Le trou dans le mur


Après le rond-point de L., la 4 voies s’enfonce entre deux murs de briques rouges. Elle est bordée ainsi sur plusieurs centaines de mètres, après un long virage, et ce n’est qu’à l’entrée de M., quand je passe sous le pont, que le mur qui file à droite s’interrompt brusquement puisqu’il tourne alors et longe la route de M. Il en est ainsi sur presque tout le pourtour de la ville. Derrière ces parois « antibruit » on voit parfois les hauts d’immeubles sales où s’entassent plus de 25 000 personnes.

Chaque jour je tourne sur cette rocade, soit pour aller à M., soit pour aller livrer mes dessins dans les banlieues de R. ou de T. Chaque jour je me demande comment ils vivent derrière ces murs. Mal, certainement mal. Mais je n’en sais rien, je n’y vais jamais. La nuit, des fois, je m’arrête à la station essence. Le vrombissement ininterrompu de la circulation, c’est comme un bourdonnement d’avions. Il y a parfois des aigus plus puissants qui se superposent, mais c’est cette rumeur sourde qui m’impressionne; et puis je repars, le plein fait, et je n’y pense plus.


Pourtant il y a quelques jours, un soir, la nuit tombait déjà doucement lorsque j’étais sur le pont, juste avant le rond-point, quand j’ai été doublé par la droite et que j’ai vu surgir deux gamins sur un scooter. Ils avaient l’un et l’autre des sortes de survêtements blancs et des casquettes de base-ball. Je les suivais. J’ai vu le plus petit qui était derrière qui se retournait constamment. Au loin, dans mon rétroviseur, il y avait une lumière orange intermittente, saccadée, quelque part derrière la foule des voitures, mais je n’entendais pas le hurlement de la sirène. En effet, je préfère le deuxième brandbourgeois, et la musique je l’écoute toujours très fort. J’étais donc juste derrière le scooter et les deux jeunes sans casque, moi plutôt tranquille et amusé, lorsque j’ai dû freiner et m’écarter un peu car ils avaient d’un seul coup obliqué vers le bas-côté qui, à cet endroit, descend doucement.


Pendant plusieurs centaines de mètres, je les ai eus, sur ma droite, bien devant moi, un peu en dessous, qui longeaient à toute allure le mur de briques; puis, ils ont soudainement stoppé et mis pied à terre. Lorsque je suis passé à leur hauteur, je les ai juste aperçus qui s’engouffraient, tenant le scooter, dams un trou, à la base du mur. Et puis la nuit les a recouverts. J’étais dams le flot des voitures. Je suis rentré chez moi.


Le lendemain soir, je suis repassé au même endroit et j’ai bien regardé ce trou. C’était un trou sauvage, pas du tout un trou bien régulier. Les briques avaient éclaté sous une masse. Il avait été hâtivement bouché par un panneau de signalisation qui, placé à l’envers, faisait une tâche jaune sur l’ocre rouge du mur. Je ne pouvais pas m’arrêter à cet endroit. Je ne pouvais pas en savoir plus, ni sur ce trou, ni sur ce mur, ni même sur la vie qui se déroulait de l’autre côté. Je n’avais vu que deux jeunes types en scooter. Peut-être n’aurais-je pas dû les voir?


Et puis, finalement, je les ai revus. Enfin, pas les deux, mais le plus petit, celui qui se retournait tout le temps. C’était au journal régional, à la télévision. J’avais un verre d’anis, quelques cacahuètes et une bonne envie d’une soirée à ne rien faire, lorsque ce visage est apparu sur l’écran. « Le jeune D. a été renversé par la voiture d’une patrouille de la Gendarmerie alors qu’il était poursuivi après un braquage rue V.H. » . Puis, le présentateur parlait d’une émeute dans le quartier de B. d’où était originaire le jeune garçon.


J’ai même vu un type, surgi d’une nuit entrecoupée de feux de poubelles, qui criait dans le micro que son copain n’avait rien fait ! Que c’était juste un jeune Maghrébin poli, aimable et respectueux de ses parents, que les fics l’avaient pourchassé pour l’écraser et que « pas de justice, pas de paix ! »


Le lendemain, dans le journal local il y avait deux pages sur l’émeute de la veille. Le taux de chômage du quarter de B. avoisinait les 40 % et celui des jeunes dépassait les 75 %. Une sociologue de l’université avait écrit un «point de vue » d’où il ressortait qu’il était pratiquement impossible de trouver un emploi stable lorsque l’on s’appelait H., Z. ou R. et que l’on habitait dans un de ces quartiers de B., de M. ou de E. Je me suis rendu compte que finalement, tous les quartiers dont elle décrivait la situation apocalyptique étaient situés non loin de la rocade et séparés par des murs antibruit du reste de la population.


L’émeute n’a pas duré longtemps. Quelques jours plus tard, avec beaucoup de déplacements de gendarmes, de brigades policières et l’aide de la police municipale, après l’appel de la famille pour le retour au calme, après un discours du maire annonçant de nouvelles mesures d’aide aux quartiers en difficulté, après l’allusion du ministre de l’Intérieur demandant « de la fermeté et non de la prévention », le calme est revenu dans B. dans l’indifférence feutrée du reste de la ville.


Le samedi suivant, je faisais quelques courses dans le centre. Sur la grande place, il y avait une manifestation. Des syndicats, des associations, des partis de gauche s’étaient rassemblés pour «venir en aide au peuple palestinien. » J’ai pris un tract que me tendait une étudiante. Il dénonçait la construction, par le gouvernement israélien, d’un mur qui séparerait définitivement Israël de la Cisjordanie, les « territoires » des « colonies ». « Un mur pour la paix », disait un général; « un mur pour l’apartheid », disaient les banderoles.


Je suis retourné voir le trou derrière le rond-point de L.
Il y avait un bouquet de fleurs accroché sur le panneau jaune.


Caillou

Texte paru dans l’agenda 2005 des Passés Simples

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