L’argent

Caillou blanc: J’avais dit pas d’humour! Pas de second degré!
Caillou noir: Mais laisse tomber, c’est un vieux texte destiné à faire rire des profs
pour entrer à la fac en 1988. Et puis c’est de l’ironie, rien de plus.

Caillou blanc se retire en maugréant…

L’ARGENT

Il ne peut être question d’écrire sur l’argent sans avoir tout d’abord déblayé le terrain et réussi à donner une définition valable de ce qu’il est, de ce qu’il n’est pas, de ses moyens d’existence, de sa reproduction et enfin de sa mort.
Je risquerais, sans cette première analyse, de partir de présupposés communément admis. Grave erreur puisque cela m’amènerait aux contrevérités que l’on voit fleurir régulièrement dès que les meilleurs amis du monde échangent leurs opinions respectives sur Dieu, la Politique, l’Histoire des Nations, la Fondue savoyarde ou le Tour de France. Et il est à noter qu’ils en viennent alors très souvent aux mains !
Soyons rigoureux : l’argent ne prend pas de majuscules.
Ou alors très rarement. Puisqu’il ne s’agit pas d’un nom propre, pour des raisons facilement compréhensibles, l’argent est donc un nom commun. Il est vrai qu’il est plus commun pour certains que pour d’autres.
Bien qu’il existe à l’état natif dans certaines contrées reculées et curieusement montagneuses du nord de l’Europe et du sud des Amériques, l’argent ne doit normalement son existence qu’a la présence préalable d’agents reproducteurs : l’offre et la demande. Je vais donc m’efforcer de reproduire, un peu artificiellement, le processus qui a permis la naissance de l’argent : la rencontre de ces deux agents reproducteurs.
Sur un terrain plat, carrefour routier, gué fluvial, plaine fourragère, considéré comme territoire neutre, la venue concomitante de l’offre, (troupeaux de moutons, semences de blé, tissages de laine, puis, plus tard, produits manufacturés, montres japonaises, automobiles allemandes, réfrigérateurs…) et de la demande, (se nourrir, se vêtir, connaître l’heure, se déplacer, boire son Pastis avec des glaçons), engendre l’argent comme moyen de réaliser une affaire intéressante pour les deux parties. Même si ce n’est pas toujours le cas, l’un estimant parfois avoir fait une meilleure affaire que l’autre.
Je peux donc, d’ores et déjà, émettre une vérité première :
 l’argent naquit un jour de la rencontre de deux corps dans un milieu favorable.
Prenons un exemple : si l’offre est une jarre d’huile d’olive d’excellente qualité, mais qu’elle est proposée en pleine région de cuisine au beurre, l’argent n’apparaîtra pas car il n’y aura pas de demande. Il n’y en aura pas plus si cette même jarre est ensuite exposée le 31 décembre au soir au sommet du Mont-Ventoux, désert en cette période de l’année. Il en sera de même si l’on s’obstine ensuite à vouloir la vendre aux populations déshéritéesd’Éthiopie qui n’ont pas d’argent mais bien d’autres problèmes à résoudre. Mais si, par contre, cette jarre est placée judicieusement sous les regards brillants de convoitise des amateurs dechurros d’Ibérie centrale, on pourra alors assister au curieux phénomène qui nous préoccupe ici : l’argent apparaîtra, furtivement exhibé dans une main tremblante, puis il disparaîtra rapidement dans la poche du fabricant d’huile d’olive, exténué, qui pourra enfin rentrer chez lui après ce périlleux voyage.

Il s’agit là d’un simple exemple, car si l’on devait être complet, il faudrait mentionner le taux de change, les frais de douane, les différents bakchichs ainsi que les frais de transport, de stockage et la location de l’emplacement de vente. Si l’oléiculteur de cet exemple était, au départ, démuni d’argent et qu’il a du payer tout ces frais en nature, il ne doit plus rester grand-chose dans la jarre.
L’argent n’est pas apparu spontanément dans l’Histoire.
