Le dernier poilu

Salut .
Je lis régulièrement ton blog et j’apprécie.
Tu es un digne fils de ta mère. (…bientôt 35 ans !)
Je te soumets ci-après un poème qui à mon sens pourrait être lu devant le monument aux morts de toutes les communes de France pour l’hommage rendu au dernier poilu et à tous ses camarades morts pour la France :

Qui sait si l’Inconnu qui dort sous l’Arche immense
Mêlant sa gloire épique aux orgueils du passé
N’est pas cet étranger devenu Fils de France
Non par le sang reçu, mais par le sang versé

Pascal Bonatti

Il me semble que ce poème est particulièrement approprié alors que le dernier poilu qui vient de mourir était d’origine italienne et que l’auteur du poème pourrait bien aussi être Italien. J’ai suggéré au parti socialiste que ce poème pourrait être dit aux Invalides lors de la commémoration; mais j’ai été reçue poliment sans plus !

Je t’embrasse
Denise

Prendre ses désirs pour des réalités (suite)

Ceci est une fiction !

La rue d’Alsace est noire, le noir dur des jours de colère, le noir des révoltes quand il se mêle au rouge des coups de sang. Le peuple toulousain est venu au rendez-vous du ras-le-bol et le fait violemment savoir.
NON, NON, NON, AUX PRIVATISATIONS!
Derrière la plateforme du camion la marée humaine va vers la gauche puis vers la droite, dans un sens puis dans l’autre, au gré des vagues de son déversées. Je fais rouler une ligne de basse qui fait frémir et comme il y a 150 watts derrière cela fait frémir sur un bon bout de macadam.
OUI, OUI, OUI, AU MAINTIEN DES ACQUIS !
Un ska qui décoiffe, un reggae martelé mais basique, et les voix de Marie, de Claudie et de Jacques qui balance un maximum de sauce, font trépider, sauter sur place, puis s’élancer, les jeunesses étudiantes, et surtout lycéennes, qui, de plus en plus nombreuses, ont rejoint le cortège.
Depuis des mois qu’ils ferment les postes et les gares, les écoles, les centres PMI, les hôpitaux publics, les cantines pour les gosses, l’eau, le gaz et l’électricité, les refuges SDF, ils l’ont obtenue la réponse du peuple ! Il est là, devant nous, moi qui m’accroche comme un damné à mon manche de basse pour ne pas louper le coche, Marie que je n’ai jamais vue si forte, les 2 mains crispées sur le micro, Claudie qui hurle sa rage de caissière, qui dégueule son mépris et sa haine, Jacques qui s’éclate tout en haut dans les aigus, Hafid, imperturbable, qui les soutient, avec des pompes jamaïquaines, et Jean qui cogne sur ses fûts comme un malade !
VOUS NOUS AVEZ ASSEZ VOLÉ !
Les filles qui dansent en bas sont belles comme des jours de liesse. Elles dansent, les bras levés, tout en sourires. Les regards disent la joie d’être enfin ensemble, unis dans les révoltes.
Quelques pancartes au loin, sur des bouts de carton, qui signent des sections d’entreprises, des banderoles syndicales, des drapeaux qui s’agitent, tout le mouvement social est venu, et pour beaucoup, venu de loin, d’Albi, du Gers, de la montagne. Des métallos tarbais, des ouvriers du cuir, des rescapés des filatures, tous les ouvriers ou le peu qui en reste, pas encore délocalisés, mais bientôt licenciés, humiliés, rendus chômeurs de force. Il y a les retraités, les fonctionnaires, les enseignants, les infirmières, les postiers, les cheminots…
NOUS NE LAISSERONS PLUS RIEN PASSER !
Nous passons devant le Crédit Lyonnais*, celui de l’angle avec la rue des Arts. Il y a de la lumière à l’intérieur. C’est un samedi, il est ouvert, c’est normal. Et un grand jeune, en uniforme gris foncé et casquette plate est dans l’entrée, l’air un peu indifférent devant ce tintamarre. Je vois, du haut de la plateforme du camion, un petit bonhomme en costume marron, qui crie vers la foule quelque chose que je n’entends pas, et en un instant, une masse compacte de manifestants s’engouffre dans la porte étroite. Le vigile disparaît à l’intérieur, emporté. La banque est envahie, d’un seul coup, comme de l’eau qui déborde. Nous continuons à jouer, mais plus personne ne danse, alors on s’arrête et le camion aussi. Tous les regards se tournent vers le sas vitré de la banque. La foule s’est arrêtée. Elle creuse tout autour de l’entrée de la banque un cercle silencieux, tandis qu’en fond sonore, les slogans de la manifestation continuent sur la rue de Metz. On entend une sonnerie très forte et qui module, des cris, une vitre qui se fend, des gens ressortent hagards, juste un peu chiffonnés, ce sont des employés. Un jeune cadre essaye de garder un peu de dignité et son air de mépris est teinté d’une bouche qui tremble. Il a une trouille bleue, pourvu qu’on en finisse.
Et puis les voilà qui ressortent, en courant, les bras plein de billets de banque, sous les hourras des jeunes qui hurlent de plaisir. Ils les jettent vers le ciel et d’un seul coup, d’un seul :
RIEN N’EST À EUX, TOUT EST À NOUS.
Jacques se retourne et tapant du pied relance un Dom DoDoom, Dom DoDoom, Tac/tac, Dom DoDoom, Dom DoDoom. Il me jette un coup d’œil et je lance sur les cordes un syncope identique tandis que Jean recommence à marteler Dom DoDoom, Dom DoDoom Tac/tac Dom DoDoom Dom DoDoom. Les filles se bidonnent, se retournent et avec Jacques chantent ensemble :
RIENÉTAEUTOUTÉTANOUS
Et l’immensité mouvante des émeutiers, car maintenant ils en sont, et nous en sommes aussi, derrière le camion, se remet à danser, en tapant dans ses mains :
RIENÉTAEUTOUTÉTANOUS
Au-dessus de nous les billets de banque virevoltent.
Non loin de là, le lieutenant M. en civil, place Esquirol, devant le marchand de journaux. La tête de la manifestation est passée devant lui et il y a maintenant la foule des syndicats qui défilent. Il se retourne, se fraye un passage dans la rangée de badauds derrière la barrière et s’isolant un peu prend son portable de service :
– Bertillon.
– Oui mon lieutenant.
– Il faut stopper cela immédiatement! Vous avez le commissaire Meyer à côté de vous ?
– Affirmatif.
– Passez-le moi. Meyer? Il faut rapprocher le dispositif et ne pas les quitter des yeux. Bloquez toutes les issues et quand ils se dispersent, vous filtrez discrètement tout le monde. Il nous faut les meneurs mais aussi tous ceux qui sont entrés dans la banque!
– Ils ont été filmés par les caméras de surveillance de la rue de Metz, mais j’ai encore besoin de quelques minutes pour tout mettre en place.
– Allez-y rapidement mais prudemment. Surtout pas de provocations! Dispositif en nasse. De toute façon on ne peut rien faire pour l’instant.

