Archives de catégorie : Sarcelles

Sarcelles 1962

Avant, c’était la rue Saint-Ambroise. Un studio très sombre dans un vieil immeuble du onzième arrondissement de Paris. Avant, c’était les chiottes à la turque sur le palier, avec la porte de l’appartement dont je ne devais pas oublier de prendre la clef pour ne pas me retrouver enfermé, en pyjama, dans l’escalier. Avant, c’était se laver dans un tub dans l’espace minuscule de la cuisine, se frotter avec un gant puis se rincer avec une casserole d’eau sur la tête. Avant, c’était cette cour intérieure lépreuse que je regardais en rêvassant au lieu de faire mes devoirs. Avant, c’était triste, c’était sombre, c’était pauvre.

Après, c’était gai, lumineux et propre. La première salle de bain dans l’appartement ! Une baignoire sabot, les WC, la lumière qui entrait partout. Sarcelles, c’était tout neuf. Nous passions d’un deux-pièces cuisine minuscules à un vrai appartement avec trois chambres et salle de séjour. Une chambre pour ma mère, une pour moi tout seul et une pour la Mamichka, mon arrière grand-mère. Un balcon sur de grands espaces lumineux, une cuisine où l’on pouvait manger, des placards partout… Il y avait même dans cet appartement un séchoir, pour faire sécher le linge, une sorte de balcon fermé, où l’on entreposait les légumes et tout ce qui ne rentrait pas ailleurs.

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Avant, c’était encore une sorte d’après guerre, avec des vélos et des hommes en canadiennes marron à gros boutons. Avant, c’était la peur de la guerre en Algérie pour toute la famille restée là-bas, la peur des attentats aveugles. La guerre, l’OAS et le putsch des généraux. Avant, c’est Michel Debré appelant les Parisiens à se rendre sur les aéroports à pied ou en voiture, dès que les sirènes retentiront, pour convaincre les soldats engagés trompés de leur lourde erreur et repousser les putschistes.
Après, c’est la Mamichka à la maison, mon arrière grand mère, qui avait vécu toute sa vie à Alger, tout juste débarquée de l’avion à l’aéroport d’Orly. C’est la paix. C’est l’amour entre ces deux femmes, ma mère et sa grand-mère, qui depuis des années s’écrivaient dans l’angoisse et la peur. En 1962 c’est tout un quartier de Sarcelles envahi par les  rapatriés. Il y avait un café en plein milieu qui s’appelait l’OASis et tout le monde savait pourquoi !

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Dehors sur le parking qui séparait l’allée Watteau de l’allée Fragonard, les arbres qui venaient juste d’êtres plantés, étaient tout petits et ne faisaient pas d’ombre. On y voyait parfois de drôles de gens montrant des ours et des singes.

La ville était déjà très grande. Elle avait bien dépassé les possibilités de la gare SNCF qui n’était qu’une halte sans bâtiment, surmontée d’un pont, celui de Garges-les-Gonesses. Pourtant tous les matins et tous les soirs des milliers de Sarcellois montaient et descendaient le sinistre escalier de bois. Les journalistes parisiens, bien logés dans les grands appartements du septième arrondissement de la capitale décrivaient avec mépris la Sarcellitte comme une maladie honteuse.

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sarcelleslagarewebPourtant cette ville brassait des gens de toutes origines et de tous les milieux sociaux, des provinciaux venus travailler à la capitale, des Parisiens chassés par les opérations immobilières et la hausse des loyers, des pieds noirs, des Juifs sépharades et les premiers immigrés maghrébins et africains.

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La Maison de la Jeunesse et de la Culture et la bibliothèque de Sarcelles ouvraient pour une grande partie des jeunes un accès à la culture que Paris leur aurait refusé. Le monde changeait en 1962 et Sarcelles en était la vitrine. Et puis l’année 1962 s’est terminée dans un grand hiver très froid. La chaufferie est tombée en panne. La Mamichka, déjà très âgée, ne sortait plus de l’appartement. Elle est tombée malade et elle est morte en janvier 1963.