Pendant très longtemps la rencontre fortuite de l’offre et de la demande n’a engendré que le vol, la guerre, le pillage, la diffusion des maladies infectieuses et bien d’autres désagréments avant de réussir, par une mutuelle reconnaissance des deux parties, à faire naître le troc, l’échange des cadeaux rituels, les maladies sexuellement transmissibles et les dictionnaires bilingues.
Ce n’est que par de patients tâtonnements, que la pratique enseignait, que l’on pouvait, a cette époque lointaine, acquérir le salon de jardin complet avec le parasol assorti en échange d’un vieux stock de dalles delauzes cévenoles qu’on s’était déjà fait échanger contre une motte de beurre et un assortiment de verres dépareillés.
Sans céder à un romantisme facile et un peu réactionnaire, on doit quand même imaginer cette période comme à la fois effroyablement complexe et follement amusante. Sans argent, sans commerçant, mais avec l’exquise politesse et l’immense patience des Bédouins du désert, entamer un troc fructueux demandait certainement une compréhension profonde de son interlocuteur et de ses intérêts, un grand sens de la psychologie et une maîtrise de la parole qui ne peut faire apparaître l’étape ultérieure de la civilisation que comme brutale, triste et somme toute décadente.
Mais l’Histoire a cette particularité, commune avec le dentifrice, qu’elle ne revient pas en arrière !
Petit à petit, des produits de substitution s’échangèrent entre les deux parties : galets, coquillages, boutons de culotte ou, mais très rarement, dalles delauzes . Mais l’apparition de l’argent vint résoudre les problèmes liés au stockage de ces valeurs d’échange. (En particulier, en ce qui concernait les dalles delauzes.)
Le lieu de rencontre entre l’offre et la demande, devenant de plus en plus fréquenté, on y fit construire des bâtiments en dur, d’abord les halles, puis le temple, pour y prier avant la transaction, puis des hôtels, des restaurants, des cirques, des cinémas, et tous autres lieux que la morale réprouve, pour pouvoir y dépenser l’argent qu’on venait juste de gagner. C’est la naissance des villes.
Toulouse, Bordeaux, Paris et Montesquieu-Volvestre en sont les admirables exemples.
L’inquiétant, dans cette révolution urbaine, c’est qu’on perdit de vue les étoiles, l’immense dais constellé qui couvrait jusqu’alors le sommeil des hommes, l’éclairage public venant cacher, par son halo ininterrompu les lumières célestes qui les avaient fait rêver.
Tout cela restait assez simple, mais, la création de l’argent nécessite aussi qu’un occupant constant du lieu d’échange le produise, ce qui demande toute une infrastructure : château fort, soldats en armes avec l’équipement complet, fonderies, artisans spécialisés, etc.
Il est bien évident que tout l’attirail en question coûtait fort cher, même à l’époque, il fallait donc faire payer l’offre et la demande à l’entrée de la ville, devant la buvette, à la sortie, et surtout au cours même de la transaction.
Cette dernière opération n’a d’ailleurs pas disparu, elle nous est restée sous le nom de TVA.
À partir de là tout se complique. Ce qui au départ allait de soi ; je te prends ta jarre d’huile d’olive mais tu emportes ma collection complète de Paris Match des années 52 à 57, est devenu maintenant une grosse affaire.
Le commerçant s’installe entre l’offre et la demande, il en tire un bénéfice dont il remet une partie au Pouvoir. Celui-ci le protège contre les justes revendications des producteurs et des consommateurs puis ils vont, tous les deux, se faire construire villas avec piscine et tout-à-l’égout. Tandis que le Pouvoir apprendra à chasser et à réciter des poèmes aux demoiselles, le commerçant apprendra à compter.
Contrairement à l’eau, qui dévale toujours dans le sens de la plus grande pente, l’argent remontait vers le Pouvoir, ce qui lui laissait des loisirs, tandis que l’immense plèbe s’échinait, le regard collé aux dures réalités de la vie quotidienne. Cela n’a pas beaucoup changé, le suffrage universel n’ayant rien modifié à cet équilibre, même si les regards de la plèbe sont maintenant braqués sur les téléviseurs.
