Archives mensuelles : mars 2008

La beauté et sa représentation

Faussant compagnie à la famille qui m’avait accueilli, à Anglet, prétextant le très beau temps et leur désir de discuter entre eux, j’étais allé me promener, sur les falaises, envie de dessiner aussi. Je m’assis sur un caillou plat, tout au bout du cap, devant Biarritz. Le soleil d’après-midi d’avril était encore assez haut sur ma droite et éclairait le monde sans l’aplatir, comme il le fait, plus tard, dans l’année. La brise, venue de l’océan, n’était pas trop forte, il faisait beau et je pris là un bon moment de fraîcheur, en regardant la baie.

J’ouvris alors mon grand carnet d’esquisse et essayais, timidement, de rendre avec mes fusains, le lent mouvement de la mer, ce seul mouvement dans la calme splendeur du paysage, vu de mon promontoire. Je dessinais, ce qui était facile, la conque de sable, la ville et ses immeubles bourgeois, le petit phare, la montagne derrière, la côte lointaine, les baigneurs et, ce qui m’était bien plus compliqué, les grandes vagues qui, immuablement allaient caresser la peau de l’océan pour s’échouer langoureusement sur le sable.

Je m’y repris, beaucoup, gommant, frottant, noircissant puis estompant sur le papier, les grandes traces, le mouvement, la perspective des vagues. Je savais que je ne pourrais pas, en dessinant ses grandes ondulations, les montrer telles qu’elles sont. J’espérais juste en donner une image, illusoire, qui évoquerait aux yeux de mes hôtes, quelque chose qui ressemblerait, de loin, à une réalité qu’ils connaissaient bien mieux que moi. Mais, au bout d’une demi-heure, une heure peut-être, je mis un point final à mon essai. Il me fallait rentrer et je savais que je ne saurais pas faire mieux. Je rangeais donc mon attirail, ma trousse et repartis, mon carnet sous le bras.

C’est alors que je vis, un peu plus haut, un jeune couple qui regardait la mer, sur la balustrade de bois qui lui fait face. Elle y était assise, il l’enlaçait debout derrière elle. La jeune femme était radieuse, face au soleil, les pieds posés sur une barre, ses mains à lui, autour de la taille. L’homme, très beau, le visage encadré dans la longue chevelure des adeptes du surf, avait sa tête posée dans le creux du cou de la jeune fille et il m’observait, intrigué, tandis que je me rapprochais, plus bas, dans la légère pente qui me faisait remonter vers leur point de vue. Il émanait d’eux une beauté lumineuse et fière. Ils ne souriaient pas, ils avaient même une gravité profonde, celles des adolescents incertains.

Moi je franchis la balustrade, pesamment, un peu plus loin, conscient de mon ridicule manque de souplesse. Puis j’entendis le jeune homme qui me demandait :
Excusez- moi? Nous vous observions. Vous dessiniez? Vous pouvez nous montrer?
À son accent, je sus qu’il était du pays. Je me l’imaginais, jeune Basque, au milieu des touristes, encore peu nombreux en ce printemps, mais qui allaient bientôt déferler par milliers sur la côte. Je ne répondis pas et ouvris mon carnet. Ils regardèrent mon dessin et me dirent qu’il était beau.

Je les en remerciais d’un hochement de tête, refermais mon cahier, puis je repris mon chemin, en me disant qu’ils ne se rendaient peut-être pas compte de leur propre beauté. Jamais, jamais un dessin ou une photographie ne serait aussi beau que la réalité de ce jeune couple ou de ces vagues de l’océan. Jamais, jamais, devant leur beauté, je n’avais été aussi conscient de la faiblesse de mes moyens pour essayer vainement de la transcrire…

Caillou, 25 mars 2008

biarritz

Le dernier poilu

Salut .
Je lis régulièrement ton blog et j’apprécie.
Tu es un digne fils de ta mère. (…bientôt 35 ans !)
Je te soumets ci-après un poème qui à mon sens pourrait être lu devant le monument aux morts de toutes les communes de France pour l’hommage rendu au dernier poilu et à tous ses camarades morts pour la France :

Qui sait si l’Inconnu qui dort sous l’Arche immense
Mêlant sa gloire épique aux orgueils du passé
N’est pas cet étranger devenu Fils de France
Non par le sang reçu, mais par le sang versé

Pascal Bonatti

Il me semble que ce poème est particulièrement approprié alors que le dernier poilu qui vient de mourir était d’origine italienne et que l’auteur du poème pourrait bien aussi être Italien. J’ai suggéré au parti socialiste que ce poème pourrait être dit aux Invalides lors de la commémoration; mais j’ai été reçue poliment sans plus !