Le camion est monté sur la place, devant la préfecture. Serge est monté sur la plate-forme et prend un de nos micros. Il attend. Jacques est à côté de lui. Nous rangeons silencieusement les instruments. La foule a envahi la place, le parvis de la cathédrale, le petit parc au-dessus et toutes les rues avoisinantes. Le silence se fait.
Jacques présente l’orateur.
– Serge, représentant du collectif « Touchez pas à notre Poste ».
Derrière je referme l’étui de ma guitare. Jean, sans faire de bruit, démonte sa batterie. Hafid et Marie enroulent les câbles. Claudie s’approche de moi et me dit, doucement :
– Tu vois le type un peu gros qui est au premier rang, là-haut, derrière le muret du parc ?
Il y en a des tas à cet endroit-là, des petits, des maigres, des jeunes, va t’ en savoir de quel type elle me parle.
– Non, je ne le vois pas. Pourquoi ?
– Je l’ai déjà vu. Mais il était habillé en uniforme. C’est un flic.
À force de scruter toute cette foule je le vois enfin. Ah oui, c’est marrant. D’autant plus qu’il ne nous quitte pas des yeux. Tout le monde, autour de lui, regarde Serge et lui, ce gros flic, nous observe tous les deux. J’ai même l’impression qu’il nous guette.
J’ai senti le vibreur du portable. C’est un copain du SO de la CGT situé de l’autre côté de la place.
J’interromps Serge.
– Tout est bloqué. On ne pourra plus sortir!
En m’entendant prévenir, la foule s’est rapprochée d’un seul coup.
On entend un mégaphone, de l’entrée de la préfecture.
– Ce rassemblement est interdit.

Première sommation. Dispersez-vous immédiatement.
Serge essaye de reprendre la parole. Plus personne ne l‘écoute.
Brusquement tout le monde crie.
POLICE PARTOUT JUSTICE NULLE PART
La peur monte dans cette place en impasse.
– Ce rassemblement est interdit.

Deuxième sommation. Nous allons faire usage de la force.
Des jeunes du lycée professionnel commencent à bombarder les flics avec des boulons.
Une première lacrymo, jetée par-dessus le mur de la préfecture, éclate en pleine foule. Puis c’est l’explosion. Tout le monde court dans tous les sens. Les CRS, massés dans toutes les rues qui bordent la place de la préfecture, ont des masques à gaz. Je hurle à Claudie de se baisser et je me jette sur le micro de Jacques, posé sur son ampli. Je roule d’un seul coup sur la cabine du camion et me laisse brutalement tomber au sol. Je n’ai pas lâché le micro. Le fil saute. Là-haut Serge s’est retourné et ne sait plus quoi faire pour ramener le calme.
Je me retrouve à côté de Marie.
– Fous le camp ! Ils vont tirer.
Debout contre la portière du camion, j’allume le micro de la main gauche mais j’ai peur. Alors je mets ma main qui tremble dans ma poche pour qu’on ne la voie pas. Tout autour de moi la foule recule.
Bertillon hurle dans le talkie-walkie:
– Il a mis sa main dans la poche ! Tirez, tirez tout de suite.
Alors je chante :
– Oui mais… ça branle dans le manche …
Et ils me tirent dessus. Je reçois une balle dans la cuisse, dans le bras droit, dans l’épaule. Je tombe d’un coup. Je crois qu’il y a du sang partout sur le trottoir.
… les mauvais jours…
Marie s’élance sur moi. Je la vois une dernière fois
…finiront.

Caillou, 12 mars 2008

* Sur le Crédit lyonnais, le montant des pertes (130 milliards de francs) en ont fait l’un des plus grands scandales financiers de l’histoire… On peut lire : http://fr.wikipedia.org/wiki/LCL

Prendre ses désirs pour des réalités!

Ceci est une fiction !

– Non, non et non, vous ne fermerez pas notre bureau de Poste !
Le maire hurlait dans le téléphone qu’il raccrocha brutalement. Il sortit du bureau en trombe et fit sursauter le secrétaire de mairie.
– Jérôme ! Appelez- moi Serge, SUD-PTT et la CGT d’Hauterives et de Ramiers. Réunion d’urgence demain soir à la salle municipale.