Quelques siècles plus tard, le commerçant, n’ayant plus besoin du Pouvoir, et avec l’aide des producteurs qu’il aura habilement subjugués, le renversera et établira sa propre domination. Il prendra toutefois le soin de le faire au nom ces Intérêts Supérieurs de la Nation, ce qui a quand même plus belle allure.
Au cours de cette lente évolution, l’argent, porteur des attributs du Pouvoir qui l’avait émis finira par ne plus porter que les attributs de l’argent lui-même. Il deviendra en quelque sorte indépendant. Du profil auguste du Roi à la signature du caissier principal, que de siècles nous contemplent.
Par un de ces retournements que l’Histoire nous réserve, on peut dire que si le Pouvoir a créé l’argent, c’est maintenant l’argent qui crée le pouvoir, mais je vois bien que mon sujet m’échappe, même si l’argent est aucœur de l’Histoire, vous vouliez qu’on vous parle d’argent : Parlons-en.
Comme nous venons de le voir, l’argent est le propre de l’homme, bien plus que le rire qui n’est finalement pas autant utilisé qu’on peut le croire, et bien plus que l’amour avec lequel il est difficile d’obtenir tous les jours un steak saignant dans son assiette. Au cœur des rapports sociaux il a construit la modernité et a su prendre une telle place dans les modes de vie que l’on est en droit de se poser la question :
L’argent a-t-il une vie en soi?
En effet, si sa naissance dépend de l’homme, peut-il vivre sans lui ? Bien évidemment non ! Il ne sert que d’essayer de se défaire de pesos argentins pour s’en rendre compte. Rappelons que les manifestants deBuenos-Aires en bombardaient la police lors de la chute du régime des militaires.
La valeur de l’argent n’est pas stable, elle fluctue au gré des désirs du pouvoir et des banquiers internationaux.
On peut remarquer d’ailleurs qu’il n’a pas que l’argent qui fluctue ainsi, la dalle de lauze cévenole qui valait très cher avant l’invention de la tôle ondulée n’a plus, actuellement, aucune valeur, sauf, bien entendu, pour quelques snobs de la banlieue parisienne qui veulent ainsi épater leurs voisins.
À ce stade de la démonstration, je peux donc affirmer que l’argent né avec l’offre et la demande, n’a prospéré qu’avec l’alliance du Pouvoir et du petit commerce, n’est pas près de mourir (quoi qu’en pensent les utopistes duXIXe siècle) et n’a comme valeur d’usage pas plus de vie en soi qu’une binette de jardinier ou qu’un dérailleur de bicyclette. (Encore que, dans ce dernier cas, on puisse se poser la question).
L’argent n’est donc pas un corps biologique !
Je dois donc me poser la question : à t’on voulu, en nous demandant d’écrire vingt pages, sur un tel sujet, nous suggérer d’aborder surtout l’aspect symbolique de l’argent, le mystère de son incarnation, la convoitise un peu suspecte qu’il suscite, l’hypocrisie dont on entoure sa dévotion ?
Je ne voudrais pas, dans un tel domaine, me fier aux seuls enseignements de la culture. Si l’on admet que la culture, et la littérature en particulier, se veut le reflet du monde, on doit bien constater qu’à l’exception d’unBalzac, un peu solitaire, beaucoup de grands écrivains ont surtout écrit de beaux livres avec des grands sentiments et n’ont pas voulu traiter ce sujet.
Je vais donc proposer ci-dessous l’étude systématique d’une caractéristique spécifique, isolante, fiable, qui pourra être mesurée, quantifiée, et même répétée à l’infini :
L’argent fait du bruit !
Contrairement à la nature, qui émet des sons, (vent, claquement, gazouillis, frémissement), l’argent n’émet que des bruits. Cette évidence, je vais la démontrer, mais qu’on me permette, en préambule, de rappeler une histoire survenue àTill l’espiègle, le fabuleux héros de l’indépendance flamande.