Je t’embrasse
Denise

Prendre ses désirs pour des réalités (suite)

Ceci est une fiction !

La rue d’Alsace est noire, le noir dur des jours de colère, le noir des révoltes quand il se mêle au rouge des coups de sang. Le peuple toulousain est venu au rendez-vous du ras-le-bol et le fait violemment savoir.
NON, NON, NON, AUX PRIVATISATIONS!
Derrière la plateforme du camion la marée humaine va vers la gauche puis vers la droite, dans un sens puis dans l’autre, au gré des vagues de son déversées. Je fais rouler une ligne de basse qui fait frémir et comme il y a 150 watts derrière cela fait frémir sur un bon bout de macadam.
OUI, OUI, OUI, AU MAINTIEN DES ACQUIS !
Un ska qui décoiffe, un reggae martelé mais basique, et les voix de Marie, de Claudie et de Jacques qui balance un maximum de sauce, font trépider, sauter sur place, puis s’élancer, les jeunesses étudiantes, et surtout lycéennes, qui, de plus en plus nombreuses, ont rejoint le cortège.
Depuis des mois qu’ils ferment les postes et les gares, les écoles, les centres PMI, les hôpitaux publics, les cantines pour les gosses, l’eau, le gaz et l’électricité, les refuges SDF, ils l’ont obtenue la réponse du peuple ! Il est là, devant nous, moi qui m’accroche comme un damné à mon manche de basse pour ne pas louper le coche, Marie que je n’ai jamais vue si forte, les 2 mains crispées sur le micro, Claudie qui hurle sa rage de caissière, qui dégueule son mépris et sa haine, Jacques qui s’éclate tout en haut dans les aigus, Hafid, imperturbable, qui les soutient, avec des pompes jamaïquaines, et Jean qui cogne sur ses fûts comme un malade !
VOUS NOUS AVEZ ASSEZ VOLÉ !
Les filles qui dansent en bas sont belles comme des jours de liesse. Elles dansent, les bras levés, tout en sourires. Les regards disent la joie d’être enfin ensemble, unis dans les révoltes.
Quelques pancartes au loin, sur des bouts de carton, qui signent des sections d’entreprises, des banderoles syndicales, des drapeaux qui s’agitent, tout le mouvement social est venu, et pour beaucoup, venu de loin, d’Albi, du Gers, de la montagne. Des métallos tarbais, des ouvriers du cuir, des rescapés des filatures, tous les ouvriers ou le peu qui en reste, pas encore délocalisés, mais bientôt licenciés, humiliés, rendus chômeurs de force. Il y a les retraités, les fonctionnaires, les enseignants, les infirmières, les postiers, les cheminots…
NOUS NE LAISSERONS PLUS RIEN PASSER !
Nous passons devant le Crédit Lyonnais*, celui de l’angle avec la rue des Arts. Il y a de la lumière à l’intérieur. C’est un samedi, il est ouvert, c’est normal. Et un grand jeune, en uniforme gris foncé et casquette plate est dans l’entrée, l’air un peu indifférent devant ce tintamarre. Je vois, du haut de la plateforme du camion, un petit bonhomme en costume marron, qui crie vers la foule quelque chose que je n’entends pas, et en un instant, une masse compacte de manifestants s’engouffre dans la porte étroite. Le vigile disparaît à l’intérieur, emporté. La banque est envahie, d’un seul coup, comme de l’eau qui déborde. Nous continuons à jouer, mais plus personne ne danse, alors on s’arrête et le camion aussi. Tous les regards se tournent vers le sas vitré de la banque. La foule s’est arrêtée. Elle creuse tout autour de l’entrée de la banque un cercle silencieux, tandis qu’en fond sonore, les slogans de la manifestation continuent sur la rue de Metz. On entend une sonnerie très forte et qui module, des cris, une vitre qui se fend, des gens ressortent hagards, juste un peu chiffonnés, ce sont des employés. Un jeune cadre essaye de garder un peu de dignité et son air de mépris est teinté d’une bouche qui tremble. Il a une trouille bleue, pourvu qu’on en finisse.
Et puis les voilà qui ressortent, en courant, les bras plein de billets de banque, sous les hourras des jeunes qui hurlent de plaisir. Ils les jettent vers le ciel et d’un seul coup, d’un seul :
RIEN N’EST À EUX, TOUT EST À NOUS.
Jacques se retourne et tapant du pied relance un Dom DoDoom, Dom DoDoom, Tac/tac, Dom DoDoom, Dom DoDoom. Il me jette un coup d’œil et je lance sur les cordes un syncope identique tandis que Jean recommence à marteler Dom DoDoom, Dom DoDoom Tac/tac Dom DoDoom Dom DoDoom. Les filles se bidonnent, se retournent et avec Jacques chantent ensemble :
RIENÉTAEUTOUTÉTANOUS
Et l’immensité mouvante des émeutiers, car maintenant ils en sont, et nous en sommes aussi, derrière le camion, se remet à danser, en tapant dans ses mains :
RIENÉTAEUTOUTÉTANOUS
Au-dessus de nous les billets de banque virevoltent.
Non loin de là, le lieutenant M. en civil, place Esquirol, devant le marchand de journaux. La tête de la manifestation est passée devant lui et il y a maintenant la foule des syndicats qui défilent. Il se retourne, se fraye un passage dans la rangée de badauds derrière la barrière et s’isolant un peu prend son portable de service :
– Bertillon.
– Oui mon lieutenant.
– Il faut stopper cela immédiatement! Vous avez le commissaire Meyer à côté de vous ?
– Affirmatif.
– Passez-le moi. Meyer? Il faut rapprocher le dispositif et ne pas les quitter des yeux. Bloquez toutes les issues et quand ils se dispersent, vous filtrez discrètement tout le monde. Il nous faut les meneurs mais aussi tous ceux qui sont entrés dans la banque!
– Ils ont été filmés par les caméras de surveillance de la rue de Metz, mais j’ai encore besoin de quelques minutes pour tout mettre en place.
– Allez-y rapidement mais prudemment. Surtout pas de provocations! Dispositif en nasse. De toute façon on ne peut rien faire pour l’instant.

