Le miroir

Les persiennes sont fermées, la fenêtre ouverte, les rais de lumière empoussierés éclairent à peine la pénombre de la salle à manger.

Un fauteuil, recouvert d’un drap, fait face à la cheminée surmontée d’un immense miroir, caché derrière un voilage de tulle noir.

Le glas sonne à l’église du village. Il y a dans cette fin de matinée, terrassée par le grand soleil d’été, la résonance monotone des conversations murmurées d’une foule en dessous de la fenêtre. Quelques instants plus tard, c’est un enterrement qui passe. On entend le bruit des sabots du cheval, les roues de bois ferrées sur les pavés, le martèlement des pas, d’abord dans le silence puis, en s’éloignant, jusqu’au coin de la rue, le son continue des voix basses, des chuchotements et des salutations… Le glas continue de résonner dans le village maintenant désert. Lorsqu’il s’arrête enfin, dans le silence retrouvé, apparaît alors le balancement de l’horloge de la cuisine.

Du bruit dans l’escalier et quelques mots dits devant la porte tandis qu’il fait tourner la clef dans la serrure :
– Bon, je reviens après-demain. En attendant tu ne restes pas seul. Promis ?
– Oui, oui.
– Madame Duffau te préparera tes repas. Il te suffit juste de descendre les chercher! C’est d’accord ? Samedi je viens m’installer quelques temps et on va s’organiser. Tu m’appelles si tu as besoin de quelque chose ?
– Mais oui… Ne t’inquiète pas.

Embrassades. Puis il entre tandis que le bruit des pas décroît dans l’escalier. Il pose son manteau noir à la patère derrière la porte, tourne un peu, puis va s’asseoir dans le fauteuil, sans en enlever le drap. C’est un vieux bonhomme très maigre. Il porte un costume noir et une chemise blanche. Il desserre un peu sa cravate.

Au loin, de l’autre côté de la place, un klaxon lui envoie un dernier appel auquel il répond d’un geste las de la main. Il a fermé les yeux. Les petits traits de lumière se déplacent lentement vers le haut du mur puis, disparaissent. Il n’a pas bougé de son fauteuil et n’a pas ouvert les yeux de tout l’après-midi. Le soir venu, il se lève dans le gris de la pièce, et va chercher son dîner chez la voisine du dessous. À son retour il pose le plateau sur la table et ne le touche pas. Il regarde longuement le miroir caché au-dessus de la cheminée et il en retire doucement le voile noir qu’il plie soigneusement. Il se rassoit et attend encore.

Il fait nuit. Dehors les sons s’éteignent les uns après les autres et le village, tout doucement s’endort. Alors le vieil homme se lève et va dans la cuisine chercher des bougies qu’il dispose sur la table, sur le chevet de la cheminée, sur le rebord de la fenêtre. La glace ancienne, au cadre tarabiscoté, est constellée de taches brunes. Son tain maintenant trop vieux, surtout dans les angles, permet de deviner, dans la lumière tremblotante des bougies, les meubles en bois du dix-neuvième sur le mur du fond.

Il se déshabille alors, suspend son costume dans l’armoire et plie proprement ses vêtements sur une étagère. Il est maintenant nu. Son corps est maigre et sec. Il est droit. Sa vieillesse, c’est dans les veines apparentes des bras et des cuisses qu’elle se voit, pas dans sa posture. La peau est tachetée, et ses quelques rares poils blancs ne peuvent cacher son sexe ratatiné.

Il est face au miroir. Tout le monde dort. Il jette un dernier coup d’œil sur le portrait de son épouse puis il ferme les yeux et tend les mains devant lui.

Il n’y a plus que le tic-tac de l’horloge dans le silence de la nuit.

Lentement il entre alors dans son propre reflet comme il entrerait dans l’eau calme d’un lac de montagne. Il n’y a pas une ride sur l’eau du miroir et petit à petit son vieux corps se soulève et disparaît. Son coude et le pied droit semblent hésiter encore un instant puis lentement s’enfoncent également. La pièce est vide et le seul son qui existe encore c’est le lent balancement de l’horloge qui demeure dans l’appartement désert.

Caillou 2007.

Le brouillon, en 1990, c’était pour un scénario de film avec une caméra fixe de bout en bout et un magnifique trucage pour terminer. Mais je ne l’ai jamais tourné.

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Claire L dit :
20 août 2007 à 18 h 31 min
Très beau, je ne sais pas du tout ce que ça donnerait filmé, ni aucune idée des trucages, mais les images se font à la lecture. Je vois le lac sur le miroir, et la détresse du vieillard dans sa nudité émotionnelle.
à bientôt,
Claire

Nanie S. dit :
21 août 2007 à 17 h 23 min
Ce texte me touche profondément. Tu as réussi à décrire parfaitement une atmosphère, on vit l’histoire de l’intérieur, on souffre, on est submergé d’émotions.
Dommage que le projet de film ait avorté..En tout cas bravo, tous tes textes sont magnifiques.
Bises.

 

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