En route vers Heidelberg, Till s’arrête à Bamberg, dans une auberge, sur le bord de la route et demande à l’aubergiste un peu de pain, un œuf dur et de l’eau fraîche. Attablé, il commence son repas frugal lorsque, à la table voisine, de riches bourgeois, de retour d’une foire des environs se mettent à table. Avec force rires et cris, ils dégustent poulardes rôties, vin duRhin, côtelettes, oignons frits, charcuterie, haricots, fromages, tartes aux pommes et d’autres mets odoriférants.
Tous ces plats sentent si bons que Till interrompt son repas solitaire et se met à humer, fermant les yeux, toutes ces bonnes odeurs, chaudes, délicieuses, parfumées et sensuelles.
Peu après, son modeste déjeuner terminé, Till se lève et va payer à l’aubergiste la petite somme d’argent convenue au départ, mais celui-ci lui réclame alors une rétribution trois fois supérieure.Till s’en étonne : »Comment, je devais te payer trois sols, et tu m’en réclames maintenant neuf ? »
Le tavernier lui répondit immédiatement : »Oui »je sais, mais si tu as mangé pour trois sols, tu en as humé pour six, cela fait donc bien neuf ! »
Till en était convaincu et il ne protesta pas. Il sortit donc de sa bourse les neuf pièces de monnaie et les fit cliqueter sur le comptoir, les jetant d’une main, les rattrapant de l’autre. Le bruit délicieux de l’argent roulant sur le bois résonnait encore lorsqu’il écria, rempochant sa monnaie : »J’en ai respiré pour six sols, c’est vrai, et c’était très bon, tu viens d’entendre le bruit de l’argent pour la même somme, nous sommes donc quittes. »
Cette petite histoire témoigne bien que le bruit de l’argent est un bruit spécifique et qui se reconnaît dès le premier abord.
Prenons maintenant un autre exemple situé beaucoup plus près de nous.
Lorsqu’une plate-forme pétrolière en Mer du Nord explose et s’enflamme dans la nuit, brutalement, entraînant dans la mort plusieurs dizaines d’employés, ce n’est pas le mugissement des vaguesocéanes s’écrasant sur ses piliers d’acier que l’on entend ce ne sont pas les hurlements des hommes plongeant dans les lames pour échapper aux flammes, qui s’échappent des haut-parleurs de nos postes à transistors. ! Ni la fournaise, ni les cornes de brume des bateaux accourus porter secours, ce que l’on entend, c’est le bruit des actions du pétrole de la Mer du Nord qui montent dans les bourses du monde entier. Le fantastique écho des médias se porte sur l’argent gagné artificiellement, sur l’argent disparu en fumée, sur les inquiétudes des milieux boursiers, sur les rumeurs, sur les ragots. L’argent fait du bruit lorsque les bourses craquent et que les banquiers se suicident. L’argent fait du bruit lorsque les guerres ne se comptent plus en centaines de milliers de morts mais en investissements fructueux pour les marchands d’armes. Il suffit d’allumer quelques instants la télévision aux heures de plus grande audience ou un poste de radio sur une station périphérique pour entendre le bruit de l’argent qui suinte et dégouline, par tous les pores des informations, de la publicité ou de la fiction romanesque. Le choix del’info , c’est de l’argent ! L’agencement d’une pub, sa durée, c’est de l’argent ! Le suspens d’un feuilleton, le choix de son intrigue, c’est de l’argent ! La petite musique criarde des variétés passagères, c’est de l’argent ! Mais c’est de l’argent qui crie. Bien plus que du temps, l’argent c’est du bruit. Et c’est même souvent un bruit de fond.