– Serge ? J’ai eu la direction départementale des PTT au téléphone. Ils maintiennent la réunion de jeudi matin à 11h pour formaliser la cession du bureau de Poste de la commune. Il faut organiser le blocage comme prévu. Vous pouvez mobiliser ? Je passe des mails aux réseaux et je m’occupe des maires.
Jérôme, le secrétaire de mairie passa ensuite l’après-midi à téléphoner à tous les contacts associatifs qui s’étaient engagés lors de la mise en place du collectif. Il fallait être assez nombreux, un jour de semaine, pour bloquer complètement la mairie et donc le centre du village.
La responsable du cercle du troisième âge s’engagea à poser une affiche et à en parler lors de la rencontre belote de dix-sept heures.
Pour l’union des commerçants, par contre, il n’y avait personne de libre un jeudi matin. Ils allaient faire ce qu’ils pouvaient, en tout cas envoyer un communiqué.
Les journalistes contactés répondirent qu’ils prenaient note, sans pour autant s’engager.
Le collectif « Touchez pas à notre Poste », alerté depuis plus d’un mois, et qui avait collé des affiches dans toute la région, s’engagea à faire venir tous ses militants. Les syndicats SUD-PTT et CGT allaient envoyer tous leurs délégués disponibles.
En fin d’après-midi, Jérôme prépara aussi la réunion.
Il imprima les affichettes, qu’ils punaisèrent dans le village, avec le vieux Giry. Elles annonçaient Grande Réunion Municipale. Mardi 21h à la salle des fêtes. Non à la fermeture de notre bureau de Poste !

À 20h le maire revint de sa demi-journée de travail à la laiterie. Ils estimaient à 200 personnes le nombre de participants que l’on pourrait mobiliser. Mais l’élément important c’était de savoir combien il y aurait de monde, le lendemain, à la réunion d’information.

Le lendemain matin, Jérome tenait la permanence municipale, le téléphone sonna vers 11h. C’était la préfecture. Jérôme répondit que monsieur le maire n’était pas à la mairie mais à son boulot à la laiterie.
– Puis-je prendre un message ?
– Non, mais dites lui de nous joindre dès son retour. Qu’il demande le bureau du préfet.
– Je n’y manquerais pas, mais ce sera vers midi et demie.
– Pas de problème.

Le maire rappela la préfecture.
– Bonjour, Mr Marchand à l’appareil. Je suis le maire de Gailza. Vous m’avez fait appeler ?
– Oui, bonsoir monsieur le maire, je vais vous passer le préfet.
Il y eut quelques bruits de pas, une voix lointaine…
– Monsieur Marchand ? Ah je suis très content de vous avoir au téléphone. Vous allez bien ?
Et, après toutes les formalités d’usage, le préfet entra dans le vif du sujet :
– Je ne vous cache pas l’irritation des pouvoirs publics devant votre opposition, déjà ancienne, concernant les projets de restructuration des services postaux départementaux. Nous devons respecter les choix de l’État en matière d’économie budgétaire. Nous le devons et vous le devez, vous en premier lieu en tant que maire de la commune.
– Je respecte moi le droit de mes administrés à l’utilisation des services publics, comme tous les autres citoyens de ce pays.
– C’est votre point de vue mais ce n’est pas la première fois que nous vous rappelons à l’ordre. Vous avez organisé une réunion, dont j’ai été informé, qui envisage la tenue d’une manifestation, dans votre commune, pour empêcher la direction départementale de la Poste de vous rencontrer. Est-ce exact ?
– Tout à fait monsieur le Préfet.
– Et bien je tiens à vous dire que, si vous ne décommandez pas ce rassemblement et si vous ne recevez pas cette délégation, nous prendrons les mesures qui s’imposent.
– J’ai été élu pour défendre les habitants de ma commune, et je les défendrai.
– J’entends bien, mais les services de la préfecture vont venir inspecter les installations du tournoi annuel de moto-cross, et je crains qu’elles ne soient pas du tout réglementaires. Vos concitoyens vont pouvoir dire adieu à cette manifestation sportive, qui faisait la renommée de votre si charmant village. Quant à la subvention annuelle qui vous permet d’organiser la rencontre régionale des chorales féminines, bien qu’elle ne dépende pas de la préfecture mais du conseil régional, votre entêtement me pousse à tout faire, et vous savez bien que j’en ai les moyens, pour vous la faire supprimer très rapidement.
– Je crois que nous n’avons plus rien à nous dire.
– Mais si Monsieur Marchand ! Ce n’est pas une poignée de syndicalistes et d’altermondialistes qui va vous empêcher de réfléchir au devenir de votre adorable commune. La Poste fermera de toute façon. Une solution honorable à été trouvée, d’après ce que l’on m’a dit. Il va y avoir continuité du service public et maintien du petit commerce local. Allons monsieur le maire. On se rappelle bientôt n’est-ce pas ?
Le maire, sans rien dire, raccrocha doucement le combiné.

