Archives de catégorie : Le soleil noir

Un court roman

Le soleil noir – 3°


Pierre à Yves :
« Je voudrais avoir une bagnole pour avoir une femme dedans. Je conduirais. Elle regarderait la route, mais je conduirais, et elle serait heureuse. Seul, je ne veux pas de bagnole. Seul, je veux marcher. Avec elle je ne pourrais pas marcher longtemps. Il me faudrait une voiture pour quand je la rencontrerai. Elle. »

Yves à Pierre :
« Ce que tu es con quand tu parles librement ! Mais ce que tu dis est vrai. »

Pierre rit:
« Comment peut-on vivre sans femme ? Seul on se dessèche. J’ai envie d’une femme pour qu’elle m’aime, me caresse et pour que j’ai quelqu’un qui ait besoin de moi, quelqu’un à rendre heureux, quelqu’un que je caresse et que j’aime. J’ai besoin d’elle. Je ne la connais pas encore, mais qui que ce soit, cette femme me rendra heureux parce qu’elle sera là ! »
Puis il se tait, regarde longuement Yves et brusquement sombre, dit :
« Comment peut-on tromper une femme que l’on aime ? Est ce que c’est tellement important que ça de baiser ? »

Yves :
« J’ai trompé Agnès, quelquefois, il y a quelques temps. J’ai beaucoup de mal à me rappeler le nom de la jeune femme de Caen que j’ai rencontrée il y 6 mois… Pour moi tromper n’avait aucune importance. Je ne le disais pas à Agnès, pensant qu’elle ne pourrait pas comprendre… jusqu’au jour où elle m’a quitté. Il y a quelques jours j’ai dormi chez elle alors qu’il était là dans la chambre à côté, avec elle. Maintenant, j’ai au moins compris une chose c’est que si la personne que l’on aime couche avec une autre, on ne peut pas le comprendre, on ne peut pas l’admettre, on ne peut pas réaliser un fait apparemment impossible, même si, pour l’autre, cela n’a pas d’importance. »

À suivre…

Caillou 1967

Le soleil noir – 2°


B. dort, la tête appuyée contre la vitre, derrière laquelle le paysage obscurci se déroule : une banlieue noire aux petits jardinets, au crépuscule. Francine regarde B. dormir. Son mari est mou et las. Des cernes brillants sous les paupières rondes, il est dépeigné et sa cravate est tirée, laissant le col ouvert sur un cou bien propre. Son costume tombe, les poches en sont déformées par les papiers froissés qu’il accumule. Elle sait aussi que sa boîte d’allumettes est aux trois-quarts remplie de brindilles noircies.
Francine a quarante-cinq ans. C’est une femme en noir, toujours et éternellement en noir jusqu’à ce que noir s’ensuive. Francine sait. Elle voit les lèvres larges s’entrouvrir ; Ses seins sont larges aussi et elle fait l’amour comme femme le fait, et puis elle aime cette chair propre et qui dort.
Elle se lève et ouvre son sac de voyage, prend un tube de rouge à lèvres et se maquille lentement. Sa peau est grasse, moite. Le miroir impitoyable de la fenêtre lui renvoie une image qu’elle déteste. Francine n’est ni belle ni attrayante. Elle est sans charme, sans douceur, sans yeux, sans bouche et sans cheveux. Francine le sait. Elle est sans complaisance, mais elle range ses affaires et réveille l’homme qui dort.
Ils descendent les escaliers glissants. Il l’accompagne au taxi, dont il ouvre la porte : « Je reviens à onze heures, ne prépare pas à dîner pour moi. J’avalerai un sandwich en sortant de l’agence ». Francine sourit. Le taxi s’éloigne. Elle regarde les rues éclairées de Paris. Paris est noir et beau. Elle pleure.

B. va rejoindre Hélène, avenue Marceau.
Elle est jolie et douce et fait ce jour-là un excellent café. S’il pensait que Francine savait, il romprait avec Hélène, mais il ne peut imaginer que Francine sait. Ils se séparent à dix heures. Il allume une cigarette en bas et jette un coup d’œil sur les rideaux entrouverts du quatrième étage. Hélène regarde un peu la télévision tandis que B. invente les détails.
Pendant que Sophie dort au creux de l’épaule d’un sieur Georges , son mari, Andrée rêve habillée, sur le lit de sa chambre, au sixième étage.
Pierre va bientôt se coucher. La dissertation finie, l’âme en repos, le corps tranquille, il fume une cigarette calme et solide.
Dans un local rue Saint-Just les anars sont là. Un nuage de fumée sur leurs vêtements de velours noirs. Yves discourt au milieu d’eux et quand Francine dort, à côté d’elle, B. ronfle bruyamment. Notre colombophile indien vient de regarder longuement une toile de Brueghel. Il est heureux et ne sait pas pourquoi.

