« OUBLIER CAMUS » d’Olivier CLOAG

Critique d’un pamphlet.

Un petit livre, de 160 pages, paru en septembre 2023 aux Éditions La Fabrique fait un tabac dans les milieux intellectuels, militants et chez les amoureux d’Albert Camus. 64 ans après sa mort, un universitaire de Caroline du Nord aux États-Unis propose d’oublier Camus.

 

En trois parties :

1° Ce pamphlet est un torchon bourré de citations tronquées, d’interprétations tendancieuses, de falsifications historiques, de rumeurs invérifiables.
Il est anachronique, car incapable de se replacer dans la période historique, qui date de plus de 70 ans. Il juge Camus au nom d’une idéologie contemporaine, moraliste, américaine, le décolonialisme, que l’on peut rapprocher des théories post-modernes de déconstruction.
2° Heureusement Albert Camus a beaucoup écrit et on peut trouver assez facilement ce qu’il disait, pensait et sentait, politiquement et humainement sur son pays de naissance l’Algérie. Une partie de cette critique va donc constituer à s’appuyer sur les textes mêmes d’Albert Camus pour remettre les choses en place, jeter l’ouvrage de Mr Cloag à la poubelle et enfin, relire Camus
3° Car le lire, maintenant, dans cette impasse épouvantable de la guerre entre Israël et le Hamas, c’est aussi un formidable rappel du courage d’être humain. C’est un appel aux hommes et femmes de paix, aux refus des haines qui divisent et de la violence qui ne fait qu’engendrer la violence.

1° Un torchon
Commençons par une citation tronquée :
Page 16
Notons ce qui ne choque pas Camus :
le détail du salaire horaire des uns et des autres, les Algériens gagnant après les grèves 2,30 frs et les pieds-noirs 7,20 Fr.
Camus ne remet pas cette injustice criante en cause, au contraire, il la prend comme donnée absolue dans ses calculs. C’est l’acceptation de l’axiome impérial : les Européens gagnent plus que les Algériens à travail égal.
Du coup je vais chercher l’article de Camus dans Alger républicain du 12 octobre 1938
et je trouve :
La spéculation contre les lois sociales
… La hausse des salaires a donc un peu amélioré la situation du manœuvre indigène. Mais lorsqu’il s’agit d’un homme qui gagnait 11 frs 20 par jour, on sent bien qu’une amélioration de cet ordre n’est encore qu’un pis-aller.

Page 21 :
les colons européens vivent cette décision comme une atteinte à leurs privilèges.
Mais qu’est-ce qu’un colon ? Dans le dictionnaire Robert, je lis :
Personne libre attachée héréditairement au sol qu’elle exploite.
Personne qui est allée peupler ou exploiter une colonie.
Habitants d’une colonie.

En langage commun, un colon c’est un propriétaire terrien. Donc une minorité des européens d’Algérie, plutôt habitants des villes, et artisans, commerçants ou employés.
Olivier Cloag essentialise tous les Européens d’Algérie sous le terme de colon.
Voyons ce qu’écrit Albert Camus sur le terme « colon » :
Chroniques Algériennes : Page 359 des œuvres complètes
LA BONNE CONSCIENCE
Entre la métropole et les Français d’Algérie, le fossé n’a jamais été plus grand. Pour parler d’abord de la métropole, tout se passe comme si le juste procès, fait enfin chez nous à la politique de colonisation, avait été étendu à tous les Français qui vivent là-bas. À lire une certaine presse, il semblerait vraiment que l’Algérie soit peuplée d’un million de colons à cravache et à cigare, montés sur Cadillac.
Cette image d’Épinal est dangereuse. Englober dans un mépris général, ou passer sous silence avec dédain, un million de nos compatriotes, les écraser sans distinction sous les péchés de quelques-uns ne peut qu’entraver, au lieu de favoriser la marche en avant que l’on prétend vouloir. … /… 80 % des Français d’Algérie ne sont pas des colons, mais des salariés ou des commerçants.

