant français,  tu réussis facilement à te faire embaucher dans une mine de cuivre, pas très loin de Tourane. C’est une ville côtière qui s’appelle maintenant Da nang. Là tu te caches pendant quatre ans sous cette identité de Mr Dupuy. La pression japonaise s’accroît. Son armée occupe tous les points névralgiques du pays et fait parfois des incursions vers l’intérieur. En 1944 tes contacts vietnamiens de permettent de renouer avec le mouvement communiste. Le Komintern n’existe plus. Il a été dissout l’année précédente. Mais le Parti Vietnamien, celui d’Ho Chi Minhn te demande de partir à Hanoï pour servir d’agent de renseignements. Tu y restes jusqu’en 1953, puis, la défaite française étant maintenant inéluctable,  on te demande de rentrer en France. Après, nous connaissons mieux ton histoire. Exclu du PCF en 1956, à cause de la Hongrie, tu romps avec le stalinisme et, à travers la guerre d’Algérie, tu  deviens, sous le nom de Victor, le chef du réseau internationaliste, anti-impérialiste dont nous sommes toutes et tous ici les militants.
Une petite pluie fine s’était mise à tomber sur un silence recueilli.
– Il est temps maintenant pour moi de te redonner ton véritable nom. Tu étais sarrois, né en 1918 et tu t’appelais Eulenspiegel. Mais, pour nous tu resteras toujours vivant sous le nom du camarade Victor ! Ton combat pour la liberté des peuples ne s’arrêtera pas. Nous le continuerons.
Et, lentement, elle leva le poing, ganté de noir, suivie dans ce geste par tous les autres militants.
Ensuite le cercueil fut descendu avec des cordes dans le trou glaiseux, chacun, à tour de rôle, jeta son œillet rouge dans l’excavation, puis tout le monde chanta l’Internationale tandis que les ouvriers du cimetière commençaient à jeter des pelletées de terre.
À la fin de la cérémonie, comme chacun s’en retournait vers la sortie du cimetière, Thierry s’approcha de Simone et de Sonia.
– Bonjour. Vous ne me connaissez pas. Je suis le neveu d’Adrien Lecourt. Est-ce que vous pourriez…
– Mais bien sûr, jeune homme ! Je sais qui vous êtes. Allons nous réchauffer dans une brasserie et je vous dirais tout ce que je sais !