Le camion est monté sur la place, devant la préfecture. Serge est monté sur la plate-forme et prend un de nos micros. Il attend. Jacques est à côté de lui. Nous rangeons silencieusement les instruments. La foule a envahi la place, le parvis de la cathédrale, le petit parc au-dessus et toutes les rues avoisinantes. Le silence se fait.
Jacques présente l’orateur.
– Serge, représentant du collectif « Touchez pas à notre Poste ».
Derrière je referme l’étui de ma guitare. Jean, sans faire de bruit, démonte sa batterie. Hafid et Marie enroulent les câbles. Claudie s’approche de moi et me dit, doucement :
– Tu vois le type un peu gros qui est au premier rang, là-haut, derrière le muret du parc ?
Il y en a des tas à cet endroit-là, des petits, des maigres, des jeunes, va t’ en savoir de quel type elle me parle.
– Non, je ne le vois pas. Pourquoi ?
– Je l’ai déjà vu. Mais il était habillé en uniforme. C’est un flic.
À force de scruter toute cette foule je le vois enfin. Ah oui, c’est marrant. D’autant plus qu’il ne nous quitte pas des yeux. Tout le monde, autour de lui, regarde Serge et lui, ce gros flic, nous observe tous les deux. J’ai même l’impression qu’il nous guette.
J’ai senti le vibreur du portable. C’est un copain du SO de la CGT situé de l’autre côté de la place.
J’interromps Serge.
– Tout est bloqué. On ne pourra plus sortir!
En m’entendant prévenir, la foule s’est rapprochée d’un seul coup.
On entend un mégaphone, de l’entrée de la préfecture.
– Ce rassemblement est interdit.

Première sommation. Dispersez-vous immédiatement.
Serge essaye de reprendre la parole. Plus personne ne l‘écoute.
Brusquement tout le monde crie.
POLICE PARTOUT JUSTICE NULLE PART
La peur monte dans cette place en impasse.
– Ce rassemblement est interdit.

Deuxième sommation. Nous allons faire usage de la force.
Des jeunes du lycée professionnel commencent à bombarder les flics avec des boulons.
Une première lacrymo, jetée par-dessus le mur de la préfecture, éclate en pleine foule. Puis c’est l’explosion. Tout le monde court dans tous les sens. Les CRS, massés dans toutes les rues qui bordent la place de la préfecture, ont des masques à gaz. Je hurle à Claudie de se baisser et je me jette sur le micro de Jacques, posé sur son ampli. Je roule d’un seul coup sur la cabine du camion et me laisse brutalement tomber au sol. Je n’ai pas lâché le micro. Le fil saute. Là-haut Serge s’est retourné et ne sait plus quoi faire pour ramener le calme.
Je me retrouve à côté de Marie.
– Fous le camp ! Ils vont tirer.
Debout contre la portière du camion, j’allume le micro de la main gauche mais j’ai peur. Alors je mets ma main qui tremble dans ma poche pour qu’on ne la voie pas. Tout autour de moi la foule recule.
Bertillon hurle dans le talkie-walkie:
– Il a mis sa main dans la poche ! Tirez, tirez tout de suite.
Alors je chante :
– Oui mais… ça branle dans le manche …
Et ils me tirent dessus. Je reçois une balle dans la cuisse, dans le bras droit, dans l’épaule. Je tombe d’un coup. Je crois qu’il y a du sang partout sur le trottoir.
… les mauvais jours…
Marie s’élance sur moi. Je la vois une dernière fois
…finiront.