Le mardi soir, à Gailza, lorsqu’il entra dans la salle municipale, Jérôme fut heureusement surpris de voir que plus de la moitié de la commune s’était déplacée. Beaucoup de vieux, de paysans, quelques jeunes couples, les 2 familles de marginaux du col, monsieur le curé, l’instituteur…
C’est d’ailleurs celui-ci qui prit la parole en premier :
– Si la Poste ferme, l’école suivra. Nous ne sommes plus qu’à 16 enfants sur 3 classes et personne ne va venir s’installer dans l’immédiat, n’est-ce pas Monsieur le Maire ?
Il opina du chef et se leva :
– De moins en moins d’agriculteurs, de plus en plus de résidences secondaires, tous nos jeunes qui s’en vont, l’arrêt automatique de la gare de Mintegabelle qui ferme, après avoir supprimé son personnel il y a 2 ans, la perception de Taverdun qui se transforme en service à tout faire avec des fonctionnaires polyvalents. Mais que veulent-ils ? Désertifier toute la région ? On ne s’y prendrait pas autrement !
Sa voix puissante et qui roulait les cailloux de l’Ariège résonnait de plus en plus fort.
– J’ai reçu le soutien de mes collègues d’Ybars, qui a perdu son école il y 4 ans, de celui de Nézat, qui ne sait comment il va pouvoir garder son collège, de tous les maires du canton. Demain, nous devrons nous opposer de toutes nos forces à cette braderie ! La Poste est à nous. Nous en avons besoin, nos vieux en ont besoin !
Et il martelait la table en bois brut du conseil municipal.
Le jeune cadre de la laiterie, un toulousain, pourtant marié avec la fille Giry leva le doigt et demanda :
– Mais puisque tous les services de la Poste vont être rendus par M. Combes, l’épicier, qu’est ce que cela peut faire que le bureau ferme ?
Le jeune préposé au bureau expliqua que c’était du pipeau. Que ce Monsieur Combes prendrait effectivement le courrier, vendrait des timbres et conserverait les colis, mais qu’il ne pourrait pas s’occuper des recommandés, pas encaisser les chèques, pas gérer les comptes postaux. Fini le versement de confiance des pensions en retard pour les retraités du village ! Fini tous les petits services du facteur.
– Mais le facteur n’est pas supprimé ! Ce n’est que le bureau qui va être fermé.
– Détrompez-vous. Dans deux ans, l’Europe, soi-disant que c’est elle, va imposer la privatisation totale de la Poste et là, le facteur deviendra un luxe, que ne pourront se payer que les grandes villes comme Toulouse ou Bordeaux. Dans 2 ans, au train où vont les choses, nous irons chercher notre courrier à l’épicerie.
– Et encore, si l’épicier est toujours là !
C’était M. Combes qui venait de s’exclamer du fond de la salle.
– Parce que je vous signale, que tous autant que vous êtes, vous allez faire vos courses à Auchan à Ramiers, et que ma boutique est de moins en moins utile. Vous me trouvez cher, ce que je comprends car moi les centrales d’achat ne me fond pas de ristournes, mais si le village meurt, moi aussi je vais plier boutique.
Le brouhaha était devenu général.
Vers 22h tout le monde se dispersa sur la place du marché, devant la mairie.

Dans le bureau de Poste de Bagatelle, Pierre lut sur le panneau d’infos de son syndicat, SUD-PTT, l’annonce d’un rassemblement urgent pour empêcher la fermeture de la Poste d’un obscur village, du côté d’Hauterives. On demandait à tous les copains pouvant s’y rendre d’y aller le lendemain matin. Mais il travaillerait ce matin-là et il ne pourrait pas s’y joindre. Ils en discutèrent à midi, à la cafétéria, avec le délégué du syndicat.

Jacques entra dans le local syndical où il avait rendez-vous avec Serge et les correspondants syndicaux du collectif « Touchez pas à notre Poste », du moins ceux qui avait pu se libérer ce mercredi matin. La réunion dura 1h30. Ils organisèrent le rassemblement du lendemain à Gailza, mais aussi la manifestation régionale contre la privatisation des services publics, prévue dix jours plus tard à Toulouse.
Après un rapide tour de table Jacques fixa les tâches de chacun des délégués syndicaux, coordonnant le rétro planning avec les responsables des associations.