Page 24 :
Le soutien de la gauche en Algérie au projet Blum/Violette est considéré par Cloag comme le meilleur moyen de neutraliser toute velléité d’indépendance :
Considérant que loin de nuire aux intérêts de la France, ce projet les sert de la façon la plus actuelle. Dans la mesure où il fera apparaître aux yeux du peuple arabe le visage d’humanité qui doit être celui de la France.
En adoptant cette attitude, Camus ne remet donc pas en cause la structure coloniale. S’il est exact que Camus est assimilationniste, donc pour une assimilation des Algériens à la République française, dont les premiers pas étaient la proposition Blum Violette cela ne signifie nullement qu’il était pour la colonisation.

Page 26
Puis quand le Parti Communiste (Algérien) quitte ce soutien à la réforme Blum/Violette alors Camus quitte le PCA. C’est à ce moment en 1937 que Camus quitte le parti communiste algérien… C’est un mensonge pur et simple ! Voilà ce qu’écrit l’historien Guy Pervillé dans une conférence :
Ainsi s’explique son adhésion juvénile au PCA, à la fin de l’été 1935. Il en fut exclu deux ans plus tard parce qu’il refusait le reniement de la solidarité anticolonialiste avec l’Étoile nord-africaine puis le Parti du peuple algérien (PPA) de Messali Hadj au nom de l’antifascisme.
(http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3?id_article=274

Page 27
Pour Cloag quand Camus écrit sur la misère en Kabylie (page 27) c’est pour montrer que la France ne fait pas ce qu’il faut. Même si le journal ou il publie ces articles est interdit, cela prouve qu’il soutient la colonisation. Il suffit de lire « misère en Kabylie » pour voir le contresens absolu.
Page 1413 des œuvres complètes : Notice. Camus et l’Algérie.
D’une enquête en Kabylie, il rapporte, en juin 1939, les onze articles de « Misère de la Kabylie », description minutieuse des ravages de l’organisation économique et sociale mise en place par le système colonial. Le ton est modéré, mais la dénonciation implacable ; dorénavant, Camus est aux prises avec une censure qui le réduit au chômage l’année suivante, ce qui l’oblige à partir pour Paris.

Page 31
Quand Camus n’écrit pas sur les massacres de Sétif et Guelma, cela prouve qu’il soutient la répression. Ce qui est totalement faux. Camus écrit :
Chroniques Algériennes : Page 360 des œuvres complètes.
Qui, en effet, depuis trente ans, a naufragé tous les projets de réforme, sinon un Parlement élu par les Français qui fermait ses oreilles aux cris de la misère arabe, qui a mis que la répression de 1945 se passe dans l’indifférence, sinon la presse française dans son immense majorité ? (Note : Sur les évènements de Sétif.)

Donc qu’il écrive ou pas Camus est un colonialiste.
Ce livre est donc bourré de contresens.
À partir de là je me méfie de toutes les citations tronquées.