Caillou, 12 mars 2008

* Sur le Crédit lyonnais, le montant des pertes (130 milliards de francs) en ont fait l’un des plus grands scandales financiers de l’histoire… On peut lire : http://fr.wikipedia.org/wiki/LCL

Prendre ses désirs pour des réalités!

Ceci est une fiction !

– Non, non et non, vous ne fermerez pas notre bureau de Poste !
Le maire hurlait dans le téléphone qu’il raccrocha brutalement. Il sortit du bureau en trombe et fit sursauter le secrétaire de mairie.
– Jérôme ! Appelez- moi Serge, SUD-PTT et la CGT d’Hauterives et de Ramiers. Réunion d’urgence demain soir à la salle municipale.

– Serge ? J’ai eu la direction départementale des PTT au téléphone. Ils maintiennent la réunion de jeudi matin à 11h pour formaliser la cession du bureau de Poste de la commune. Il faut organiser le blocage comme prévu. Vous pouvez mobiliser ? Je passe des mails aux réseaux et je m’occupe des maires.
Jérôme, le secrétaire de mairie passa ensuite l’après-midi à téléphoner à tous les contacts associatifs qui s’étaient engagés lors de la mise en place du collectif. Il fallait être assez nombreux, un jour de semaine, pour bloquer complètement la mairie et donc le centre du village.
La responsable du cercle du troisième âge s’engagea à poser une affiche et à en parler lors de la rencontre belote de dix-sept heures.
Pour l’union des commerçants, par contre, il n’y avait personne de libre un jeudi matin. Ils allaient faire ce qu’ils pouvaient, en tout cas envoyer un communiqué.
Les journalistes contactés répondirent qu’ils prenaient note, sans pour autant s’engager.
Le collectif « Touchez pas à notre Poste », alerté depuis plus d’un mois, et qui avait collé des affiches dans toute la région, s’engagea à faire venir tous ses militants. Les syndicats SUD-PTT et CGT allaient envoyer tous leurs délégués disponibles.
En fin d’après-midi, Jérôme prépara aussi la réunion.
Il imprima les affichettes, qu’ils punaisèrent dans le village, avec le vieux Giry. Elles annonçaient Grande Réunion Municipale. Mardi 21h à la salle des fêtes. Non à la fermeture de notre bureau de Poste !

À 20h le maire revint de sa demi-journée de travail à la laiterie. Ils estimaient à 200 personnes le nombre de participants que l’on pourrait mobiliser. Mais l’élément important c’était de savoir combien il y aurait de monde, le lendemain, à la réunion d’information.

Le lendemain matin, Jérome tenait la permanence municipale, le téléphone sonna vers 11h. C’était la préfecture. Jérôme répondit que monsieur le maire n’était pas à la mairie mais à son boulot à la laiterie.
– Puis-je prendre un message ?
– Non, mais dites lui de nous joindre dès son retour. Qu’il demande le bureau du préfet.
– Je n’y manquerais pas, mais ce sera vers midi et demie.
– Pas de problème.

Le maire rappela la préfecture.
– Bonjour, Mr Marchand à l’appareil. Je suis le maire de Gailza. Vous m’avez fait appeler ?
– Oui, bonsoir monsieur le maire, je vais vous passer le préfet.
Il y eut quelques bruits de pas, une voix lointaine…
– Monsieur Marchand ? Ah je suis très content de vous avoir au téléphone. Vous allez bien ?
Et, après toutes les formalités d’usage, le préfet entra dans le vif du sujet :
– Je ne vous cache pas l’irritation des pouvoirs publics devant votre opposition, déjà ancienne, concernant les projets de restructuration des services postaux départementaux. Nous devons respecter les choix de l’État en matière d’économie budgétaire. Nous le devons et vous le devez, vous en premier lieu en tant que maire de la commune.
– Je respecte moi le droit de mes administrés à l’utilisation des services publics, comme tous les autres citoyens de ce pays.
– C’est votre point de vue mais ce n’est pas la première fois que nous vous rappelons à l’ordre. Vous avez organisé une réunion, dont j’ai été informé, qui envisage la tenue d’une manifestation, dans votre commune, pour empêcher la direction départementale de la Poste de vous rencontrer. Est-ce exact ?
– Tout à fait monsieur le Préfet.
– Et bien je tiens à vous dire que, si vous ne décommandez pas ce rassemblement et si vous ne recevez pas cette délégation, nous prendrons les mesures qui s’imposent.
– J’ai été élu pour défendre les habitants de ma commune, et je les défendrai.
– J’entends bien, mais les services de la préfecture vont venir inspecter les installations du tournoi annuel de moto-cross, et je crains qu’elles ne soient pas du tout réglementaires. Vos concitoyens vont pouvoir dire adieu à cette manifestation sportive, qui faisait la renommée de votre si charmant village. Quant à la subvention annuelle qui vous permet d’organiser la rencontre régionale des chorales féminines, bien qu’elle ne dépende pas de la préfecture mais du conseil régional, votre entêtement me pousse à tout faire, et vous savez bien que j’en ai les moyens, pour vous la faire supprimer très rapidement.
– Je crois que nous n’avons plus rien à nous dire.
– Mais si Monsieur Marchand ! Ce n’est pas une poignée de syndicalistes et d’altermondialistes qui va vous empêcher de réfléchir au devenir de votre adorable commune. La Poste fermera de toute façon. Une solution honorable à été trouvée, d’après ce que l’on m’a dit. Il va y avoir continuité du service public et maintien du petit commerce local. Allons monsieur le maire. On se rappelle bientôt n’est-ce pas ?
Le maire, sans rien dire, raccrocha doucement le combiné.

