Militantisme ou temps perdu ?

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Une lettre de Madeleine, de 1949: Militantisme ou temps perdu ?

C’est dimanche, un dimanche comme les autres.
Voila juste 5 heures que tu es parti à ta réunion de cellule. Vers midi 30, après avoir lavé et nourri le bébé, j’ai sorti du feu mon riz cuit à point et je me suis mise à t’attendre. Depuis, de demi heure en demi heure, j’ai remis, ôté, remis sur le feu mon riz refroidi, brûlé, desséché, immangeable… Puis j’ai commencé à tourner en rond comme un lion en cage. Tu ne rentrais toujours pas; le bébé s’était mis à pleurer, de ce petit cri énervé toujours le même qui, doucement, tout doucement vous rendrait fou. Exactement au même rythme, ma rage commençait à tout envahir, à tout étouffer…


Alors, pour tacher de ne plus penser à toi, t’injurier, te souhaiter mille morts des plus violentes, je me suis mise à dire, en tricotant, avec le calme et l’énergie du désespoir, un poème entier d’Apolinnaire, puis un autre de Verlaine; je passais ensuite, consciencieusement, aux Fables de Lafontaine; à bout d’arguments j’hésitai entre le chapelet et la table de multiplication quand tu es entré. 3h10. Avec ton plus adorable sourire, tu viens de t’assoir à table. Il paraît que tu as grand faim !…

Tu ne t’es encore aperçu de rien. Moi, dents serrées, je te demande, aussi calmement que possible, à quel heure mangent les copains. Aussitôt sur la défensive, tu mes dis qu’ils viennent de rentrer chez eux, à quoi je réponds qu’ils ont une sacrée veine d’avoir pour femmes des saintes ou des natures d’esclaves. Pour toi, qui n’as pas cette chance, tu seras tout à fait gentil de te débrouiller au plus tôt une bonne et un restaurant. tu as parfaitement le droit de gaspiller ton temps mais j’attache beaucoup trop d’importance au mien pour le mettre davantage à ta disposition.

Entre ton assiette et la mienne, un énorme et pesant silence, coupé du bruit désolant, ridicule, des fourchettes, s’installe narquois, sur le plat de riz. il n’y a pas chez nous de véritables scènes; un certain sens de l’humour les évite chaque fois de justesse. Est ce pour le riz, pour le silence, pour ton merveilleux appétit, ton air buté, d’avance résolu à ne pas concéder le moindre tort, ou par simple besoin de détente, je me mets à rire doucement, de façon stupide et désastreuse. 1/2 seconde d’étonnement et te voilà dans le jeu. Tu viens m’embrasser gentiment avec un mot d’excuse pour ton « retard « et moi je reconnais que mes paroles de tout à l’heure étaient peut-être un peu catégoriques… Enfin le nuage a crevé, nous allons pouvoir discuter en frères et tirer de l’événement toutes les leçons qu’il comporte.

Or donc, accusé, qu’avez vous à dire pour votre défense ? Non, ce n’est pas un jour « exceptionnel “. Si je t’ai détesté si fort tout à l’heure c’est bien par ce que tous les matins et tous les soirs de tous les jours, je t’attends, des heures entières pendant lesquelles je n’ose rien faire d’autre que surveiller mon repas, quand j’ai justement tant d’autres choses à faire. Ne dis pas qu’il ne s’agit pas alors du Parti mais de ton travail. Quand tu rentres à 2 h et c’est fréquent, et que tu me dis avoir été retardé, c’est bien rarement par tes clients, qui ne t’amusent guère; Non, le plus souvent tu te découvres en sortant du bureau, une course urgente à faire à la Fédé où se trouvent justement ce brave Jules si sympathique et ce bon vieux François avec ses commentaires si drôles. Bien sûr, vous parlez du Parti, et des événements de la semaine et du dernier discours de Duclos et puis aussi des espoirs. Ah, les copains !…

Un minuscule petit verre au bistrot du coin et tu enfourches ta moto par ce qu’il commence tout de même à se faire tard. Mais, voilà qu’en cours de route, tu as croisé Jean qui roulait en sens inverse; tu ne l’as pas vu depuis la dernière réunion. Tant de choses se sont passées qu’il faut commenter en tout sens. Vous êtes parfaitement d’accord, cette conversation ne vous apprend rien de neuf, mais c’est tellement bon de discuter avec un vrai copain sur des choses qu’on voit de le même façon…