Pourtant l’argent est aussi un formidable silence. Sujet tabou : la fortune personnelle, les émoluments réservés, les dessous-de-table de toutes les machinations politiques, judiciaires ou diplomatiques. On peut savoir qu’elle est la dernière petite amie d’un homme célèbre, mais pas à combien s’élève sa fortune! C’est pourtant souvent lié, surtout si elle est jeune et jolie et s’il est vieux et moche. On montrera plus facilement ses seins que son bulletin de salaire, on dévoilera plus facilement ses opinions politiques que le montant de ses économies. Silence sur les bénéfices, cela n’intéresse pas grand monde en dehors de quelques feuilles de choux syndicalistes. Silence sur les actionnaires, (ou alors il faut les appeler « investisseurs », c’est plus chic), et, jusqu’au début des années quatre-vingt, silence sur les patrons, (c’était un terme très laid, un peu obscène).
Mais c’est vrai que cela change. Les médias les appellent désormais entrepreneurs et cela redevient bruyant.
Que l’argent émette du bruit, ou du silence, cela se voit surtout par comparaison ; la nature produit des sons et n’est jamais totalement silencieuse.
La question n’est donc pas tellement de parler de l’argent mais de parler des moyens d’enregistrer le bruit qu’il produit et donc de savoir comment ce bruit est perçu par l’auditeur. Nous pourrons alors être renseignés sur les rapports induits entre l’auditeur et l’argent, sur la valeur qu’il donne à ce bruit.
Je proposerai pour réaliser ce projet, et après avoir déterminé un quorum représentatif des différentes catégories socioprofessionnelles, de soumettre un auditoire, à des bruits savamment mêlés, puis à demander à chacun de faire l’addition des sommes dont il vient d’entendre les différents bruits. Par exemple, un bateau de plaisance, un avion à réaction ou une liasse de billets rapidement froissés, mêlés à des pépiements d’oiseaux dans un sous-bois, des clapotis de ruisseau dans une roselière, le mugissement du vent dans des hêtraies.
La juxtaposition des sommes ainsi notées avec l’origine sociale et professionnelle de l’auditeur déterminerait son bon ou son mauvais rapport au bruit de l’argent, permettrait de classer les individus, d’analyser leur position sociale face à la valeur symbolique, en bref, cela serait une approche plutôt poétique du rapport signal/bruit concernant l’argent.
La deuxième expérience qui pourrait être menée consisterait à poser simultanément deux questions pratiquement semblables au même auditoire.
– Quelle part de votre budget consacrez-vous chaque semaine à la pêche ?
– Quelle part de votre budget consacrez-vous chaque semaine à l’amour ?
(Il va de soi que la juxtaposition des deux termes argent/amour relève, pour la plupart des individus, dans nos sociétés judéo-chrétiennes de l’obscénité au pire, de l’incongruité au mieux.)
Les réponses à ces questions n’ayant aucune importance en tant que telles, bien entendu, c’est la différence entre chacune des deux réponses au niveau des bruits parasites qui sera significative. En effet, il y a fort à parier que la gêne occasionnée par la deuxième question engendrera rires, gloussements, éructations, indignations ou silences pesants et c’est cette différence entre les bruits parasites qui, là aussi comparée à une grille des catégories socioprofessionnelles donnera un sens au rapport affectif que l’auditeur entretient vis-à-vis de l’argent.
Enfin, et toujours dans le même cadre, enregistrer le bruit de l’argent serait l’enregistrement des réponses et des débats qu’entraînerait une question du type :
– Si vous aviez 10 000 F là, sur la table, qu’en feriez-vous ? (10 000 F ne représentent pas la même somme suivant ce qu’on a, ce qu’on est, d’où l’on vient, où l’on va.)
Nous pourrions analyser et comparer les réponses obtenues en fonction du temps de parole, du choix des termes, de leur précision, de la capacité imaginative et de l’origine sociale de la personne interrogée.
Mais quel intérêt y aurait-il à isoler ainsi le bruit spécifique de l’argent au milieu des sons de la nature et des activités humaines ? Peut-être cela nous permettrait de régler une bonne fois pour toutes l’ambiguïté fondamentale que nous entretenons tous avec l’argent.