On en arrive à l’affirmation page 34 qui cite 5 lignes :
Entre ces deux causes, celle de l’humanisme et celle de l’Algérie française, Camus a effectivement choisi la seconde. Le masque tombe quand il dit à Quillot, en septembre 1959, « si l’Algérie devient indépendante, je quitterai la France. Je partirai au Canada. 48 »
Je cherche la source. Gloag indique par une note N° 48 : Œuvres complètes. Tome II, Page 1861.
Dans l’exemplaire CAMUS œuvre complète Tome II, page 1861, édition de 1965 cette note ne figure pas ?
Un camarade m’envoie une autre version du même livre. Et il me précise par mail : Il s’agit de la réédition de 2000 d’une édition originale de 1965 de « Albert Camus Essais ». Dont acte ! 40 ans après sa mort, Camus parle encore !!!
Cette phrase est citée également dans la même conférence de Guy Pervillé de 2012
La seconde [29] est une sorte de conclusion personnelle ajoutée par Roger Quilliot : « Dirai-je, pour finir, que Camus ne parvint jamais à se faire à l’idée d’indépendance de l’Algérie. La dernière fois que je le vis en 1959, après le discours sur l’autodétermination, il me dit : « (…) si l’Algérie devient indépendante, je quitterai la France. Je partirai au Canada ». La contradiction avec la lettre du 19 octobre 1959 citée par Philippe Vanney semble totale, mais sans doute faut-il comprendre que Camus évoquait devant Roger Quilliot l’hypothèse d’une victoire de la sécession.
Il s’agit donc d’une phrase dite par Camus dont se souvient Quilliot, plusieurs années plus tard.
Cette phrase isolée (et qui n’a pas dit une connerie à un moment ou à un autre de sa vie !) est en contradiction avec tout ce qu’écrit Camus.
Mais Cloag en fait ses choux gras !

Après les phrases tronquées, passons aux interprétations :
Page 45
Sa lecture du symbolisme des rats dans la peste roman écrit en 1941, est proprement dégueulasse. Les rats de la peste sont, d’après Olivier Cloag, les Algériens qui vont envahir Oran. Alors que tous les autres lecteurs y ont vu une allégorie de l’occupation allemande de la France. Non seulement cette interprétation est scandaleuse pour Camus mais elle l’est aussi pour les Algériens !

J’en profite pour signaler que France 2 a annoncé que le premier épisode de “La Peste” serait diffusé le lundi 4 mars à 21h10. La chaîne publique proposera les deux premiers épisodes ce soir-là. Réalisée par Antoine Garceau sur un scénario de Gilles Taurand et Georges-Marc Benamou, cette nouvelle mini-série en quatre épisodes s’inspire du célèbre livre éponyme écrit par Albert Camus.

Page 53
Cloag fait l’apologie de la violence révolutionnaire des colonisés. Il suit en cela la bonne lecture d’un Fanon ou d’un Sartre tandis que Camus, qui est fondamentalement contre la violence, qu’elle soit coloniale ou révolutionnaire écrit :
Chroniques Algériennes : Page 364 des œuvres complètes.
Telle est, sans doute, la loi de l’histoire. Quand l’opprimé prend les armes au nom de la justice, il fait un pas sur la terre de l’injustice (1°). Mais il peut avancer plus ou moins et, si telle est la loi de l’histoire, c’est en tout cas la loi de l’esprit que sans cesser de réclamer justice pour l’opprimé, il ne puisse l’approuver dans son injustice, au-delà de certaines limites. Les massacres des civils, outre qu’ils relancent les forces d’oppression, dépassent justement ces limites et il est urgent que tous le reconnaissent clairement. 1° (Argumentation reprise dans l’Homme révolté)

Mais on va trouver encore plus amusant :
Page 57 où Sartre devient résistant !
On parle bien du Sartre qui fait applaudir Les mouches  au théâtre de la Cité le 2 juin 1943 :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Mouches
https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Paul_Sartre
« Je maintiens qu’en une vingtaine d’années consacrées à la recherche et à des travaux sur l’histoire de la Résistance en France, je n’ai jamais rencontré Sartre ou Beauvoir. »
Dit le journaliste résistant Henri Noguères à l’historien Gilbert Joseph :

Et Page 62 ou Camus devient un collabo des Allemands puisque défaitiste-pacifiste dès 1939. (Ce qui d’ailleurs était aussi le cas de Giono)
En 1943, il devient lecteur chez Gallimard, entre dans la Résistance et prend la direction de Combat.
Le journal se revendique comme la « voix de la France nouvelle » et Camus ne souhaite pas qu’il soit associé à un quelconque parti politique. En mai ; la résistance lui délivre une fausse carte d’identité sous le nom de Albert Mathé, lui donnant comme résidence rue de petit vaux à Epinay-sur-Orge. Son pseudonyme, dans la Résistance, était Bauchard.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Albert_Camus

Page 103
À propos du dernier livre d’Albert Camus, Le Premier Homme, et de la xénophobie des pieds-noirs :
Cette subordination n’est pas relevée de façon critique bien au contraire, elle est défendue comme excusable parce que humaine. Cette tentative de justification de la xénophobie renvoie une conception de l’humanité comme motivée par des atavismes purement identitaire.