Au fond de la salle, dans un recoin plus sombre, ils se sont réunis autour de Simone. Il y a Blanchard, Nathalie, Thierry et Sonia. Ils se réchauffent sans rien dire, en attendant l’arrivée des bières qu’ils ont commandées. Celles-ci arrivent, bien mousseuses, et chacun trempe ses lèvres en silence, avec une sorte de recueillement. Puis Nathalie, au bout de quelques instants, n’en pouvant plus d’impatience, demande :
– Alors Victor, ce n’était pas ton oncle ?
– Et bien non, Mademoiselle. L’oncle de votre ami, Adrien Lecourt, a bien été tué par les Japonais vers la mi-mars 1944. Victor m’a raconté cette histoire, il y a plusieurs années. En fait depuis qu’il avait été embauché par votre grand-père, puis après son départ pour la métropole, Victor, en tant que contremaître, était devenu l’homme le plus important de l’entreprise. Imaginez vous cela : votre grand-père est parti avec toute la famille, il ne reste qu’Adrien, un adolescent qui profite de sa liberté. C’est sur Victor que repose la bonne marche de la mine. C’est aussi parce qu’il impose une autre forme de relation avec les mineurs. Toujours internationaliste, il traite les ouvriers avec respect, tisse des liens basés sur le respect et l’estime réciproque… Ce qui, pour ces hommes, était très surprenant, habitués à ce que le moindre petit blanc les méprise, les insulte, voir même les batte. Il faut comprendre ce que c’est qu’un régime colonial ! Pendant ce temps Adrien descendait très souvent en ville et y passait fréquemment les nuits. Il délaissait la mine, se reposant totalement sur le contremaître. Victor, le soir, dans le camp annamite, apprend la langue vietnamienne et finit par y rencontrer des nationalistes. En effet la résistance s’organise peu à peu et des militants viennent souvent discuter avec les mineurs, après le travail. La gendarmerie française aux ordres du gouvernement de Pétain, fait le moins de vague possible pour ne pas contrer l’occupant japonais. C’est ainsi que Victor entre en contact avec le mouvement de résistance Viet-Minh et renoue avec le mouvement communiste. En 1944 la mine ne fonctionne plus, ses produits ne sont plus transportables. Il n’y a plus d’essence pour les industries civiles. En mars 44 le quartier général d’Ho Chi Minh envoie un émissaire pour rencontrer celui qu’ils appellent déjà le « Kominternien ». La rencontre doit avoir lieu à Hué, l’ancienne ville impériale. Il y reçoit instructions et directives pour organiser un réseau d’espionnage, dans le cas d’un retour de l’influence française, après la défaite japonaise, qui semble maintenant de plus en plus prévisible. On lui demande de s’installer à Hanoï. Il doit toutefois retourner à Tourane pour récupérer ses affaires, avant de filer dans le Nord. Et c’est là, à son retour, qu’il apprend le drame qui s’est déroulé en son absence. Les Japonais sont montés jusqu’à la mine, deux jours avant. Ils ont arrêté le jeune blanc, Adrien, sous prétexte d’espionnage et l’ont emmené avec eux. Victor fouille la maison et retrouve les papiers d’identité de votre oncle. Il veut alors descendre en ville pour s’expliquer avec la « Kempetaï », un équivalent japonais de la Gestapo allemande. Mais les mineurs annamites sont eux déjà persuadés que le jeune Adrien a été exécuté car certains ont entendu des détonations quelques minutes après le départ de l’escouade japonaise. Avec Victor, ils recherchent le corps d’Adrien et, à deux kilomètres de la mine, ils retrouvent son cadavre, enfoui dans un fossé sur le bord de la piste.  Ils l’enterrent alors dans le champ, à l’orée d’un petit bois. Votre oncle,mon garçon, a été liquidé par l’armée japonaise.
– Mais pourquoi ?
– Peut-être ne pouvaient-ils pas comprendre qu’il y ait encore un blanc dans cette zone de montagne, alors que depuis plusieurs mois, tous les européens étaient partis en ville, et même s’étaient réfugiés à Saïgon.
– Mais pourquoi les mineurs n’ont-ils pas déclaré ce crime à la gendarmerie française, à Tourane ?
– Je ne sais pas. Mais je suppose qu’il n’y a eu aucune enquête ! Le pouvoir de la Gendarmerie était inexistant à l’époque. Les gendarmes n’ont vraisemblablement pas quitté leur caserne du centre ville pour aller en montagne. Ils étaient à peine tolérés par les Japonais ! Ils n’allaient pas prendre de risques ! Ayant appris que le jeune Lecourt s’était volatilisé après une incursion japonaise ils l’ont tout simplement déclaré disparu. Quant aux Annamites qui travaillaient chez votre grand-père vous pensez peut-être qu’ils allaient s’émouvoir ? Ce serait oublier qu’ils avaient, pendant des années, été traités comme des chiens par les blancs. Alors, même si Adrien était un jeune garçon, combien de leurs propres enfants étaient morts, faute de médicaments, de soins, d’hygiène… Vous n’avez jamais entendu parler des conditions de travail ahurissantes que les colons ont fait subir aux Nha Qué dans les exploitations ?
– Mais vous parlez aussi de mon grand-père ?
– Bien sûr ! Je parle aussi de lui ! Cet héritage que vous rechercher il n’est pas fait que du travail de votre famille, il est surtout le prix du sang et des larmes des mineurs annamites…
Blanchard intervint et demanda doucement que l’on en revienne au sujet, qu’il était inutile de se faire du mal avec le passé, même s’il fallait le connaître…
– Oui, surtout vous ! Je sais très bien qui vous êtes ! Vous étiez un des chiens de garde les plus féroces du système répressif colonial !
– J’étais, j’étais… Nous avons tous fait des erreurs, nous avons tous des crimes sur la conscience, moi par fidélité aux ordres reçus, vous par idéologie. Ce qui s’est passé au Cambodge quelques années plus tard, vous n’y êtes pour rien ?
C’est Nathalie qui réussit à ramener le calme, en parlant sincèrement de deuil, de respect, de compréhensions mutuelles.
– Après tout Thierry n’y est pour rien ! Il veut juste savoir et nous voulons tous savoir ce qui s’est vraiment passé.
i- Vous avez raison, Mademoiselle. Je continue. Donc les mineurs ont enterré Adrien. Et Victor, muni de ses papiers, s’est installé à Hanoï. Après le départ des Japonais et Hiroshima, il y eut une période d’incertitude puis le retour de l’administration française. Sous une couverture légale d’approvisionnement de l’Armée, Victor entra dans les filières du marché noir puis réussi à  s’infiltrer dans les salons diplomatiques, derniers vestiges de l’empire colonial français. Il transmettait donc ses informations sur les mouvements de l’armée française à Giap, jusqu’en mai 1953, où il est revenu en France.
– Sous quelle identité ? demanda Thierry
– Il a très peu utilisé le nom d’Adrien. Je ne comprends d’ailleurs pas pourquoi c’est le nom qu’il a donné à votre Monsieur Wang. Peut-être pour ne pas être en contradiction en cas de contrôle d’identité par des militaires français ? Il se faisait appeler Jérome pour le marché noir, Dupuy pour la boîte postale et Adrien pour ses déplacements. Car c’étaient les papiers d’Adrien qui étaient les meilleurs. Mais à Marseille, c’est la dernière fois qu’il les a utilisés. Il n’en a plus jamais eu besoin.
Après, pour le reste de son histoire, je crois que vous savez déjà tout ? Le Komintern dissout il n’y avait plus de coordination des mouvements de libération. Par ailleurs Victor avait, après 1956 pris ses distances avec le stalinisme… Avec l’écrasement de l’insurrection hongroise Victor comprit que l’on ne pouvait pas imposer le socialisme aux peuples. Qu’on l’impose à la bourgeoisie, bien sûr, mais les images et les documents qu’il recevait lui prouvaient bien qu’une telle violence ouvrière ne pouvait être que le résultat d’une politique autoritaire de l’appareil d’État. De toute façon Victor n’était pas un politique, c’était un homme d’action. Il assumait de la meilleure manière possible les secteurs clandestins dont d’autres, plus politiques que lui, dessinaient les orientations. Victor se retrouva à Paris, désœuvré, et sans beaucoup d’amis. À cette époque, lorsqu’on quittait le Parti, et a fortiori lorsqu’on en était exclu, on perdait d’un coup tous ses copains. Les anciens camarades ne lui adressaient même plus la parole, changeaient de trottoir lorsqu’ils le croisaient dans la rue. Il était devenu un traître du jour au lendemain. En France ce genre d’accusation ne faisait qu’isoler, en RDA elle l’aurait mené en prison pour des années ! Il retrouva du travail comme traducteur pour des revues internationales, essaya de se couler dans le moule social pendant quelques années. Mais en 58 il rencontre Cénac alors que la guerre d’Algérie fait rage. Il lui fait rencontrer le petit groupe d’opposants à la guerre. C’est l’époque où je l’ai rencontré. Nous voulions, même avec nos faibles moyens, aider la révolution algérienne, pas se contenter de protestations humanistes contre la politique française.  Victor est un peu méfiant devant notre amateurisme. Mais l’arrestation de Cénac l’oblige un peu à prendre le réseau en main, et c’est, de plus en plus le soutien au FLN algérien en France. Ensuite, de fil en aiguille, il s’est retrouvé tête de réseau et a fondé l’Entraide Révolutionnaire Internationale. Avec une autre ligne politique que celle de la troisième internationale, une ligne plus « tricontinentale » comme nous disions à l’époque, une ligne marquée par Cuba et Che Guevara. L’ERI il en tenait toutes les filières. C’est une organisation très cloisonnée. J’étais, je crois, la seule qui avait accès à son carnet d’adresses.
– À propos de l’ERI, vous connaissiez le nom de l’infiltré qu’il y avait dans votre réseau ?
– Non, c’est vous qui venez de me l’apprendre. Mais, après tout, ce « Robert », de Lyon, a fini par réussir son suicide. Je l’ai appris ce matin. Il s’est taillé les veines dans son lit d’hôpital.
Thierry pensa très furtivement à sa fille, cette jeune femme rencontrée dans la galerie d’Art Moderne.
Simone le coupa dans sa rêverie :
– De toute façon la grande période de l’ERI est derrière nous. Depuis 4 ans l’organisation roule sur ses réserves. Nous n’avions plus qu’un seul axe de lutte : contre l’Apartheid en Afrique du Sud. Nous y soutenons l’ANC. La présence d’un flic dans nos rangs ne nous a pas vraiment gênés…
– Et son oncle sarrois ?
– Arrêté en 1939 comme allemand, enfermé dans le camp du Vernet d’Ariège, il a été livré par la police française de Pétain à la Gestapo. Victor pensait, sans aucune certitude, qu’il était mort dans le camp de concentration de Dachau.
– Il n’est jamais retourné en Allemagne ?
Simone haussa les épaules et hocha négativement la tête.
– Et vous savez qui a assassiné Victor ?
– Non. Mais la responsabilité des services secrets français ne fait pour nous aucun doute. Ils ont peut-être sous-traité avec un service étranger mais c’est eux qui ont commandité cet assassinat !