Jeudi 10h.
Serge gara la 2cv sur le côté droit de l’avenue, route de Toulouse, à l’entrée du village. Les 3 autres partirent immédiatement vers la place du marché, avec la banderole et les tracts, tandis qu’il réfléchissait en rangeant le coffre. Il n’avait pas vu beaucoup de voitures en arrivant, mais comme ils étaient très en avance, cela ne voulait rien dire. Cette belle matinée d’automne, en tout cas, ne découragerait pas les bonnes volontés. Pour beaucoup de délégués syndicaux, aller manifester à la campagne, c’était joindre l’utile à l’agréable. Alors s’il faisait beau en plus !
Dans la rue principale du village, le bureau de Poste était pavoisé comme un taureau de boucherie. Il y avait des rubans sur la vitre, des affiches coloriées, faites par les enfants de l’école communale, des bouquets de fleurs de toutes sortes, dans du film plastique transparent, qui s’accumulaient sur le trottoir, de chaque côté de l’entrée. Deux vieilles femmes papotaient en regardant cet amoncellement de fleurs.
– On dirait un enterrement ?
– Mais c’en est un. Vous allez au rassemblement vous ?
– Non, je ne mêle pas de politique.
Il les contourna, amusé, et quand il arriva sur la place du village, il comprit que l’affaire était bien engagée, car il y avait déjà une cinquantaine de types qui discutaient, en groupe, en dessous de la banderole.
Ce rassemblement faisait partie de tout un ensemble d’actions qu’il avait pu monter avec le réseau « Touchez pas à notre Poste ». Délégué au comité d’entreprise de France-Télécom, il ne faisait que continuer les combats qu’il menait depuis les dix dernières années comme permanent syndical. Avec sa pipe et son blouson, son air tranquille, il était bien connu par les technocrates des bureaux de direction, mais il connaissait très bien aussi toutes leurs ficelles pour faire passer, secteur par secteur, la privatisation rampante exigée par les gouvernements, de gauche ou de droite.
Monsieur le Maire, ceint de son écharpe, ainsi qu’une partie de son équipe municipale, celle qui avait pu se libérer des horaires de travail, les conseillers retraités ou paysans, étaient derrière lui, en haut des marches du perron de la mairie. Ils avaient les mines fermées des grands et des mauvais jours, résolution et dignité. Ils avaient surtout l’attitude « représentant du peuple » que la gravité de la situation leur imposait.
La foule arrivait des quatre rues du carrefour. La circulation en avait été bloquée, d’abord par les quelques militants du collectif, puis par deux gendarmes débonnaires, à “tu et à toi” avec les employés de voirie salariés de la commune.
Sous la banderole de la CGT, il y avait au premier rang, les bras croisés, les retraités du syndicat et quelques postiers délégués. Ils fermaient la place. Les pourris de la direction des PTT, comme ils les appelaient encore, auraient vraiment du mal à se frayer un passage. On les attendait de pied ferme. En face la délégation de SUD-PTT était composée de militants plus jeunes, les mains dans les poches, les attitudes plus décontractées. Il y avait aussi quelques femmes. On pouvait lire les pancartes de la section d’Hauterives de ATTAC, de « Touchez pas à notre Poste». Beaucoup de porteurs d’autocollants du PCF ou de la LCR. Pas un enfant, c’était jour de classe. Et des habitants du village, surtout des vieux.
Serge prit le porte-voix.
– Chers amis. Bravo pour votre présence massive ici, ce matin. Monsieur Marchand, maire de Gailza va vous parler. Mais avant de lui passer le micro, je me permets de vous rappeler, au nom des organisateurs de ce rassemblement, la consigne suivante. Nous allons bloquer le passage à l’arrivé des technocrates de la Poste. Ce n’est pas la mairie qui ne veut pas les recevoir, c’est le peuple qui les en empêche ! Monsieur le maire…
Il était 11h moins 5 quand un murmure interrompit le discours du maire. Une Visa noire était arrivée, malgré la déviation mise en place à l’entrée du village, et elle était bloquée à l’entrée de la place. En sortirent deux hommes en costumes et attaché-case, dont l’un, un quadragénaire dynamique, était manifestement le chef de l’autre. Tandis qu’il défroissait son manteau, le plus jeune donnait l’ordre au chauffeur de remonter la rue, et d’aller se garer un peu plus haut pour les attendre. Puis il fit le tour de la voiture et, devançant le directeur, il entra dans la foule, en lui frayant un chemin.
Le silence était pesant comme une pierre, avant qu’elle ne vole.
Giry, le vieux de la rue de l’église, se retourna lentement et se retrouva face à face avec le costumé. Celui-ci fut arrêté dans son élan. Il regarda le vieux dans les yeux et sourit gentiment
– Laissez-nous passer Monsieur.
Mais Giry ne bougeait pas d’un poil.
Les autres, autour de lui, se regroupèrent et en un instant, il n’y eut plus qu’un mur de silence devant la délégation de la Poste. Pas un mot ne fut dit.
Le maire, en haut des marches, vit le regard du directeur. Un regard lourd de colère, de mépris mais aussi de surprise.
Il leva le porte-voix et dit alors.
– Messieurs, les gens d’ici ne veulent pas brader leur bureau de Poste. Partez ! Je ne peux pas vous recevoir. Les services publics appartiennent aux citoyens. Repartez vite, messieurs. Ce sera plus prudent.
– Mais Monsieur le Maire, c’est du symbolique votre opposition. Demain ou après-demain, avec ou sans votre accord, après vous l’avoir notifié par courrier, nous fermerons ce bureau de Poste car de toute façon, il n’est pas rentable.
Serge se mit à hurler.
– Et depuis quand un service public doit-il être rentable?
Il n’y eut pas de réponse, car c’est le vieux Giry qui avait rejeté d’une main le costumé et son larbin. Les gendarmes se précipitèrent pour s’interposer et éviter le lynchage. Déjà les manifestants se refermaient comme une nasse sur les 2 poulpes. Sous les huées, ils furent très rapidement éjectés et retournèrent, l’air digne, mais un peu cabossés, vers la voiture de fonction à l’entrée du village.

Caillou, le 12 mars 2008.

La valise

(Pour Anne…)

Je cueillais des jonquilles dans les sous-bois, près de l’Ariège.