Ce type n’a rien compris entre l’humain, le sensible et son « antiracisme ». Camus est le fils d’un temps et d’une société donnée. Il est déchiré entre un humanisme universel qui lui fait dénoncer toute sa vie ce que le colonialisme fait subir aux Algériens, et la peur qu’il ressent de ce qui va arriver aux Français d’Algérie.

C’est qu’il exprime dans son fameux :
« En ce moment, on lance des bombes dans les tramways d’Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si c’est cela la justice, je préfère ma mère. »
Lors de la remise du Nobel.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_d%27Alg%C3%A9rie

Page 105
Ce que Cloag décrit comme haine des anticolonialistes parisiens de la part de Camus :
Cette obsession contre les métropolitains indépendantistes, perçue comme une cinquième colonne, est une autre manière de minimiser le rôle des Algériens dans leur propre libération.
Alors que cette haine est le reflet de l’incompréhension des élites parisiennes pour le drame des pieds-noirs qui devaient s’exiler.
C’est vrai que je me dis que le racisme des pieds noirs aurait été difficilement intégrable dans une Algérie algérienne… mais leur souffrance m’est chère !

Page 106 :
Une citation (immonde) tirée du livre Le premier homme. Il s’agit d’un songe du personnage.
Il le rêve dans la sieste : demain, six cents millions de Jaunes, des milliards de Jaune, de Noirs, de basané, déferleraient sur le cap de l’Europe… Et au mieux la convertiraient. Alors tout ce qu’on avait appris, à lui et à tout ce qui lui ressemblaient, tout ce qu’il avait appris aussi, de ce jour les hommes de sa race, toutes les valeurs pourquoi il avait vécu mourraient d’inutilité..
Mais Cloag en tronque la dernière phrase :
Qu’est-ce qu’il faudrait encore alors ? Le silence de sa mère, il déposait ses armes devant elle.
Quand on sait qu’il s’agit d’un livre inachevé, retrouvé dans la voiture à l’état de carnets épars et dont rien ne prouve qu’il aurait voulu publier tel quel ! Il faut tout rechercher, tout relire, car ce torchon est d’une telle mauvaise foi qu’il triche partout !

Je ne vais pas continuer à rechercher si Camus était sexiste ou s’il n’a pas changé d’avis sur la peine de mort.

Tout cela est sans importance face au génie de certaines pages d’Albert Camus.
Je pense à Noces par exemple… Alors effectivement il n’y a pas d’Arabes dans l’Étranger ou dans La Peste. Kamel Daoud, en 2014, dans son roman Meursault contre-enquête, l’avait bien relevé avec finesse. Mais ces absences correspondent à une réalité urbaine de l’Algérie française. Ma mère me disait que, dans son enfance, elle ne rencontrait pratiquement jamais d’Arabes en dehors des femmes de ménage de la pension de jeunes filles où elle était enfermée. Elle n’a vraiment côtoyé des Algériens que pendant la guerre, en Italie, engagée dans la première armée française comme transmissioniste. (Monte-Cassino, le débarquement de Provence, Colmar…) Cela ne l’a pas empêché plus tard d’être pour l’indépendance de ce pays.

