Etre et avoir été

La maison de mes grands parents se voit déjà au loin sur la colline.
Mon père, dans son costume noir, est au volant de son automobile.
Arrêté, au feu rouge, au coin de la rue de la Martinière, il la désigne du menton  et me demande :
– Depuis combien de temps n’es-tu pas venu jusqu’ici ?
Je réfléchis. Nous sommes partis en Australie où mon père avait été nommé, lorsque j’avais 12 ans et depuis notre retour, il y a 4 ans, je ne suis pas retourné voir le Papy, donc cela doit faire 8 ans.
– Un bon bout de temps, quand j’étais gosse et que je venais passer les vacances.
Georges hausse les épaules et s’adressant à ma mère, il lance, d’un air désolé :
– Heureusement que mon père venait souvent nous voir. Dire, que nous revenons à Palaiseau, avec le gosse, juste pour son enterrement, t’avoueras que c’est triste.
Et maman, elle, ne dit rien.
Papy venait souvent chez nous, surtout ces derniers temps. Après la mort de ma grand-mère, deux ans auparavant, il venait passer quelques jours à notre appartement, souvent le samedi et le dimanche, ou pour des fêtes, anniversaire ou fin d’année. Il apparaissait, avec sa petite valise en cuir et sa canne, sortant tranquillement du RER. Soucieux de son indépendance, il repartait discrètement, laissant souvent un petit mot sur la table de la cuisine. Dans la chambre du fond du couloir, moitié chambre d’amis et moitié débarras, son lit était toujours disponible. Il se posait dans un fauteuil et regardait tranquillement la télévision tandis que toute notre famille s’agitait autour de lui. Enfin, famille, c’est vite dit puisque nous ne sommes que trois. Papy aimait le bon vin et mon père lui débouchait souvent une bonne bouteille de St. Joseph. Il souriait en tirant le bouchon et nous nous asseyions autour de la table. Maman plaçait la cocotte fumante sur le dessous-de-plat. Mon père était content d’avoir le Papy avec lui.
Et puis voilà qu’en quelques jours, mon grand père, entre la visite du médecin, l’ambulance, l’hospitalisation à Orsay, le temps de le revoir une dernière fois, tout gris, dans ce grand lit tout blanc, avait tout aussi discrètement, sans une plainte, pas un mot plus haut que l’autre, tiré sa révérence. Le papy était mort et ce matin, à l’arrière de la voiture familiale, avec mes parents devant, je regrettais tellement de ne pas avoir plus parlé avec lui, de ne pas avoir pu mieux le comprendre. Une occasion ratée qui ne reviendrait plus !
– Tu viens ?
Ah oui, nous sommes arrivés. Papa a ouvert le portail et nous sortons de l’automobile, maman et moi. Déjà quelques voisins se sont réunis à l’entrée du chemin. Il fait froid et le silence général est pesant juste entrecoupé par les murmures des condoléances que les femmes en noir viennent chuchoter à l’oreille de mes parents.
Le fourgon des pompes funèbres va arriver d’un moment à l’autre.
Je rentre dans la maison de mes grands parents. Que va t-elle devenir ? Avec son travail, mon père ne peut envisager de venir nous y installer ! Il ne se l’avoue pas, mais devra certainement la vendre. D’autant que le prix des terrains attire ici les promoteurs. L’époque n’est plus à ces petites bicoques vieillottes avec des grands jardins. D’autant que je vais bientôt quitter le domicile familial. À la rentrée universitaire, je vais déménager à Toulouse pour entrer à l’ENAC, l’école des ingénieurs de l’aviation avec le concours d’entrée en poche. La maison est déserte et glacée. Je rentre dans la cuisine et en regardant tout autour de moi je me rends compte que rien n’a changé ici depuis mon enfance. Ah, si, la cage posée sur le rebord intérieur de la fenêtre est vide et ouverte. J’y ai, dans mon souvenir, passé des heures à contempler le couple d’oiseaux, des becs de corail, qui y voletaient à mon approche, affolés puis qui se posaient sur la petite balançoire en me guettant de l’œil. J’étais ici, chaque été, pour les grandes vacances et je courais les bois avec les autres gamins du quartier, hurlant des cris d’indiens pourchassés par les cavaliers bleus et c’est au retour de ces grands aventures que ce couple d’oiseaux fascinait l’enfant que j’étais et que je ne suis plus. Ma grand’mère, revenant du jardin, le panier sous le bras, éclatait de rire lorsque elle me retrouvait silencieux et suant à genoux sur cette chaise paillée, devant la cage, et cet éclat de rire affolait les oiseaux qui battaient frénétiquement des ailes, perdant même quelques petites plumes.
Mamie faisaient des confitures de mures, parfois d’oranges amères. Papy me montrait les coins de pêche sur les bords de l’Yvette, c’était il y 8 ans et cela me semble loin.
Dehors le fourgon arrivé de l’hôpital s’est garé sur le chemin et j’entends les claquements de portes et le brouhaha de la foule qui s’approche. Il me faut revenir près de mon père et reprendre ma place dans le monde réel. Je fais un petit tour dans le salon du rez-de-chaussée puis je reprends le couloir de l’entrée, et là, je me retourne et me regarde, surpris dans le miroir toujours fixé à droite de la porte d’entrée.
Je ne suis plus ce que j’étais, la porte s’est refermée, cette gueule de jeune homme sérieux prêt à affronter la vie n’a plus rien à voir à l’enfant qui courait dans cette maison, qui bientôt va, elle aussi, disparaître.
J’étais et suis maintenant autre chose, et cette épreuve brutale est comme une chrysalide.

Caillou, 30 janvier 2010.
(Avec les mots de Christiane: cage / chrysalide / éclat / chemin / enfant /miroir
.
Merci pour elle !).

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