1/4 d’heure après, comme il faut tout de même se nourrir et que, pour être militant communiste, on n’en a pas moins d’appétit, vous vous séparez, avec force poignées de mains devant le petit café d’en face et 2 verres de Pernod dûment vidés. Puis tu enfourches à nouveau ta moto et cette fois tu la mènes d’un trait jusque chez Pierre à qui il faut absolument que tu transmette un mot de la Fédé…

L’affaire de 5 minutes ! Mais Pierre qui met son honneur à ne pas laisser repartir un copain sans lui offrir quelle que chose, te retient plus longtemps que tu n’avais prévu et tu te laisses faire une douce violence. Enfin tu rentres, affairé : tu as exactement 5 minutes pour déjeuner. Évidement pas question de mettre le repas à réchauffer ou de lui donner le temps de refroidir. C’est à cette minute même qu’il te le faut… et tu repars, avec, dans chaque poche une pomme que tu oublieras de manger, jusqu’au soir où se déroule une histoire à peu près semblable à laquelle s’ajoute simplement l’inquiétude de te savoir la nuit sur des routes où mon imagination multiplie les embûches et les accidents de toute sorte, quand, bien souvent, depuis 1 heure ou 2 tu es tout bonnement chez Pierre, à moins que ce ne soit chez Jean, à palabrer autour d’un verre de quelque chose. Enfin tu rentres et, ta soupe avalée, tu t’endors de fatigue, le nez dans ton journal, jusqu’au lendemain ou tout recommence.

Militant, mon frère, commences-tu à mieux comprendre ? Ce que je voudrais supprimer, tout au moins réduire au minimum, c’est ce qu’il y a d’injuste et d’égoïste derrière ton prétendu militantisme. Ce n’est surtout pas ton militantisme. Puisque nous en sommes à l’heure des grandes confidences, je vais même te dire quelque chose : C’est à cause de lui que je t’aime et que j’ai accepté d’être ta femme. J’étais fière, alors, de savoir ta vie consacrée non pas tant au Parti qu’à une cause plus importante, plus généreuse que ton petit bien être personnel. Ce jour là je me suis promis de tout faire non seulement pour ne rien voler à cette cause de ce que tu lui donnais jusqu’alors mais pour t’aider à lui donner davantage. Tout le temps que tu perdais en démarches et préoccupations mesquines j’ai voulu te le faire gagner, et te le faire gagner pour ton Parti. J’ai donc le droit, pour ton Parti de t’en demander compte. Militant, mon frère, ne me frustre pas, ne fais pas de détournements de fonds à ton usage personnel. Ce temps que j’économise seconde par seconde sur mon égoïsme, sur ma flemme, sur ma faim de grandes choses qui s’attable chaque jour devant de toutes petites, ce temps que je te fais gagner il appartient à ton Parti.

Quand à celui qui me reste, je le considère comme le plus précieux de mes biens par ce que sans lui je ne peux en acquérir aucun autre. C’est pourquoi j’ai tant de peine de te le voir gaspiller, avec le tien, en discussions exaltantes et inutiles, d’un geste large, par minutes et par heures entières où tu n’es pas plus utile au Parti que n’importe quel inoffensif discutailleur que tu méprises si fort. Être un militant communiste et un bon père de famille ne sont pas des qualités qui s’excluent, et je dirais mieux, qu’elles se complètent. Un père de famille, s’il veut être réellement, profondément, consciencieusement communiste doit être un bon père de famille. Les taches des époux peuvent être différentes, leurs devoirs divers, mais tous deux concourent au même but : élever leurs enfants dans l’honneur et la dignité, dans le respect de soi-même et d’autrui, en faire des citoyens conscients, décidés à travailler de toutes leurs forces et de tout leur cœur au bien être et au progrès constant de la société. Les paresseux, les tièdes, ne seront jamais de bons communistes, de bons révolutionnaires.

Une réflexion au sujet de « Militantisme ou temps perdu ? »

  1. Superbe!
    je peux me voir des deux cotés!
    dans les discussions inutiles mais si fraternelles en marge des réus, quand le groupe devient notre seconde famille,
    et dans l’attente , le don au départ “par ricochet” au service de la cause, rôle si ingrat, obscur et si peu reconnu.

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