Le mardi soir, à Gailza, lorsqu’il entra dans la salle municipale, Jérôme fut heureusement surpris de voir que plus de la moitié de la commune s’était déplacée. Beaucoup de vieux, de paysans, quelques jeunes couples, les 2 familles de marginaux du col, monsieur le curé, l’instituteur…
C’est d’ailleurs celui-ci qui prit la parole en premier :
– Si la Poste ferme, l’école suivra. Nous ne sommes plus qu’à 16 enfants sur 3 classes et personne ne va venir s’installer dans l’immédiat, n’est-ce pas Monsieur le Maire ?
Il opina du chef et se leva :
– De moins en moins d’agriculteurs, de plus en plus de résidences secondaires, tous nos jeunes qui s’en vont, l’arrêt automatique de la gare de Mintegabelle qui ferme, après avoir supprimé son personnel il y a 2 ans, la perception de Taverdun qui se transforme en service à tout faire avec des fonctionnaires polyvalents. Mais que veulent-ils ? Désertifier toute la région ? On ne s’y prendrait pas autrement !
Sa voix puissante et qui roulait les cailloux de l’Ariège résonnait de plus en plus fort.
– J’ai reçu le soutien de mes collègues d’Ybars, qui a perdu son école il y 4 ans, de celui de Nézat, qui ne sait comment il va pouvoir garder son collège, de tous les maires du canton. Demain, nous devrons nous opposer de toutes nos forces à cette braderie ! La Poste est à nous. Nous en avons besoin, nos vieux en ont besoin !
Et il martelait la table en bois brut du conseil municipal.
Le jeune cadre de la laiterie, un toulousain, pourtant marié avec la fille Giry leva le doigt et demanda :
– Mais puisque tous les services de la Poste vont être rendus par M. Combes, l’épicier, qu’est ce que cela peut faire que le bureau ferme ?
Le jeune préposé au bureau expliqua que c’était du pipeau. Que ce Monsieur Combes prendrait effectivement le courrier, vendrait des timbres et conserverait les colis, mais qu’il ne pourrait pas s’occuper des recommandés, pas encaisser les chèques, pas gérer les comptes postaux. Fini le versement de confiance des pensions en retard pour les retraités du village ! Fini tous les petits services du facteur.
– Mais le facteur n’est pas supprimé ! Ce n’est que le bureau qui va être fermé.
– Détrompez-vous. Dans deux ans, l’Europe, soi-disant que c’est elle, va imposer la privatisation totale de la Poste et là, le facteur deviendra un luxe, que ne pourront se payer que les grandes villes comme Toulouse ou Bordeaux. Dans 2 ans, au train où vont les choses, nous irons chercher notre courrier à l’épicerie.
– Et encore, si l’épicier est toujours là !
C’était M. Combes qui venait de s’exclamer du fond de la salle.
– Parce que je vous signale, que tous autant que vous êtes, vous allez faire vos courses à Auchan à Ramiers, et que ma boutique est de moins en moins utile. Vous me trouvez cher, ce que je comprends car moi les centrales d’achat ne me fond pas de ristournes, mais si le village meurt, moi aussi je vais plier boutique.
Le brouhaha était devenu général.
Vers 22h tout le monde se dispersa sur la place du marché, devant la mairie.

