La mer était vide

Ce matin  François s’est levé de mauvais poil. Une sale nuit à cauchemarder sans pouvoir se souvenir de son rêve. Une mauvaise nuit comme on fait parfois quand la lune est pleine et qu’on s’est couché tard. Mais qu’est-ce qui peut bien me perturber la tête? Se demande t-il en touillant le sucre dans la tasse de café. D’accord c’est l’hiver, et il fait un vent de tous les diables sur les coteaux, d’accord il a plein de trucs à faire qu’il n’a nulle envie de faire. Mais sinon, tout va bien. Pas de raison de se tourner et de se retourner ainsi dans ses draps pendant des heures. Pourquoi ne retrouve t-il pas ce qui l’a ainsi fait cauchemarder. Juste peut-être une image? Un vague souvenir d’un ponton qui ne mène nulle part? Le café n’est même pas bon ce matin. Rien ne va! Et dire qu’il faut descendre en ville, se laver, se vêtir, bref se secouer pour sortir de cet état bizarre et dérangeant.

Au volant François rêvasse encore. Essayant de retrouver des bribes de son cauchemar. Le ponton? Non, c’était bien plus étroit, comme une passerelle, vieille, abandonnée, mais qui ne menait qu’au vide. Il en revoit les restes cassés d’un escalier de bois, en ruine. Mais qu’est-ce qu’il y avait au bout de cette passerelle? Et pourquoi en avoir eu si peur? Le vide, non, François n’a pas peur du vide et même en rêve il ne se voit pas paralysé par le vertige. Non. Ce qui le tourmente, ce matin là, dans sa voiture maintenant garée sur le parking de la mairie, ce qui lui a fait peur c’est plus profond, c’est… une absence.

Et puis, brusquement, en poussant son chariot dans le supermarché où il fait ses courses, l’image lui revient: ce vide qui l’attire et l’effraie, au bout de cette passerelle désolée, c’est l’océan, c’est l’immensité de l’océan, mais avec quelque chose d’effroyable, de totalement non réaliste. Il essaie de toutes ses forces de revivre sa peur nocturne et il ne voit  plus maintenant que cette douceur muette de la terreur. Il n’y a pas de vagues ou d’embruns ou de voiles ou d’oiseaux dans son image mentale. Cet abîme n’offre pas le moindre repère. Cette immensité vertigineuse est irréelle comme la mort.

François ne retrouve presque plus l’horizon, d’un ciel gros et vague sur une mer désolée et qui semble s’évaporer dans la brume. Les seuls éléments solides de son cauchemar sont les rochers nus de la grève sur lequel il devait, dans son rêve, poser les pieds du spectateur. Alors il réalise que l’image qui le hante c’est celle des grands peintres du surréalisme, des Tanguy, Dali, Magritte, de Chirico…  De tous ces peintres qui disent autre chose que ce qu’ils montrent. Qui ouvrent les portes d’une réalité onirique aussi vivante que le monde qui nous entoure: la vraie clef des songes.

Voilà, François a retrouvé le vrai fil de son obsession de la nuit. La perte irrémédiable d’un être cher et, en même temps l’envie de le rejoindre. Le refus mêlé de désir. Alors, réconcilié avec son rêve, François rentre chez lui. Il a réalisé ce qu’il voulait se dire. Il est maintenant disponible. La journée peut commencer !

Caillou, 9 avril 2014

Carrelet mort
 Photo de Franck Thebault
Mon analyse: La ligne d’horizon est un peu en dessous de la ligne d’or supérieure. La ligne des rochers suit la ligne d’or inférieure. Les lignes de perspectives, très fortes, entraînent le regard vers un point situé un peu en dessous et à droite du point d’or. Matières et formes se recoupent parfaitement: pierre dans le tiers inférieur, bois dans le tiers vertical de droite, la mer et le ciel dans tout le reste.
Lumière uniforme sans ombres précises donc laissant la géométrie des lignes et des formes parfaitement lisibles.
Couleurs presque monochromes.
Un point à peine visible donne encore plus l’idée de l’espace infini de l’océan c’est le lointain phare à gauche. C’est peut-être le punctum même si la passerelle semble plus évidente..
Le trucage (pose très longue) sur la mer est porteur de sens dans la mesure où il dégage une très forte impression d’irréalité. Du coup, la composition assez simple, le graphisme et le sens un peu trop évident en sont parfaitement magnifiés. Cette photo aurait été plate sans ce trucage.

Le texte de Franck:
Le calme est revenu ce soir, le ciel et l’océan se marient de nouveau. Le père Nivault, demain, ne viendra pas, son fils non plus. Tous deux ont perdu aujourd’hui. Jean: la vie et son chalutier dans la passe de Cordouan. Marcel: son fils, son filet et son carrelet. Marie, elle, est partie il y a longtemps, c’est elle qui avait décoré le carrelet, que le couple avait pu acheter après une trop longue vie sur la
mer.
Ce carrelet c’était leur retraite, la joie avec les amis autour d’une grillade de daurade et d’un vieux Pineau.
Demain il n’y aura pas de fleur, les vagues viendront s’écumer sur les bouts de bois restants. Les poissons seront à la fête.
Après demain, ou peut être un peu plus, la prochaine tempête finira son œuvre.
C’est ainsi, la nature est la plus forte, elle gagne toujours à la fin.
Le vent, le sel et la mer rongeront les traces, les rires, les parlés forts et le grincement de la poulie du filet que l’on remontait dans la hâte.
Le carrelet est parti aujourd’hui, le fils aussi et les souvenirs qui terrassent Marcel lui prennent son esprit.
Comment résister ? il ne le pourra pas, bientôt il reviendra, dans son sac, une grosse pierre, un morceau de corde et les crabes seront à la fête….

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