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Depuis, cette ville est devenue autre chose et comme beaucoup d’autres grands ensembles elle est synonyme de banlieue dangereuse. Elle n’en restera pas moins pour ceux qui ont vécu cette année 1962 comme une première marche vers le confort, la luminosité et… la modernité.

Caillou, 23 mars 2010

Les photos ont été prises par ma mère:
Madeleine SAFRA
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Anna Langfus et la baie de Rio de Janeiro en ailes de papillon.

Pour Hugo

Anna Langfuss

On ne le voyait pas lorsqu’on entrait dans l’appartement car il était accroché au-dessus de la porte, mais, lorsqu’il fallait repartir, on ne pouvait pas le rater. C’était un grand tableau brillant, un plateau pour servir des cocktails, avec des bords tout noirs et des poignées en métal doré, et puis, c’était surtout l’image dont il était orné, une grande vue de la baie de Rio de Janeiro, faite en ailes de papillon. Il y avait le pain de sucre, le jésus blanc étendant ses bras sur l’univers tout entier, les plages dont on dit qu’elles sont les plus belles du monde, la mer immense… le tout en couleurs phosphorescentes. Accroché, là-haut, dans l’entrée sombre, il était difficile de comprendre l’origine de la chose.

Anna, voyant mon regard, s’exclamait alors de sa voix basse et avec son accent polonais :

– C’est hideux, tu ne trouves pas ?

Moi, je devais avoir 14 ans. Je n’osais rien répondre, mais c’était vrai que cette image, un peu hypnotique, était d’une grande laideur. Un objet de l’artisanat pour les touristes ? Du genre que l’on trouve un peu partout dans toutes les boutiques de souvenirs des villes célèbres ? Et puis, je me demandais bien ce qu’il pouvait faire là dans cet appartement lumineux, décoré avec goût, à la fois moderne et confortable, rempli de bouquins.

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J’allais voir Anna chaque semaine, la plupart du temps nous étions en bande, avec d’autres adultes, j’étais le seul adolescent. On se réunissait autour de son canapé, sur les deux fauteuils, sur des chaises, et nous lisions nos textes, chacun son livre ou sa feuille photocopiée. On se répondait, des fois nous éclations de rire. Anna nous écoutait et corrigeait le ton, l’accent, la respiration… C’était le soir, ou des samedis ? Je ne me souviens plus très bien ! Dans « le club des lecteurs de Sarcelles » qu’avait monté Jean Grosso, de la bibliothèque municipale, nous étions une dizaine à nous retrouver pour préparer les soirées autour d’un auteur. Il y avait, j’en suis sûr, un amateur de jazz qui me fit connaître Charlie Parker. Aussi, une jeune fille assez grosse, un peu timide, juste un peu plus grande que moi et un type silencieux, qui devait être un ouvrier… et puis d’autres, que j’ai oubliés… et surtout Anna, comme chef de bande. Anna que nous écoutions, dont nous tenions compte, que beaucoup admiraient, qui me fascinait, que nous aimions tous.