Dans le bureau de Poste de Bagatelle, Pierre lut sur le panneau d’infos de son syndicat, SUD-PTT, l’annonce d’un rassemblement urgent pour empêcher la fermeture de la Poste d’un obscur village, du côté d’Hauterives. On demandait à tous les copains pouvant s’y rendre d’y aller le lendemain matin. Mais il travaillerait ce matin-là et il ne pourrait pas s’y joindre. Ils en discutèrent à midi, à la cafétéria, avec le délégué du syndicat.

Jacques entra dans le local syndical où il avait rendez-vous avec Serge et les correspondants syndicaux du collectif « Touchez pas à notre Poste », du moins ceux qui avait pu se libérer ce mercredi matin. La réunion dura 1h30. Ils organisèrent le rassemblement du lendemain à Gailza, mais aussi la manifestation régionale contre la privatisation des services publics, prévue dix jours plus tard à Toulouse.
Après un rapide tour de table Jacques fixa les tâches de chacun des délégués syndicaux, coordonnant le rétro planning avec les responsables des associations.

Jeudi 10h.
Serge gara la 2cv sur le côté droit de l’avenue, route de Toulouse, à l’entrée du village. Les 3 autres partirent immédiatement vers la place du marché, avec la banderole et les tracts, tandis qu’il réfléchissait en rangeant le coffre. Il n’avait pas vu beaucoup de voitures en arrivant, mais comme ils étaient très en avance, cela ne voulait rien dire. Cette belle matinée d’automne, en tout cas, ne découragerait pas les bonnes volontés. Pour beaucoup de délégués syndicaux, aller manifester à la campagne, c’était joindre l’utile à l’agréable. Alors s’il faisait beau en plus !
Dans la rue principale du village, le bureau de Poste était pavoisé comme un taureau de boucherie. Il y avait des rubans sur la vitre, des affiches coloriées, faites par les enfants de l’école communale, des bouquets de fleurs de toutes sortes, dans du film plastique transparent, qui s’accumulaient sur le trottoir, de chaque côté de l’entrée. Deux vieilles femmes papotaient en regardant cet amoncellement de fleurs.
– On dirait un enterrement ?
– Mais c’en est un. Vous allez au rassemblement vous ?
– Non, je ne mêle pas de politique.
Il les contourna, amusé, et quand il arriva sur la place du village, il comprit que l’affaire était bien engagée, car il y avait déjà une cinquantaine de types qui discutaient, en groupe, en dessous de la banderole.
Ce rassemblement faisait partie de tout un ensemble d’actions qu’il avait pu monter avec le réseau « Touchez pas à notre Poste ». Délégué au comité d’entreprise de France-Télécom, il ne faisait que continuer les combats qu’il menait depuis les dix dernières années comme permanent syndical. Avec sa pipe et son blouson, son air tranquille, il était bien connu par les technocrates des bureaux de direction, mais il connaissait très bien aussi toutes leurs ficelles pour faire passer, secteur par secteur, la privatisation rampante exigée par les gouvernements, de gauche ou de droite.
Monsieur le Maire, ceint de son écharpe, ainsi qu’une partie de son équipe municipale, celle qui avait pu se libérer des horaires de travail, les conseillers retraités ou paysans, étaient derrière lui, en haut des marches du perron de la mairie. Ils avaient les mines fermées des grands et des mauvais jours, résolution et dignité. Ils avaient surtout l’attitude « représentant du peuple » que la gravité de la situation leur imposait.
La foule arrivait des quatre rues du carrefour. La circulation en avait été bloquée, d’abord par les quelques militants du collectif, puis par deux gendarmes débonnaires, à “tu et à toi” avec les employés de voirie salariés de la commune.
Sous la banderole de la CGT, il y avait au premier rang, les bras croisés, les retraités du syndicat et quelques postiers délégués. Ils fermaient la place. Les pourris de la direction des PTT, comme ils les appelaient encore, auraient vraiment du mal à se frayer un passage. On les attendait de pied ferme. En face la délégation de SUD-PTT était composée de militants plus jeunes, les mains dans les poches, les attitudes plus décontractées. Il y avait aussi quelques femmes. On pouvait lire les pancartes de la section d’Hauterives de ATTAC, de « Touchez pas à notre Poste». Beaucoup de porteurs d’autocollants du PCF ou de la LCR. Pas un enfant, c’était jour de classe. Et des habitants du village, surtout des vieux.
Serge prit le porte-voix.
– Chers amis. Bravo pour votre présence massive ici, ce matin. Monsieur Marchand, maire de Gailza va vous parler. Mais avant de lui passer le micro, je me permets de vous rappeler, au nom des organisateurs de ce rassemblement, la consigne suivante. Nous allons bloquer le passage à l’arrivé des technocrates de la Poste. Ce n’est pas la mairie qui ne veut pas les recevoir, c’est le peuple qui les en empêche ! Monsieur le maire…
Il était 11h moins 5 quand un murmure interrompit le discours du maire. Une Visa noire était arrivée, malgré la déviation mise en place à l’entrée du village, et elle était bloquée à l’entrée de la place. En sortirent deux hommes en costumes et attaché-case, dont l’un, un quadragénaire dynamique, était manifestement le chef de l’autre. Tandis qu’il défroissait son manteau, le plus jeune donnait l’ordre au chauffeur de remonter la rue, et d’aller se garer un peu plus haut pour les attendre. Puis il fit le tour de la voiture et, devançant le directeur, il entra dans la foule, en lui frayant un chemin.
Le silence était pesant comme une pierre, avant qu’elle ne vole.
Giry, le vieux de la rue de l’église, se retourna lentement et se retrouva face à face avec le costumé. Celui-ci fut arrêté dans son élan. Il regarda le vieux dans les yeux et sourit gentiment
– Laissez-nous passer Monsieur.
Mais Giry ne bougeait pas d’un poil.
Les autres, autour de lui, se regroupèrent et en un instant, il n’y eut plus qu’un mur de silence devant la délégation de la Poste. Pas un mot ne fut dit.
Le maire, en haut des marches, vit le regard du directeur. Un regard lourd de colère, de mépris mais aussi de surprise.
Il leva le porte-voix et dit alors.
– Messieurs, les gens d’ici ne veulent pas brader leur bureau de Poste. Partez ! Je ne peux pas vous recevoir. Les services publics appartiennent aux citoyens. Repartez vite, messieurs. Ce sera plus prudent.
– Mais Monsieur le Maire, c’est du symbolique votre opposition. Demain ou après-demain, avec ou sans votre accord, après vous l’avoir notifié par courrier, nous fermerons ce bureau de Poste car de toute façon, il n’est pas rentable.
Serge se mit à hurler.
– Et depuis quand un service public doit-il être rentable?
Il n’y eut pas de réponse, car c’est le vieux Giry qui avait rejeté d’une main le costumé et son larbin. Les gendarmes se précipitèrent pour s’interposer et éviter le lynchage. Déjà les manifestants se refermaient comme une nasse sur les 2 poulpes. Sous les huées, ils furent très rapidement éjectés et retournèrent, l’air digne, mais un peu cabossés, vers la voiture de fonction à l’entrée du village.