Des jonquilles jaunes et des pulmonaires bleues, ces drôles de fleurs aux tiges épaisses et duveteuses. C’est un moyen pour moi de gagner un peu d’argent car le fleuriste de Lacroix les achète un euro les cinq. J’y vais tous les jours car il n’est pas long le temps des jonquilles. J’ai comme cela des petits boulots, un peu, tout au long de l’année mais surtout au printemps, des peintures, du jardinage… Mon allocation de retraite est tellement mince qu’une fois payés le loyer, l’électricité et tout le reste, il ne me reste plus grand-chose. Mais je ne vais pas me plaindre, cela ne sert à rien. Et puis, me plaindre à qui ? Il n’y a plus que moi qui m’écoute encore.
Les deux paniers de la bicyclette étaient déjà pleins, je finissais le cageot en bois que je voulais poser par-dessus, quand j’entendis un drôle de bruit sur la route de Goyrans, une sorte de raclement qui s’amplifiait. Quelqu’un marchait en traînant une valise à roulette sur du gravier. Il n’y a jamais personne sur cette route qui joint les coteaux aux rives de l’Ariège, avant d’atteindre le pont en-dessous de Clermont. Je n’y rencontre des promeneurs que les dimanches d’été. Je me rapprochais de mon vélo, sur le talus. Une femme arriva, marchant au milieu de la chaussée. Lorsqu’elle m’aperçut, elle sursauta, posa un instant sa valise, en fit le tour, changeant de main, puis reprit son chemin.
– Excusez-moi monsieur, il n’y a pas une fontaine par ici ? dit-elle en s’avançant.
Je pris mon cageot et le posais à l’arrière du vélo avec un sandow.
– Un peu plus haut. L’abreuvoir de Martin. Faut monter. Je passe devant, je vous montrerai.
Je ne pouvais pas en cueillir plus de toute façon et c’était mon chemin. Je poussais le vélo vers la côte. Le raclement reprit, très fort.
– Elle en fait du potin votre valise ! Vous allez où comme ça ?
Elle ne me répondit pas tout de suite. Le soleil commençait à taper bien fort, à dix heures du matin, pour un mois de mars. Elle avait l’air fatiguée et je ne comprenais pas d’où elle venait. Du pont de Clermont ? Mais pourquoi passer par les bois ?
Elle s’arrêta pour changer de main.
– Il y a bien un arrêt de bus là-haut ?
– Sur la route de Goyrans ? Oui, il y en a un, mais des bus il n’y en pas très souvent.
La route des coteaux c’était encore à une bonne trotte et tout en montée.
– Je ne suis pas pressée. Mais qu’est-ce que j’ai soif.
Nous arrivâmes à la fontaine. C’est une auge en pierre. Normalement il y coule un filet d’eau bien fraîche mais là, c’était totalement sec. Pas une goutte. Elle s’assit sur le rebord en pierre. Elle avait l’air désespérée.
– J’ai un peu de café, vous en voulez ?
– Merci.
On entendait les oiseaux dans les futaies.
Elle but. Je la regardais. C’était une femme de la ville, d’une cinquantaine d’années, petite et très mince, avec des mains fines, des boucles d’oreilles, des lunettes sans montures, mais je voyais bien qu’elle était habituée à marcher souvent. Elle avait un bonnet sur ses cheveux roux, coupés court, une tenue de sport, un pantalon de velours côtelé et des grosses chaussures de montagnes.
– Mais d’où venez-vous comme ça ?
– De loin !

Nous avons repris notre route sans dire un mot. Elle ne haletait pas, mais je voyais bien que cette valise l’énervait. Elle changeait de plus en plus souvent de main en rouspétant, pour elle-même.
Nous sommes arrivés au lacet, juste en-dessous de Goyrans et je lui montrais l’arbre isolé, tout en haut, sur la crête.
– Votre arrêt de bus est là-bas.
Sur la route, il y avait la camionnette de la gendarmerie. Je les connais bien. Ils se planquent pour verbaliser les excès de vitesse. Elle les vit et s’arrêta d’un seul coup puis se mit hors de leur vue derrière un énorme roncier.
Je l’entendis murmurer.
– Vous pouvez me rendre un service ?
– Dites toujours.
Elle me désigna la valise.
– C’est pour ce machin. Il faut que je le dépose à Toulouse et je n’ai pas de voiture !
Je haussais les épaules.
– Moi non plus.
– D’accord, mais si je vous la confie et vous paye l’aller et retour en bus, vous ne pourriez pas vous en charger pour moi ?
– Et qu’est-ce que je fais de mon vélo et de mes fleurs ?
– Vous les laissez ici, cachés dans le sous-bois, et quand vous revenez, vous reprenez votre route. De toute façon je peux vous donner de l’argent pour livrer cette valise.
Elle fouilla dans le petit sac qu’elle avait en bandoulière.
– J’ai cinq cents euros.
J’hésitais. Je devais livrer les jonquilles ce matin, sinon elles seraient défraîchies et ne vaudraient plus rien. D’un autre côté cela me rapportait une cinquantaine d’euros et j’avais bien envie d’en palper 500.
– C’est pressé votre affaire ?
– Oh non ! Cela peut attendre, mais je ne peux pas y aller moi-même. Je dois m’en aller.
– Et si je prends votre valise chez moi, j’habite juste au-dessus, et que je la livre demain matin ?
Elle me regarda droit dans les yeux. C’était juste une question de confiance.
– Je n’ai pas le choix.
Elle me tendit le fric et l’adresse dans le quartier des Minimes.
– Vous direz à Paul que c’est de la part de Violette.
Puis elle repartit vers l’Ariège, en me faisant un petit geste de la main.
– Je vous la livrerais demain matin.

Le lendemain, j’allais donc à Toulouse à l’adresse indiquée mais un immeuble neuf, une grande banque, venait d’y être érigé et je ne trouvais plus aucune trace d’un certain Paul. Je rentrais donc chez moi et, le soir, j’ouvris la valise.
Elle était pleine de brochures militantes, de propagande, de dossiers, de feuilles ronéotypées, de notes manuscrites, de fichiers de noms et d’adresses. Et et de livres d’une organisation politique marxiste-léniniste disparue depuis longtemps et dont les titres me paraissaient bizarres :
De la juste solution des contradictions au sein du peuple,
Vive la pensée Mao-Tsé-Toung,
Contribution au problème de la construction d’un parti marxiste-léniniste de type nouveau, De certaines questions fondamentales de la politique révolutionnaire du Parti du Travail d’Albanie pour le développement de la lutte de classe,
En avant, pour une démocratie populaire fondée sur la dictature du prolétariat!,
Denain, Longwy, Dunkerque… de la colère à la lutte…


J’avais de quoi allumer mon feu pour un bon bout de temps.