Anna, la juive polonaise, qui avait traversé les camps d’extermination nazis, perdu sa famille, son mari, et qui avait de la passion, de l’énergie, de la soif de vivre à en revendre. Anna qui avait réussi à vivre malgré tout, en dépassant toutes les frontières de la haine, et qui y avait réussi grâce à l’écriture. Cette Anna Langfus dont plus grand monde ne se souvient. Anna Langfus, le prix Goncourt en 1962. C’était à Sarcelles, pour le petit groupe de la bibliothèque locale, notre écrivaine à nous ! D’autant que sous l’impulsion du bibliothécaire, un drôle de barbichu, autodidacte et militant, nous avions reçu, ces années-là, à la « maison des jeunes et de la culture » de nombreux auteurs célèbres. Cela faisait venir du monde. À ne pas croire quand on voit l’état de la culture aujourd’hui, la culture dominée par la télévision ! Je me souviens d’Henri-François Rey, d’Emmanuel d’Astier de La Vigerie, de Christiane Rochefort… Quand elle est venue présenter son dernier bouquin : Les petits enfants du siècle, qui se situe justement dans un grand ensemble comme Sarcelles, je me souviens que je devais en lire un extrait. Je donnais la voix de Nicolas. Il me fallait dire Bande de cons ! et je n’arrivais jamais à prendre le ton qu’il fallait, hésitant, au dernier instant à lancer cette énormité interdite que pourtant Anna me faisait répéter comme s’il s’agissait d’une phrase ordinaire. Elle roulait les r, Anna. Elle avait un accent terrible. Des sautes d’humeur, de brusques colères, tout allait vite, pas de temps à perdre, et puis toujours, après, le rire et l’amitié, la tendresse. Elle me menaça, si je me trompais le soir de la représentation de se lever et de me le faire redire devant tout le monde !

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J’étais un peu amoureux de la meilleure amie de sa fille, Sylvie, une jolie blonde, qui vivait dans le même immeuble. Parfois, nous sortions tous les trois. On allait se promener dans les vergers au-dessus de la ville, dans ce qui est devenu depuis l’immense centre commercial des Flanades. Sarcelles était dans les années soixante une ville moderne où se brassaient des gens de toutes origines et de tous les milieux sociaux. Des rapatriés d’Algérie, des juifs sépharades, des parisiens expulsés de la capitale par la hausse des loyers et les opérations immobilières, des provinciaux venus pour travailler, les premiers immigrés aussi, quelques africains, un peu plus de maghrébins… Mais peu car beaucoup vivaient encore dans les conditions effroyables des bidonvilles et des foyers de la Sonacotra. Cette ville, comme beaucoup d’autres, a tellement changé que je ne m’y suis plus reconnu quand, des années plus tard, j’y suis retourné. C’est devenu, au fil des ans, une ville étrangère, habitée exclusivement par tous ceux qui n’ont pas pu la quitter, les plus pauvres, les familles nombreuses, les oubliés.

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Anna Langfus est morte quelques années plus tard, d’une crise cardiaque. J’ai été à son enterrement et j’ai revu, de loin, sa fille Maria et son amie. Je savais qu’Anna m‘avait transmis quelque chose d’essentiel, sur la passion de vivre « malgré tout », sur la curiosité, sur l’exigence, sur la littérature qui sert à dire des choses et qui n’est pas seulement une distraction, un passe-temps. Anna qui s’est sauvée de revivre perpétuellement l’enfer de Maïdaneck en écrivant Le sel et le soufre, et aussi ce livre essentiel Les bagages de sable. La résilience par l’écriture, va savoir ?

Et la baie de Rio en ailes de papillon? Cette chose affreuse au-dessus de sa porte d’entrée ? Et bien un jour Anna me dit : Tu sais c’est un copain, un marin, un type que j’aime beaucoup qui m’a apporté cette chose d’un voyage. Moi je trouvais cela moche, mais n’ai rien pu lui dire. Un copain, c’est un copain ! Et comme il peut revenir sans prévenir, du jour au lendemain, et bien je le garde accroché et pourtant, que c’est laid !

Ces jours sont maintenant si lointains qu’ils disparaissent dans le brouillard et pourtant je sais bien que le bibliothécaire de Sarcelles, Mr Grosso, toute cette bande de lecteurs et surtout Anna Langfus m’ont aidé à me construire, que je leur en suis redevable !

Caillou. 26 septembre 2008

Sur la première photo d’une des soirées du club des lecteurs, Anna Langfus est tout au fond, la quatrième en partant de la droite, moi je suis de dos, en blazer sombre. Sur la seconde Jean Grosso est en bas, devant le micro, le barbichu à côté de l’auteur, moi je suis au-dessus accoudé à la balustrade.

Sur Anna Langfus: http://fr.wikipedia.org/wiki/Anna_Langfus