Finalement pourquoi cet universitaire, Monsieur Cloag, a-t-il écrit un pamphlet aussi mensonger ? Je pense qu’il s’agit d’une idéologie : les études décoloniales.
https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89tudes_d%C3%A9coloniales
C’est honorable de vouloir faire prendre conscience du traumatisme des colonisations.
La richesse des pays développés s’est construite sur cet esclavage, sur ce pillage, sur ces massacres des populations indigènes d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique du Sud. Les internationalistes, les communistes, les anarchistes ont toujours été aux côtés des peuples colonisés, des décoloniaux sans le savoir.
Mais aux États-Unis une forme très spécifique de la pensée décoloniale est apparue ces dernières années. Ce sont ces déboulonneurs de statues, qui n’ont rien connu de ces combats internationalistes et qui maintenant construisent les divisions entre les peuples, entre les genres, entre les sexes, au nom d’un droit à l’identité personnelle. C’est une forme de néototalitarisme tout à fait compatible avec le néolibéralisme et le capitalisme mondialisé.

2° Lire, relire, découvrir Camus

Pour Camus, pour son style, pour sa vérité, je voudrais juste placer ici un extrait de son dernier livre de Camus : le premier homme. Pages 73 et suivantes

« Le ragoût va brûler, attends. »
Elle s’était levée pour aller dans la cuisine et il avait pris sa place, regardant à son tour dans la rue inchangée depuis tant d’années, avec les mêmes magasins aux couleurs éteintes et écaillées par le soleil. Seul le buraliste en face avait remplacé par de longues lanières en matière plastique multicolores son rideau de petits roseaux creux dont Jacques entendait encore le bruit particulier, lorsqu’il le franchissait pour pénétrer dans l’exquise odeur de l’imprimé et du tabac et acheter L’Intrépide où il s’exaltait à des histoires d’honneur et de courage. La rue connaissait maintenant l’animation du dimanche matin. Les ouvriers, avec leurs chemises blanches fraîchement lavées et repassées, se dirigeaient en bavardant vers les trois ou quatre cafés qui sentaient l’ombre fraîche et l’anis. Des Arabes passaient, pauvres eux aussi mais proprement habillés, avec leurs femmes toujours voilées mais chaussées de souliers Louis XV. Parfois des familles entières d’Arabes passaient, ainsi endimanchées. L’une d’elles traînait trois enfants, dont l’un était déguisé en parachutiste. Et justement la patrouille de parachutistes repassait, détendus et apparemment indifférents. C’est au moment où Lucie Cormery entra dans la pièce que l’explosion retentit.
Elle semblait toute proche, énorme, n’en finissant plus de se prolonger en vibrations. Il semblait qu’on ne l’entendait plus depuis longtemps, et l’ampoule de la salle à manger vibrait encore au fond de la coquille de verre qui servait de lustre. Sa mère avait reculé au fond de la pièce, pâle, les yeux noirs pleins d’une frayeur qu’elle ne pouvait maîtriser, vacillant un peu. « C’est ici. C’est ici, disait-elle. — Non », dit Jacques, et il courait à la fenêtre. Des gens couraient, il ne savait où ; une famille arabe était entrée chez le mercier d’en face, pressant les enfants de rentrer, et le mercier les accueillait, fermait la porte en retirant le bec-de-cane et restait planté derrière la vitre à surveiller la rue. À ce moment, la patrouille de parachutistes revint, courant à perdre haleine dans l’autre sens. Des autos se rangeaient précipitamment le long des trottoirs et stoppaient. En quelques secondes, la rue s’était vidée. Mais, en se penchant, Jacques pouvait voir un grand mouvement de foule plus loin entre le cinéma Musset et l’arrêt du tramway. « Je vais aller voir », dit-il.
Au coin de la rue Prévost-Paradol, un groupe d’hommes vociférait. « Cette sale race », disait un petit ouvrier en tricot de corps dans la direction d’un Arabe collé dans une porte cochère près du café. Et il se dirigea vers lui. « Je n’ai rien fait, dit l’Arabe. — Vous êtes tous de mèche, bande d’enculés », et il se jeta vers lui. Les autres le retinrent. Jacques dit à l’Arabe : « Venez avec moi », et il entra avec lui dans le café qui maintenant était tenu par Jean, son ami d’enfance, le fils du coiffeur. Jean était là, le même, mais ridé, petit et mince, le visage chafouin et attentif. « Il n’a rien fait, dit Jacques. Fais-le entrer chez toi. » Jean regarda l’Arabe en essuyant son zinc. « Viens », dit-il, et ils disparurent dans le fond. En ressortant, l’ouvrier regardait Jacques de travers. « Il n’a rien fait, dit Jacques. — Il faut tous les tuer. — C’est ce qu’on dit dans la colère. Réfléchis. » L’autre haussa les épaules : « Va là-bas et tu parleras quand tu auras vu la bouillie. » Des timbres d’ambulances s’élevaient, rapides, pressants. Jacques courut jusqu’à l’arrêt du tram. La bombe avait explosé dans le poteau électrique qui se trouvait près de l’arrêt. Et il y avait beaucoup de gens qui attendaient le tramway, tous endimanchés. Le petit café qui se trouvait là était plein de hurlements dont on ne savait si c’était la colère et la souffrance.
Il s’était retourné vers sa mère. Elle était maintenant toute droite, toute blanche. « Assieds-toi », et il l’amena vers la chaise qui était tout près de la table. Il s’assit près d’elle, lui tenant les mains. « Deux fois cette semaine, dit-elle. J’ai peur de sortir. — Ce n’est rien, dit Jacques, ça va s’arrêter. — Oui », dit-elle. Elle le regardait d’un curieux air indécis, comme si elle était partagée entre la foi qu’elle avait dans l’intelligence de son fils et sa certitude que la vie tout entière était faite d’un malheur contre lequel on ne pouvait rien et qu’on pouvait seulement endurer. « Tu comprends, dit-elle, je suis vieille. Je ne peux plus courir. » Le sang revenait maintenant à ses joues. Au loin, on entendait des timbres d’ambulances, pressants, rapides. Mais elle ne les entendait pas. Elle respira profondément, se calma un peu plus et sourit à son fils de son beau sourire vaillant. Elle avait grandi, comme toute sa race, dans le danger, et le danger pouvait lui serrer le cœur, elle l’endurait comme le reste. C’était lui qui ne pouvait endurer ce visage pincé d’agonisante qu’elle avait eu soudain. « Viens avec moi en France », lui dit-il, mais elle secouait la tête avec une tristesse résolue : « Oh ! non, il fait froid là-bas. Maintenant je suis trop vieille. Je veux rester chez nous. »

