les grands petits hommes.

Au centre de Toulouse, en plein cœur de la ville, la statue de Jaurès, (en fait juste sa tête qui trône sur un monument hideux) regarde vers la mairie, tandis qu’un peu plus loin, le monument à Charles de Gaulle regarde vers la rue. L’un veut prendre le pouvoir, l’autre, le libérateur, se rappelle au souvenir des passants distraits. C’est là, un square ouvert, toujours plein de monde. Gens de passage, gens du quartier, personnes âgées, jeunes glandeurs, un lieu que l’on traverse aussi rapidement entre la station de métro de la rue Alsace Lorraine et la grande place du Capitole, en passant sous le porche de la mairie. Dans mon souvenir, il y fait toujours beau et vert. Mais les souvenirs sont trompeurs !

Pendant plusieurs années, un petit bonhomme espagnol, moustachu et sarcastique, venait s’y asseoir les jours de grandes manifestations syndicales. Trop fatigué pour marcher, il venait en métro depuis son quartier populaire du Mirail, « quartier en difficulté » selon l’euphémisme moderne, sortait de la station par l’escalier mécanique et, faisant quelques pas, finissait par trouver une place libre sur un des bancs du square. Il avait donc sa canne et son chapeau, et sur sa veste marron le badge de la CGT des retraités.

Ramon 2
Pendant la même période, à Lyon, un autre petit bonhomme, breton, plus rond, plus grave, mais tout aussi résolu, avait une autre technique pour participer à des manifestations que son âge et son artérite ne lui permettaient plus de suivre. Il allait, lui aussi en métro, jusqu’au lieu de rassemblement, souvent sur la place Bellecour, rencontrait ses copains, les regardait partir, puis il allait toujours, en métro ou en taxi, les attendre à la place où devait se dissoudre le cortège. Au revers du veston le petit triangle rouge marqué d’un F indiquait l’ancien déporté politique. Quant aux manifestations auxquelles il participait de cette étrange façon elles étaient toujours dirigées contre le racisme, l’antisémitisme et bien sûr contre le Front National.  On se souviendra en particulier de cette période sinistre où un certain Millon, homme de droite, se maintenait élu à la place de président du conseil régional grâce aux voix des fascistes.

Georges 2
Le premier, un jour de 2003, au moment des mouvements sociaux contre la réforme des retraites, a fini par renoncer à cette participation symbolique et silencieuse. Je me proposais de passer le chercher et de lui trouver une place assise sur le bord de la manifestation, au square Jean Jaurès, ou ailleurs,  mais il refusa doucement, arguant qu’il se trouvait maintenant inutile. J’ai réalisé surtout que s’il ne pouvait plus faire le trajet lui-même il ne voyait pas l’intérêt qu’un autre se dérange. Dans mon souvenir, il était encore plus petit, mais les souvenirs sont trompeurs.

Le second, un jour, dans un bus, fut remercié par deux adolescents timides. Il leur demanda pourquoi ils le remerciaient et l’un d’entre eux lui dit qu’il le reconnaissait, toujours en tête des manifestations contre l’extrême droite lyonnaise et que sa présence, en tant qu’ancien déporté, leur donnait, à eux, très jeunes gens, une raison historique de se battre contre la bête immonde. Le petit homme en fut très fier.

Ces deux-là se sont bien engueulés, et moi de même. Et avec l’un et avec l’autre. Entre le premier, communiste, le second socialiste, et le libertaire que je pense être toujours, les fins de repas ressemblaient parfois à des champs de bataille. Chacun reprochant aux deux autres les erreurs commises par leurs gouvernements respectifs ou par le refus de participer à quelque gouvernement que ce soit. Mitterrand contre Marchais, Rainbows Warriors contre Charles Hernu, l’effondrement du « socialisme réel », Jospin contre les licenciements chez Michelin, les stocks-options à la française de DSK… Mais  restait chevillé au corps cette certitude que malgré toutes nos divergences, nous étions bien du même camp !

Et maintenant qu’ils sont partis, et l’un et l’autre, tous deux aussi petits, cette conviction est devenue évidente.

Lecteurs, quand vous passerez, à Toulouse, vers la statue de Jaurès, ou, sur la place Bellecourt, à Lyon, vers la statue du Veilleur de Pierre, ayez une pensée pour ces deux grands petits hommes, le syndicaliste cégétiste et le résistant/déporté, qui ne pouvant plus aller marcher avec les autres ont tenté jusqu’au bout de les accompagner puis, y renonçant, soutenaient encore, de loin, la rébellion contre l’injustice des possédants et la bêtise raciste. Eux n’auront pas de statues, mais qu’importe.

Caillou, le 18 avril 2011

3 réflexions au sujet de « les grands petits hommes. »

  1. De beaux témoignages et bel hommage aux petites actions dérisoires de tous les jours de tous ceux qui manifestent et n’auront jamais de statues, merci, car ton texte REdonne un peu de courage.
    Claire

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