Qu’on ne s’y trompe pas, nous sommes, nous, français de souche et majoritairement catholiques, issus d’une civilisation et mal intégrés dans une autre. Je m’explique : après avoir, pendant des siècles, confinés les juifs dans les métiers de l’usure par l’interdiction qui leur était faite de toute autre activité productrice, l’église catholique, qui considérait toutes les activités financières comme maléfiques par essence même, a entaché l’argent et l’enrichissement de toutes les tares. Elle prônait plutôt le travail et glorifiait la pauvreté.
Il y avait là belle matière à hypocrisie puisqu’elle retombait régulièrement elle-même dans les travers qu’elle condamnait. Qu’on en prenne pour preuve la régulière réapparition des ordres mendiants et des règles draconiennes de pauvreté et leur inéluctable transformation par la prospérité monastique et l’accaparement des terres.
De cette période extrêmement longue nous viennent des habitudes de pensée, communes avec beaucoup de pays latins, condamnant l’argent. Proverbes et chansons, littérature (courtoise) et histoires (héroïques) nous font mettre en avant l’amour et le courage, la beauté et la patience, le sens du devoir et celui de la générosité et nous mettent mal à l’aise devant une civilisation bien différente : celle deLuther et de la révolution anglaise. Ce vaste bouleversement des idées qui nous prend en 1789, et qui ne nous lâchera plus : la révolution bourgeoise. Dès lors, tout est faussé. Le fameux « Enrichissez vous ! de Guizot apparaît en fait immoral aux yeux de la plupart de ses contemporains, et je suis presque sùr qu’il continue a l’être pour la plupart d’entre nous.
Ce mal à l’être est évacué par une sorte de distanciation qui nous fait placer l’argent sur un autre plan que l’amour. L’argent, monde du réel, devient ainsi monde du caché, inversion des valeurs. Nous préférons ne pas en parler et continuer, vaille que vaille, à mettre en avant les valeurs autrement plus nobles que nous ont inculqué les quinze siècles du totalitarisme chrétien.
Cette évolution des mentalités est d’autant plus d’actualité que nous entrons maintenant dans l’ère de l’argent invisible. Nous ne parlons pas de ce que nous ne voyons plus ! Cartes bleues, chèques, gestion de comptes par minitel, virements de comptes à comptes par TIP., nous habituent de plus en plus à manier une valeur que nous ne touchons pratiquement plus.
Ce qui ne fait pas l’affaire de tout le monde, le voleur traditionnel doit envisager sérieusement une reconversion professionnelle. (Exemple : il n’y a eu que 2 hold-up minables en 15 ans à l’aéroport de Roissy où l’argent réel a déjà pratiquement disparu !)
Après l’argent sonnant et trébuchant, nous avons eu le papier-monnaie, qui était déjà une symbolisation de l’argent. Depuis quelques années, celui-ci disparaît et nous n’avons plus besoin de toucher pour avoir. La généralisation du crédit fait vivre de plus en plus de gens sur de l’argent d’autant plus invisible et fictif qu’il est situé dans le futur, sinon l’aléatoire. Curieux monde que celui d’une automobile bien réelle, qui vaut un prix certain, qui a été payé avec de l’argent que l’on gagnera peut-être dans 10 ans.
Je ne parle là que du budget des ménages, des salariés, des gens comme vous et moi, mais si je regarde comment fonctionne la Bourse, je m’aperçois que toutes les notions que j’ai développées dans les 13 pages précédentes ne sont plus de mises.
L’argent n’est plus ce qu’il était.
Horreur ! Mes croyances s’effilochent. L’étrange lucarne qui chaque jour s’évertue à me bourrer d’informations économiques de plus en plus complexes ne répond jamais à mes interrogations. Je vogue dans des termes bizarres : »le taux de l’argent au jour le jour », « le loyer de l’argent », « le prix de l’argent », mais qu’est ce donc ? Des milliers de gens tremblent devant les menaces américaines sur « les taux d’intérêts », que cela soit en hausse ou en baisse ? Je n’y comprends rien et ils me laissent rêveur, ils ne doivent pas vivre l’argent comme moi.