Caillou. 10 mars 2008

APRES L’AMOUR

Pour Gaby, elle sait pourquoi…

 

salonlivres

– Madame Lacroix ? Oh j’ai toujours adoré vos romans !
Debout de l’autre côté de la table, elle me tend mon livre, paru deux mois plus tôt… Moi, assise derrière ma pile d’ouvrages, je prends le volume et en ouvre la page de garde.
– C’est pour vous ? À quel nom ?
– Christine. Oh, vous savez j’ai lu tous vos livres.
Comme je n’en avais écrit que deux et que le premier est un ouvrage touristique sur le Sud marocain, je me dis qu’elle doit confondre. Peut-être sera t-elle déçue, cette jeune femme si sage, lorsqu’elle découvrira plus tard, en me lisant, qu’elle m’a confondue avec une autre … Je ne lui dis rien. Je n’ai pas beaucoup de lecteurs cet après-midi et je me sens si seule dans la cohue de ce salon littéraire.
Je pends tout mon temps pour lui dédicacer son exemplaire.
Pour Christine, dans la complicité du douzième festival du Maghreb à Paris, puis avec ma belle signature en dessous je lui rends Le vent de l’Atlas.
J’ai encore pour une demi-heure à attendre puis je pourrais m’en aller. Je ne connais personne de ce côté de la table. Et de l’autre côté non plus !
Mon voisin de droite, un vieil ethnologue qui a, en arrivant, jeté un coup d’œil méprisant sur mon roman, m’a découragé de toute conversation, avec quelques réponses laconiques et désabusées. Et celui de gauche, un chevelu, a devant lui une véritable file d’attente et dessine des dédicaces à n’en plus finir sur la page de garde de ses BD.
Pas très rigolos ces salons mais pour se faire connaître un écrivain se doit d’y faire acte de présence. La table est longue et nous sommes tous assis, tout au long, des écrivains, un peu comme des putes le long des boulevards extérieurs. Il y a du bruit, des conversations, des annonces au micro… Dès fois, je rencontre des auteurs que j’apprécie, mais pas aujourd’hui.
Tout à l’heure je rentrerai chez moi. Il n’y aura plus personne à la maison. Je recommencerais à écrire, à faire la seule chose que je sais faire. Écrire pour oublier, comme d’autres boivent. Essayer d’oublier cet amour qui fout le camp, cette déchirure, cette absence que je sais définitive d’un homme que j’ai aimé et que je n’aime plus vraiment. Oublier cet homme qui part, et me laisse seule, alors que je ne sais plus ce que je veux et où je vais. Je dois changer, changer complètement mais peut-on changer sans se perdre?

dutrain

Assis à contresens, le paysage de la banlieue s’enfuit au loin. Bientôt la nuit tombera sur la ville mais je serai parti, très loin, vers le sud, vers Toulouse, puis, dans deux jours, Sète, le bateau, Essaouira et ma maison, là-bas, au bord de l’océan. J’y retrouverai mon pays de vent et de vagues, mon pays lointain, quitté depuis huit ans, huit années d’exils…
Dans le compartiment, nous sommes trois.
À ma droite, un homme, un Français, bien habillé, qui dort, la tête contre la vitre du côté du couloir. Lorsqu’il est monté, il n’a rien dit en entrant, même pas bonsoir, puis il a posé sa valise au-dessus, et il s’est endormi, tout de suite. En face de moi, un jeune à cheveux longs, blanc lui aussi, qui rêvasse en regardant le paysage, mouillé, de l’autre côté de la fenêtre, son sac à dos sur la banquette. Et puis moi, qui n’ai aucun bagage, et qui file, le dos tourné au sens du train. Lui regarde l’avenir, ce qui l’attend. Moi, ce que je vois de ce pays c’est déjà le passé, ce que nous avons traversé, ce qui s’enfuit. La Loire, immense, que l’on traverse, puis les futaies de Sologne. Bientôt il fera nuit noire.
Le jeune homme est monté à Orléans. Il a dit bonjour, nous avons échangé un sourire, et puis il s’est plongé dans la lecture d’un livre et je n’ai plus entendu le son de sa voix. Ce n’est pas un train rapide. C’est un vieux train de nuit aux multiples escales.
Qu’est-ce qu’elle fait ce soir ? Pour la première fois depuis novembre, elle restera seule dans son grand appartement désert d’intellectuelle, avec tous ses livres un peu partout, les abat-jour qui font des taches de lumière, son bureau couvert de papiers, de notes, de dictionnaires, de feuilles et son sacro-saint ordinateur portable. Est-ce qu’elle écoute le disque de Brahms ? Est-ce qu’elle pleure ? Est-ce qu’elle pense encore à moi ?
Tout à l’heure sur le quai, elle avait, dans son imperméable gris, les larmes aux yeux. Je l’ai tellement aimée, et sais bien que je ne la reverrais plus ! Je la laisse derrière moi, et je reviens au pays. C’est fini la France. C’est fini l’amour.
Je ne suis plus du tout celui qui est parti, il y a huit ans !
Mais si je sais où je vais, je ne sais plus du tout ce que je veux. Peut-on changer sans se perdre?

Caillou. 29 février 2008

Pour bien faire ce texte devrait être en deux colonnes, surmontées des deux photos.
Mais ce n’est pas possible sur un blog.

Métamorphose ?

