Le long de la nationale, on marche en rang, deux par deux.
J’ai semé mes copains, ils me gonflent parfois : « Mouloud par-ci, Mouloud par-là ». Je me suis approché et je lui ai souri.
Laura me tient par la main. Je souris béatement, les pieds dans les hautes herbes, et je dois faire gaffe aux tentacules des ronces qui essayent de me griffer mon bob aux couleurs de Sarcelles.
Laura me tient par la main.
Les monitrices s’effilochent le long de la colonne. Elles marchent dans le caniveau et les flaques de la chaussée, doublées par les voitures hurlantes, un œil sur le devant, un œil sur le côté, comme des poules attentives.
Et nous on chante, ou bien on fait semblant : « sept kilomètres à pied, ça use, ça use… », (car il y a sept kilomètres du camp du Pylône à la plage de Quend-les-Pins) mais Laura chante aussi et je suis content. C’est l’air iodé qu’ils disent, dans ce pays de vents et d’embruns, mais moi je sais bien que c’est Laura qui me fait cet effet là.
Elle et moi on va s’évader.
C’est une idée à elle, bien sûr, mais moi je suis d’accord, c’est Sing-Sing ici.
Depuis lundi on garde les choco BN, les packs des goûters et même les bananes des repas de midi. Elle a tout planqué dans son sac à dos et j’ai bourré le mien avec les serviettes de toilettes et les pulls.
Laura a réussi à piquer un dépliant touristique « Visitez la côte Picarde » avec une carte à l’intérieur. Je ne l’ai même pas vu faire et pourtant je ne la quitte pas des yeux. C’était dans l’entrée du musée de la serrurerie (c’est rigolo comme musée, il y a plein de clefs, de serrures, de cadenas, et même des menottes… pour les colons du Pylône, c’est la bonne ambiance…).
Tout à l’heure, quand on sera sur la plage, on attendra, bien sagement, que le maître nageur s’approche de notre monitrice (Maryvonne qu’elle s’appelle) et ce sera bon. Chaque jour on l’observe. Elle nous compte et puis elle s’allonge sur sa serviette et elle retire ses lunettes. Alors le MNS au tee-shirt blanc rempli de muscles énormes, à moitié couché sur elle, lui remplit la bouche de sa langue rose (et qui elle aussi doit être énorme). À chaque fois je crois que ça l’étouffe mais, vu comme elle s’agrippe au cou de taureau du rasé, ça n’a pas l’air de lui déplaire.
La plage est remplie de mômes qui courent dans tous les sens et comme c’est marée basse y’a de la place ! Les mouettes rouspètent juste au-dessus, on s’entend plus patienter. Laura me regarde, droit dans les yeux. Elle est assise dans le sable, à côté de moi. Tous les autres jouent alors on se tire doucement et on ne se met à galoper qu’une fois derrière le gros rocher noir à droite de l’escalier. On court tous les deux dans les dunes. Nos pieds s’enfoncent dans le sable fin et strié en vagues minuscules. Puis Laura me retient : « N’ayons l’air de rien sinon on va se faire repérer ». Elle a raison, elle a toujours raison, mais ça ne m’ennuie pas. Elle a huit ans, elle est d’Enghien et elle est blonde comme du bon pain.
« C’est ma première colo et la dernière aussi » qu’elle me dit en rigolant, et elle chante sa chanson, de Nougaro paraît-il. « C’est mon papa qui me l’a fait écouter, tu la connais pas ? » On suit une longue rue bordée de maisons petites et basses en briques rouges et aux volets de couleurs vives. Elle me parle de son père qui est milliardaire, mais qui ne peut pas venir la chercher, car il est parti depuis le printemps, malgré ses lettres pleines de promesses, il ne peut pas se libérer en ce moment.
« Et toi Mouloud, qu’est ce qui fait ton père ? » Je ne lui ai pas raconté qu’il est au bistrot du quartier, du matin jusqu’au soir, que des fois je vais l’chercher, qu’il gueule avec ses copains.
Alors on est arrivé au marais.
Il y a des petits chemins qui se perdent dans les étangs. On a trouvé une hutte à moitié enterrée. J’ai crocheté la serrure (je m’y connais bien surtout après avoir visité le musée du Vimeu), et on est entré. Une meurtrière donnait sur une marre où barbotaient des canards en plastique.
Le jour tombait doucement, des vrais canards traversaient le ciel immense et rougeoyant de leur vol rapide et tendu. Alors on a été jusqu’à la digue. La marée était pleine et on a grignoté en silence en contemplant la baie de Somme vaste et grise et en se laissant couler dans la quiétude du soir. Le calme et la beauté du monde étaient à peine troublés par les sirènes des pompiers, au loin, vers la nationale. « Ils nous cherchent ? » – « Certainement, c’est beau, hein ? »
Plus tard on s’est couché sur la banquette du chasseur. La nuit était tombée. Il y avait des grenouilles qui croassaient. Laura s’est serrée contre moi. Je lui caressais les cheveux (blonds comme du bon pain) et elle a murmuré « J’ai un peu peur ». Alors je lui ai dit « moi aussi, mais ne t’inquiète pas on est tous les deux » et puis elle s’est endormie.
Cette nuit là j’ai rêvé qu’on était encerclé par des armées d’aspirateurs et de fusils tenus par des obèses en blouses blanches et en treillis.
Caillou d’Sarcelles (Déjà paru dans “le coquelicot” N°23, d’octobre 1999)