Des fortunes fictives pèsent de tous leurs poids, attirent la confiance, drainent des sommes tout aussi fictives mais colossales puis s’effondrent victimes, de la méfiance collective des boursicoteurs. Mais la vraie question que l’on peut se poser c’est de savoir qui a perdu ? Qui a gagné ? Alors que la nature est régie par cet axiome du « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme », l’argent moderne peut lui se perdre sans laisser la moindre trace.
Jouissons de la vue d’une montagne qui n’existe que dans l’imagination de ceux qui la voient ! Cela n’est pas grave si elle s’effondre, d’autres s’élèvent déjà un peu plus loin. Dans le monde de l’argent fiction, ceux qui rêvent plus vite que les autres gagnent et empochent la mise.
Malheur à celui qui compare réellement la valeur de l’action aux résultats de l’entreprise qui l’a émise, il n’a rien compris, il ne peut pas voir la montagne, encore moins la gravir, il a des siècles de retard.
Et demain ?
Je proposerai pour l’avenir deux hypothèses, toutes les deux aussi sombres.
Dans un très beau roman de science-fiction américaine, ORA:CLE de Kevin O’Donnell, chez Robert Laffont, l’auteur développe le thème suivant ; L’argent n’existe plus en tant que tel. La pollution et les incursions de chasseurs extraterrestres obligent la grande majorité des citoyens à vivre et à travailler dans leurs appartements. L’activité quotidienne de chacun s’exécute à distance par l’intermédiaire d’un gigantesque réseau d’ordinateurs reliés à des périphériques. Elle est concrétisée par l’apport ou le retrait de « possibilités de consommation » sur un compte que l’on peut ainsi gérer à domicile. À l’aide d’un télé transporteur, on peut recevoir chez soi tout ce que l’on désire. Mais lorsque son compte est vide, on meurt inéluctablement car on est alors immédiatement coupé du réseau. L’argent, devenu flux vital, occupe tout l’espace.
Il est devenu la porte étroite que l’homme doit emprunter pour appréhender le monde, et vivre.
En transposant un peu cette effroyable utopie négative, j’imagine assez facilement qu’à partir des techniques actuelles, on puisse relier une carte à puce sur un organe vital du corps de son propriétaire. Le moindre découvert entraînerait la disparition du coupable. On réglerait ainsi très rapidement le problème de la pauvreté et du chômage, même au prix d’une chute démographique. (D’un point de vue écologique, ce ne serait pas si grave pour la planète).
Futur fait de minitels et de téléachat, de solitude urbaines, d’exclusions multiples et variées, de peurs et de surconsommations, l’argent aurait gagné la partie.
L’argent continuera à être inégalement réparti.
« Un petit élève studieux et sage d’Union Soviétique pose une question difficile au maître du Kremlin :
-Dans la période du communisme intégral, y aura-t’il encore de l’argent ?
Celui-ci réfléchit longuement et lui répond :
– Si tu poses la question aux impérialistes américains, ils te répondront assurément oui ! Si tu poses la question aux maoïstes chinois, ils te répondront assurément non ! Quant à nous, mon petit garçon, nous condamnons ces deux systèmes de pensée trop figés. Nous sommes plus dialectiques. Nous disons donc qu’il y aura des gens qui en auront, et d’autres qui n’en auront pas ! »
Cette blague antisoviétique tirée du célèbre petit volume paru en livre de poche sous le titre : Le communisme est-il soluble dans l’alcool ? nous éclaire tout autant que les rêveries de la SF américaine sur le devenir de l’argent.
Malgré Archaos de Christiane de Rochefort, et l’abondante littérature utopiste, je ne veux plus croire aux avenirs radieux. L’argent ne disparaîtra qu’avec l’homme. Le futur de l’argent n’est pas rose, il est noir ou il est gris.
Pour conclure, puisque l’argent ouvre toutes les portes, j’ose espérer qu’il m’ouvrira celle de l’université.

Je vous remercie de votre attention.

Caillou, en 1988

 

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