Mais cela ne suffit pas ! Il me faut citer Camus, comme écrivain politique :

Chroniques Algériennes : LA BONNE CONSCIENCE
Si les Français d’Algérie cultivaient leurs préjugés, n’est-ce pas avec la bénédiction de la métropole ? Et le niveau de vie des Français, si insuffisant qu’il fût, n’aurait-il pas été moindre sans la misère de millions d’Arabes ? La France entière s’est engraissée de cette faim, voilà la vérité. Les seuls innocents sont ces jeunes gens que, précisément, on envoie au combat.

Chroniques Algériennes : TRÊVE POUR LES CIVILS
Je sais, il y a une priorité de la violence. La longue violence colonialiste explique celle de la rébellion. Mais cette justification ne peut s’appliquer qu’à la rébellion armée. Comment condamner les excès de la répression si l’on ignore ou l’on tait les débordements de la rébellion ? Et inversement, comment s’indigner des massacres des prisonniers français si l’on accepte que des Arabes soient fusillés sans jugement ? Chacun s’autorise du crime de l’autre pour aller plus avant. Mais à cette logique, il n’est pas d’autre terme qu’une interminable destruction. « Il faut choisir son camp », crient les repus de la haine ! Je l’ai choisi ! J’ai choisi mon pays, j’ai choisi l’AIgérie de la justice, où Français et Arabes s’associeront librement !