Tout le monde se levait…
Thierry embrassa Simone et Sonia, la vie normale allait reprendre son cours…

* “Le monde dans lequel nous vivons”
* À écouter : L’appel du Komintern (Hans Eisler – Janke)
http://www.chambre-claire.com/PAROLES/appel-komintern.htm

Épilogue

Message enregistré sur le répondeur de Turange.
Salut Gilles.
Notre gars est arrivé hier à Johannesburg par le vol direct de Roissy.
Il n’y a eu aucun problème. Tout a été vraiment très cool.
Remerciez chaleureusement le colonel Chernu de notre part.
À charge de revanche.
Smith.

2 réflexions au sujet de « Disparaître en Indochine – 27 (et dernier) »

  1. fini, un peu compliqué mais riche d’infos historique et de rebondissements , c’est bien d’arriver ainsi à mêler les deux, bravo!!
    à bientôt,
    cp

  2. Géniale, l’usurpation d’identité !
    Bravo pour l’épilogue aussi.
    Les différences d’âge et de physionomie entre Adrien et Victor pourraient éveiller les soupçons en Indochine.
    Comment le notaire va-t-il consigner la mort d’Adrien ?
    Au fait, en allemand, on dit : Die Welt, in der wir leben…
    Félicitations pour ce roman bien ficelé ! Merci.

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