Disparaître en Indochine – 11

Chapitre 11

Augustin Chavez se taisait, il avait allumé sa cigarette, les yeux dans le vague, face à la mer. Au loin, un grand bateau disparaissait dans la lumière rouge du couchant.
– Écoutez-moi bien jeune homme. Moi je vous comprends, vous cherchez votre oncle disparu, je veux bien répondre à toutes vos questions, mais il y a quand même un problème. Bien que tout ce que je vous raconte soit de l’histoire ancienne, vous remarquerez que je ne vous ai donné aucun nom. Oui il y a prescription, mais il vous faut bien comprendre que d’une certaine façon nous trahissions. Nous aidions l’ennemi. La France c’est mon pays d’adoption, elle n’a pas vraiment voulu de moi, je m’y suis réfugié sans avoir pour elle la moindre amitié. Nous avions même du mépris pour ce pays, ce pays des droits de l’homme, qui nous avait abandonnés en 1936, mais la France est devenue mon pays, quand même. Nous soutenions un idéal de libération des peuples colonisés, mais aux yeux de la police nous étions des traîtres. Nous étions passibles de la cour de sûreté de l’État. Quand je vois tout ce qu’ils ont essayé de faire à cet universitaire parisien qui, dans sa jeunesse, avait été dans les maquis vietnamiens, je me dis que les plaies, dans l’armée française, ne sont toujours pas refermées.
Je ne veux impliquer personne sans son accord.
– Moi aussi je ne veux pas attirer d’ennuis à qui que ce soit. Mais ce Lecourt était peut-être mon oncle.
Thierry ne savait plus où se mettre. Brusquement il se retrouvait dans un jeu de gendarmes et voleurs. Entre Blanchard et Chavez il y avait eu une guerre… Une sorte de guerre secrète. Ils étaient maintenant des vieux voleurs, des vieux gendarmes, mais les haines étaient toujours présentes, toujours dangereuses. Et son oncle Adrien ?
Il demanda :
– Comment était-il quand vous l’avez vu, quand il est venu chez vous ?
– Franchement je ne m’en souviens plus très bien. Son nom, oui, d’autant qu’il m’avait fallu l’apprendre par cœur, car nous ne gardions aucune trace écrite, mais son aspect physique, j’aurais du mal à le retrouver. Ce n’était pas quelqu’un de particulièrement remarquable.
– Plutôt grand ?
– Oui, mais pas trop.
– Roux et barbu ?
Le vieil espagnol ne lui répondit pas tout de suite.
– Écoutez-moi, je préfère ne rien vous dire que de dire des conneries. Je ne m’en souviens plus.
Thierry revenait à la charge :
– Et ce responsable communiste de Lyon, si vous ne voulez pas me confier son nom, vous ne pourriez pas le joindre pour lui dire de me contacter ? Je ne fais que rechercher mon oncle.
– J’avais bien son adresse, du moins jusqu’en 1956. Mais il a certainement dû bouger depuis. En fait je dois vous dire qu’il a été exclu du Parti après la Hongrie. Je l’ai donc perdu de vue et je ne sais plus rien de lui. Vous ne pouvez pas comprendre. Pendant ces années-là, un copain exclu, d’un seul coup, plus personne ne le fréquentait. Il devenait un ennemi. Je ne sais pas ce qu’il est devenu. Je ne suis pas bien placé pour reprendre contact avec lui.
– Et si je vous fais une lettre, vous pouvez peut-être juste rajouter cette ancienne adresse et me l’expédier ?
Chavez se leva. Il entra dans la maison. Le jeune homme, face à la mer, commençait à avoir un peu froid. Il se dit que le fil allait se rompre, que ce serait de toute façon trop long. Une sorte de bouteille à la mer… Puis il prit le bloc de papier que le vieux bonhomme lui tendait.
Il écrivit rapidement en indiquant l’objet de ses recherches et en joignant ses coordonnées puis il rendit le papier.
En partant le vieux Chavez lui murmura :
– J’ai pris sur moi de vous parler, parce que vous êtes un jeune homme sympathique, mais si vous deviez rencontrer d’autres responsables du Parti, ne citez pas mon nom. Je ne suis pas un traître. J’aurais d’ailleurs dû me renseigner sur vous et demander des renseignements avant de vous raconter tout cela. Disons que je ne vous ai rien dit.
Ils se serrèrent la main et Thierry repartit sur le chemin qui longeait la côte. Il fallait rentrer à Marseille et ce n’était pas tout près.

Ce soir-là il écrivit à Nathalie une longue lettre sur une table d’un bistrot de la Canebière. Tout autour de lui le bruit et la fureur, les cris et les rires, l’isolaient, lui et son monde, avec sa feuille blanche, et les mots qu’il y traçait pour raconter sa quête et… Son échec. Wang, Blanchard, Chavez et puis la piste qui s’arrêtait là ! Il lui décrivit le Chinatown du 13e, la foule fatiguée dans le métro parisien, l’ancien commissaire à la retraite et qui s’emmerdait, le vieux communiste, assis sur son banc, face à la mer… Et tout ça pour une impasse. Une lettre envoyée, peut-être, car Chavez allait réfléchir avant de l’expédier, à l’ancienne adresse lyonnaise d’un cadre communiste exclu du Parti depuis 56 ! C’était une impasse. Adrien venu en France en 1953. Qu’était-il devenu après ?