Caillou, le 12 mars 2008.

La valise

(Pour Anne…)

Je cueillais des jonquilles dans les sous-bois, près de l’Ariège.

Des jonquilles jaunes et des pulmonaires bleues, ces drôles de fleurs aux tiges épaisses et duveteuses. C’est un moyen pour moi de gagner un peu d’argent car le fleuriste de Lacroix les achète un euro les cinq. J’y vais tous les jours car il n’est pas long le temps des jonquilles. J’ai comme cela des petits boulots, un peu, tout au long de l’année mais surtout au printemps, des peintures, du jardinage… Mon allocation de retraite est tellement mince qu’une fois payés le loyer, l’électricité et tout le reste, il ne me reste plus grand-chose. Mais je ne vais pas me plaindre, cela ne sert à rien. Et puis, me plaindre à qui ? Il n’y a plus que moi qui m’écoute encore.
Les deux paniers de la bicyclette étaient déjà pleins, je finissais le cageot en bois que je voulais poser par-dessus, quand j’entendis un drôle de bruit sur la route de Goyrans, une sorte de raclement qui s’amplifiait. Quelqu’un marchait en traînant une valise à roulette sur du gravier. Il n’y a jamais personne sur cette route qui joint les coteaux aux rives de l’Ariège, avant d’atteindre le pont en-dessous de Clermont. Je n’y rencontre des promeneurs que les dimanches d’été. Je me rapprochais de mon vélo, sur le talus. Une femme arriva, marchant au milieu de la chaussée. Lorsqu’elle m’aperçut, elle sursauta, posa un instant sa valise, en fit le tour, changeant de main, puis reprit son chemin.
– Excusez-moi monsieur, il n’y a pas une fontaine par ici ? dit-elle en s’avançant.
Je pris mon cageot et le posais à l’arrière du vélo avec un sandow.
– Un peu plus haut. L’abreuvoir de Martin. Faut monter. Je passe devant, je vous montrerai.
Je ne pouvais pas en cueillir plus de toute façon et c’était mon chemin. Je poussais le vélo vers la côte. Le raclement reprit, très fort.
– Elle en fait du potin votre valise ! Vous allez où comme ça ?
Elle ne me répondit pas tout de suite. Le soleil commençait à taper bien fort, à dix heures du matin, pour un mois de mars. Elle avait l’air fatiguée et je ne comprenais pas d’où elle venait. Du pont de Clermont ? Mais pourquoi passer par les bois ?
Elle s’arrêta pour changer de main.
– Il y a bien un arrêt de bus là-haut ?
– Sur la route de Goyrans ? Oui, il y en a un, mais des bus il n’y en pas très souvent.
La route des coteaux c’était encore à une bonne trotte et tout en montée.
– Je ne suis pas pressée. Mais qu’est-ce que j’ai soif.
Nous arrivâmes à la fontaine. C’est une auge en pierre. Normalement il y coule un filet d’eau bien fraîche mais là, c’était totalement sec. Pas une goutte. Elle s’assit sur le rebord en pierre. Elle avait l’air désespérée.
– J’ai un peu de café, vous en voulez ?
– Merci.
On entendait les oiseaux dans les futaies.
Elle but. Je la regardais. C’était une femme de la ville, d’une cinquantaine d’années, petite et très mince, avec des mains fines, des boucles d’oreilles, des lunettes sans montures, mais je voyais bien qu’elle était habituée à marcher souvent. Elle avait un bonnet sur ses cheveux roux, coupés court, une tenue de sport, un pantalon de velours côtelé et des grosses chaussures de montagnes.
– Mais d’où venez-vous comme ça ?
– De loin !