À suivre…

Caillou, 1967

Le soleil noir – 1°


Grundage, colombophile indien , à Hélène, perverse et cocasse.
Un monsieur de cinquante ans, déplumé et grandiloquent, pourri mais digne, un vieux type fatigué, dont la lèvre doucement pend, écrit des mots coulants les uns après les autres, signifiant un désespoir certain, mais poli et ô combien droit. Monsieur Grundage aime Hélène, mais il ne se permettrait jamais un écart de langage. Le miroir dans lequel il se voit doit rester aussi calme qu’il le désire, et d’ailleurs il est mort depuis longtemps pour les autres. Un style suranné, des lettres bien déliées, des points sur les i et des barres sur les t, pour un échec en quatre pages. Depuis plus de trente ans que Monsieur Grundage recouvre sa sensibilité des multiples petites saloperies qui ont fait sa richesse, il est bien normal qu’il en ait vieilli.

Hélène est une dame, une dame de 35 ans.
Son rire est acide et beau, son mépris agressif et joyeux. Hélène Duchamp, 32 Av Marceau. Hélène sort de son appartement. Nous sommes jeudi après-midi, et comme tous les jeudis après-midis, elle va visiter sa chère amie Léonie. Elle marche vite sur les trottoirs mouillés, et elle va vers un destin qu’elle trouvera tous les jours, (page .. avec B. son amant). Elle arrive bientôt rue Gay-Lussac. Elle n’est pas belle mais charmante. Elle a su remplacer par un charme sensible, moqueur, intelligent, une beauté fragile qui, assurément, n’aurait pu supporter le moindre vieillissement sans paraître vulgaire. Il va repleuvoir bientôt. Elle ouvre la porte, monte quatre étages, sonne, et Léonie vient lui ouvrir. La porte se referme sur les deux amies. 20 ans d’amitié et de souvenirs communs ; vingt ans de confidences de femmes frivoles et belles, qui se claquent derrière le chêne.

À la sortie du lycée les premières rentrent chez eux. Elles remontent la rue de l’Université, sous la pluie. Il est six heures et la nuit va tomber, lorsque Pierre et Yves rentrent dans un café, dans leur café. Ils dissertent longuement et calmement. La fumée de la pipe de Yves et le café au centre des tasses tournent doucement, alors que, dehors, la foule se presse sous la pluie. La lumière jaune sur l’émail de la table ; sur cette plaque un amoncellement de choses indéfinissables. Pierre écoute Yves. Une jeune fille nommée Clotilde rêve béatement. L’or est fumeux ; le regard est presque neuf.

Il pleut aussi rue de Londres. Andrée assise et écrivant. Un train s’en va Gare Saint-Lazare, emmenant Michel. Andrée pleure et Michel lit. À chaque son, Michel vit. Andrée s’est levée et a écarté les rideaux de la fenêtre. Dehors, et sur la fugue en ré, marchent les petites dactylos de la Banque Centrale. Elles se pressent vers la bouche de métro. Au troisième étage Sophie a allumé le poste de radio : Petit Papa Noël, Le savon Palmolive, le déclic du bouton et le silence rugit. Sophie rêve. Les dactylos ont disparu. La rue déserte et Andrée mouillée se sont endormies.

Pierre remonte le boulevard Saint-Michel. Pierre a 17 ans. Il est neuf de cœur et d’esprit. Il est beau et sans maîtresse. Grand et sensible il s’étonne de son attachement pour Yves. Inquiet aussi de cette dissertation pour le lendemain. Tout en haut du boulevard il tourne dans la rue Gay-Lussac qu’il remonte jusqu’à chez lui. Léonie qui lui ouvre, l’embrasse et lui parle doucement. Heureuse chaque jour que son fils soit aussi beau. Il pose son caban sur un fauteuil du salon, et c’est alors qu’il entend le rire clair d’Hélène qui, confuse, se tait immédiatement. Intimidés, Pierre et Hélène se saluent et parlent, quelques instants de choses vagues et sans intérêt . Puis Pierre s’isole dans sa chambre et s’acharne sur son travail tandis que résonnent les joies d’Hélène et de Léonie. La 2846ème lettre d’un certain Monsieur Grundage est d’un effet comique irrésistible. Dans la rue il fait très froid et l’eau du ciel hurle doucement.

À suivre…

Caillou, 1967.