Le lendemain matin, le jeune homme repartait vers la gare St. Charles. Il n’avait plus qu’à rentrer à Toulouse. Lorsqu’il vit qu’il n’aurait pas de train avant onze heures, il se décida à téléphoner à Blanchard. Après tout, peut-être que l’ancien flic lui conseillerait d’autres démarches.
Après plusieurs sonneries dans le vide, il entendit la voix du vieux bonhomme qui décrochait le combiné. Il lui raconta la rencontre de la veille puis lui dit qu’il ne savait plus quoi faire.
– Un ancien cadre communiste de la région lyonnaise, spécialisé dans le travail antimilitariste, exclu en 1956 ? Je ne crois pas que cela soit très dur à retrouver. À l’époque nous les connaissions presque tous. Je vais téléphoner à un copain à moi, Raoul, il devrait pouvoir me donner son nom et ses coordonnées.
– Il est à la retraite lui aussi ?
– Et bien oui ! Nous avons tous été atteints par la limite d’âge. Nous n’arrêtions pas tous ces types parce qu’ils étaient moins dangereux surveillés que clandestins. Avec les Renseignement Généraux, on les fichait et on les avait discrètement à l’œil. Jusqu’au moment où le pouvoir politique avait besoin d’une bonne vague d’arrestations pour rassurer les électeurs. La Quatrième République, tu ne peux pas t’imaginer le merdier que c’était. Enfin, cela nous laissait les coudées franches.
– Et ce Raoul, c’est un ancien des RG ?
– Tu as tout compris. On va te le retrouver ton bonhomme !
Il raccrocha. Thierry décida de rester encore quelques heures à Marseille. Pas envie de retrouver Toulouse et le travail à la banque. Il essaya de joindre Nathalie, mais personne ne décrochait dans l’appartement. Elle devait être en cours. Une question le taraudait. Comment son oncle, issu d’une famille coloniale, plutôt réactionnaire, comme l’immense majorité des colons, avait pu se retrouver dans un réseau communiste antimilitariste, anticolonialiste ? Et puis comment avait-t-il pu venir en France et ne jamais reprendre contact avec ses parents, avec sa sœur !
Il déjeuna dans un petit restaurant du port, sa valise à côté de lui. Il prit des poissons grillés avec un petit rosé de Provence très frais. Puis, dans l’après-midi, il se promena sur les quais et finit par retéléphoner à Paris depuis une cabine, dans les sous-sols d’une grande brasserie.
– Dis donc, petit, tu n’avais pas un autre oncle en Indochine ?
– Si ! l’oncle Henry. Il est mort dans un accident de chemin de fer, en revenant de la guerre, vers la fin 53, enfin je crois.
– De la guerre ? Donc il revenait lui aussi d’Indochine…
– Et bien oui.
– Alors tout s’explique. Mon copain Raoul me posait la question du nom de famille. En effet, si Adrien Lecourt avait disparu en Indochine en 1944, la police n’aurait jamais pu laisser passer un passager du même nom sur un bateau en partance pour la métropole !Or tu me dis qu’il est arrivé à Marseille sous son vrai nom. C’est donc qu’ils ont confondu les deux frères. Ton oncle Adrien est rentré sous le nom d’Henry.
– Et quand Henry est rentré lui-même, quelques mois plus tard ?
– À ce moment c’était la débandade. Il n’y avait même plus de flics pour contrôler quoi que ce soit. Je le sais bien puisque j’ai moi-même pris le bateau à ce moment-là. C’était le foutoir. Les Viets avaient gagné leur guerre. Plus question de finasser. Il fallait rentrer et vite.
– Et pour le lyonnais qu’est ce qu’il dit ton copain ?
– Il lui faut un peu de temps. Il doit me retéléphoner, mais cela sera beaucoup plus difficile que pour Chavez. L’Espagnol était un militant connu des services de police de Marseille, depuis la libération. Les flics qui suivaient l’organigramme du PC de la ville savaient très bien quels étaient les militants spécialisés dans tel ou tel front d’intervention. Du moment qu’ils faisaient un travail légal, on pouvait facilement en déduire une grande part de leurs activités souterraines. Un imprimeur bossait logiquement pour la propagande, l’impression des tracts, un enseignant pour le front culturel, le mouvement de la Paix, un docker, surtout s’il n’était pas connu comme syndicaliste avait donc de grandes chances de se retrouver dans le travail anti-colonialiste. Enfin c’est schématique, mais cela fonctionne.
Par contre quand tu montes dans les responsabilités au sein du Parti, cela devient beaucoup plus compliqué.
– Je reste à Marseille jusqu’à samedi, après il faudra bien que je rentre. Je vais vous donner le numéro de téléphone de l’hôtel où je suis, et vous me contacter dès que votre ami aura trouvé ?
– D’accord petit. C’est juste le temps de deux ou trois jours…

À suivre…

Caillou, 1984

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