Nous avons repris notre route sans dire un mot. Elle ne haletait pas, mais je voyais bien que cette valise l’énervait. Elle changeait de plus en plus souvent de main en rouspétant, pour elle-même.
Nous sommes arrivés au lacet, juste en-dessous de Goyrans et je lui montrais l’arbre isolé, tout en haut, sur la crête.
– Votre arrêt de bus est là-bas.
Sur la route, il y avait la camionnette de la gendarmerie. Je les connais bien. Ils se planquent pour verbaliser les excès de vitesse. Elle les vit et s’arrêta d’un seul coup puis se mit hors de leur vue derrière un énorme roncier.
Je l’entendis murmurer.
– Vous pouvez me rendre un service ?
– Dites toujours.
Elle me désigna la valise.
– C’est pour ce machin. Il faut que je le dépose à Toulouse et je n’ai pas de voiture !
Je haussais les épaules.
– Moi non plus.
– D’accord, mais si je vous la confie et vous paye l’aller et retour en bus, vous ne pourriez pas vous en charger pour moi ?
– Et qu’est-ce que je fais de mon vélo et de mes fleurs ?
– Vous les laissez ici, cachés dans le sous-bois, et quand vous revenez, vous reprenez votre route. De toute façon je peux vous donner de l’argent pour livrer cette valise.
Elle fouilla dans le petit sac qu’elle avait en bandoulière.
– J’ai cinq cents euros.
J’hésitais. Je devais livrer les jonquilles ce matin, sinon elles seraient défraîchies et ne vaudraient plus rien. D’un autre côté cela me rapportait une cinquantaine d’euros et j’avais bien envie d’en palper 500.
– C’est pressé votre affaire ?
– Oh non ! Cela peut attendre, mais je ne peux pas y aller moi-même. Je dois m’en aller.
– Et si je prends votre valise chez moi, j’habite juste au-dessus, et que je la livre demain matin ?
Elle me regarda droit dans les yeux. C’était juste une question de confiance.
– Je n’ai pas le choix.
Elle me tendit le fric et l’adresse dans le quartier des Minimes.
– Vous direz à Paul que c’est de la part de Violette.
Puis elle repartit vers l’Ariège, en me faisant un petit geste de la main.
– Je vous la livrerais demain matin.

Le lendemain, j’allais donc à Toulouse à l’adresse indiquée mais un immeuble neuf, une grande banque, venait d’y être érigé et je ne trouvais plus aucune trace d’un certain Paul. Je rentrais donc chez moi et, le soir, j’ouvris la valise.
Elle était pleine de brochures militantes, de propagande, de dossiers, de feuilles ronéotypées, de notes manuscrites, de fichiers de noms et d’adresses. Et et de livres d’une organisation politique marxiste-léniniste disparue depuis longtemps et dont les titres me paraissaient bizarres :
De la juste solution des contradictions au sein du peuple,
Vive la pensée Mao-Tsé-Toung,
Contribution au problème de la construction d’un parti marxiste-léniniste de type nouveau, De certaines questions fondamentales de la politique révolutionnaire du Parti du Travail d’Albanie pour le développement de la lutte de classe,
En avant, pour une démocratie populaire fondée sur la dictature du prolétariat!,
Denain, Longwy, Dunkerque… de la colère à la lutte…


J’avais de quoi allumer mon feu pour un bon bout de temps.

Caillou. 10 mars 2008