Chroniques Algériennes : LE PARTI DE LA TRÊVE
On me dit qu’une partie du mouvement arabe propose une forme d’indépendance qui signifierait, tôt ou tard, l’éviction des Français d’Algérie. Or, par leur nombre et l’ancienneté de leur implantation, ceux-ci constituent eux aussi un peuple, qui ne peut disposer de personne, mais dont on ne peut disposer non plus sans son assentiment.
Les éléments fanatiques de la colonisation, de leur côté, brisent les vitres au cri de « Répression », et renvoient après la victoire des réformes mal définies. Cela signifie pratiquement la suppression, au moins morale, d’une population arabe dont ni la personnalité ni les droits ne peuvent être niés. Ce sont là des doctrines de guerre totale. Ni dans un cas ni dans l’autre, on ne peut parler d’une solution constructive.
Et dans son discours pour une trêve civile qui demandait que d’un côté (l’armée française) comme de l’autre (Les fellaghas) on arrête de s’en prendre aux civils :
En ce qui me concerne, j’ai aimé avec passion cette terre où je suis né, j’y ai puisé tout ce que je suis, et je n’ai jamais séparé dans mon amitié aucun des hommes qui y vivent, de quelque race qu’ils soient.

Car enfin, ce grand poète a aussi essayé de faire cesser les massacres qui ont ponctué la guerre d’Algérie !
https://fr.wikipedia.org/wiki/L%27Appel_pour_une_Tr%C3%AAve_Civile

3° L’actualité d’Albert Camus

Armé de son humanisme universel, il a essayé de faire entendre raison à la barbarie des siens et des autres.
Camus, un libertaire, pacifiste, humain, anticolonialiste, avec toutes ses contradictions, a voulu une fédération entre l’Algérie et la France. Il a essayé jusqu’au bout d’enrayer la machine qui a séparé ces peuples qui auraient pu vivre ensemble, Arabes, Berbères, Juifs, Français, Espagnols, Maltais… Cette terre leur était commune.
Mais la naissance d’une Algérie indépendante s’est faite dans la haine, dans le sang et dans l’exil. Il aurait pu en être autrement.
Comment ne pas voir que cette situation épouvantable se reproduit en ce moment même en Palestine/Israël ? Où l’horreur intégrale du massacre du 7 octobre dernier puis les bombardements sur tout un peuple, enfermé dans un tout petit territoire et sans aucun moyen de fuir semble sans espoir.
Alors bien sûr c’est compliqué. L’histoire est compliquée.
Mais une terre commune pour des peuples qui ont tout pour vivre ensemble, c’est déjà le message de Camus, il a 65 ans !

Caillou. 22 février 2023

Bibliographie :
Bien sûr tout Camus et en particulier : Noces, L’étranger, La peste, le premier homme. Et tous les écrits politiques
Albert Camus de Danièle Boone, aux éditions Henry Veyrier – 1987
Meursault, contre-enquête de Kamel Daoud paru en octobre 2013 et réédité en 2014 chez Actes Sud
Albert Camus, fils d’Alger de Vircondelet, 2010. Paris, Fayard, 2010. ISBN 9782213638447.
Albert Camus : une vie d’Olivier Todd, Gallimard, coll. « NRF Biographies » en 1996, 864 p. ISBN 9782070732388.
L’ombre d’un homme qui marche au soleil de Maïssa Bey (préf. Catherine Camus), : Chèvre-feuille étoilée, 2006. (ISBN 2914467370)
Albert Camus, Élisée Reclus et l’Algérie de Philippe Pelletier, : les « indigènes de l’univers », Le Cavalier bleu, 2015

Et l’excellent article de Lou Marin sur l’excellente revue Divergences
https://divergences.be/spip.php?article3519

Je me suis beaucoup servi de cette application en ligne:

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