À_Versailles_le_5_octobre_1789

 

Derrière les grilles du palais
L’esplanade laisse planer le doute
D’où viendront ceux que je redoute ?
Le peuple armé de toutes ses plaies.

Ceux dont je perçois les clameurs
se renforcent. Ils doivent hésiter.
La populace est rassemblée
Le lever du jour sera l’heure ?

Je les entends voilà qu’ils chantent !
Mes gardes se sont retranchés
Face à la nuit, face à l’attente
Les bouches des canons sont dressées

Dans les faubourgs ouvriers
Ils tuent, ils pillent, ils incendient
Ils s’arment, ils rêvent et certains prient.
La ville s’est mise à marcher

Ma petite fille arrive en pleurs
Courant dans tous les corridors
Et me dit qu’en fuyant l’aurore
Dans sa berline elle a eu peur

En voyant les éclairs de feu
strier la nuit noire sur les quais.
Le sang rougir le fleuve épais
des vieilles colère des banlieues

Toutes les rues de Saint-Gervais
Sont transpercées de barricades
Les sommiers forment des étais.
Les hommes s’enrôlent en brigades

Du fond d’un hangar une arpète
Revient tenant un chalumeau
« on va faire griller les pourceaux
Ouvrons les portes, c’est la fête »

« L’hiver est trop long, dans les mines
dans les champs et dans les usines
Le peuple meurt de famine
Le roi nous pille, le roi nous tue ! »

Le roi n’est plus la loi divine
Il faut dresser la guillotine
Niveler les riches à notre hauteur
Roulez tambours ! Sonne l’heure ! »

Le matin se lève en hurlant
La mitraille a des soubresauts
On se bat, j’entends les galops
Je fais entrer mon porte-pôt.

Il est tout noir. Salutations.
Je lui murmure tout doucement
Est-ce la une métamorphose ?
Non sire c’est une révolution

Caillou 19 février 2008

Résistance

J’ai glissé dans la pente. J’ai glissé sur des feuilles mouillées dans le sous-bois. La forêt descend brusquement quand tu quittes la crête, un peu en dessous du col. Mais c’est beaucoup plus court pour atteindre le chemin dans la vallée. Sinon, si tu passes par le sentier, c’est 15 kilomètres pour passer par le village du haut avant de bifurquer. Et cette nuit-là je n’avais pas le temps. Le message reçu la veille était impératif. Ils ne pourraient pas arriver avant six heures et nous devions repasser le col avant le lever du soleil, vers huit heures en février. Alors en pleine nuit, avec ce ciel de matelas au-dessus de ma tête, pas un coin de lune, et seul le petit rayon lumineux de la frontale, c’était vraiment casse gueule.

Je me suis ramassé quelques mètres plus loin, contre un tronc d’arbre. J’étais trempé et le genou très douloureux. Je me suis relevé et j’ai continué en boitant. Merde ! Le chemin du retour allait être difficile. Je n’avais pas le moral. C’est alors que j’ai entendu le moteur du camion qui remontait le chemin, en contrebas. Lampe éteinte, j’ai continué à descendre d’arbre en arbre, en tâtonnant et sans faire de bruit.  Je suis enfin arrivé sur le bas-côté et me suis glissé derrière le mur de la grange.

J’ai observé le camion frigorifique qui gravissait la pente. Il haletait péniblement puis s’est garé de l’autre côté du bâtiment. Attendre sans se montrer. Il vaut mieux être prudent. Mon prédécesseur s’est fait prendre par la PAF, il y a déjà 2 mois et je n’ai pas du tout l’intention de le suivre dans les prisons de la République. La porte de la cabine s’est ouverte, doucement et des pas ont fait crisser le gravier vers l’arrière. Le claquement de la porte arrière du camion et puis il y a eu la voix qui murmurait Descendez, on est arrivé. Et cette voix, je l’ai reconnue tout de suite! C’était celle de Mathieu, un copain de rugby de l’équipe de M. J’ai rigolé et fait le tour de la grange. J’avais toujours ce genou qui me tirait mais j’étais très content d’entendre une voix connue.
Il s’est retourné et m’a foutu la lumière de sa torche dans la tronche. On est tombé dans les bras l’un de l’autre dans un éclat de rire.
– Où tu as mis le ballon ?
– Je n’ai plus le temps de jouer, mais je suis bien content de te retrouver dans cette galère !
– Et moi donc ! Maintenant on joue à autre chose, pas vrai, vieux macho !

Derrière lui il y avait maintenant trois ombres silencieuses. Les gens descendus du camion. Mathieu m’as serré le bras puis il s’est retourné et m’a présenté.
– C’est votre passeur. Vous pouvez compter sur lui, c’est un vieux copain.
C’était un homme d’une quarantaine d’années accompagné d’une femme plus jeune et d’une jeune fille. Celle-ci a soufflé aux deux autres quelques mots dans une langue que je ne connaissais pas. Puis elle nous a demandé, dans un français un peu hésitant :
– Parents ne parlent pas langue. Moi peu. Vous parler anglais ?
J’ai répondu lentement et en articulant que nous n’aurions de toute façon ni le temps ni le souffle pour faire de grands discours.

Mathieu a sorti une gourde de peau et l’on a bu tous les cinq, debout, un peu de ce vin noir d’Aragon en mangeant du pain et des œufs durs.
– Ce sont des évadés de Pithiviers, des clandestins, une famille Azéris.
La jeune fille a dit, tout doucement :
– Plus compliqué ! Papa Azeri mais maman Arménienne. Chassés partout !
Nous ne savions pas quoi dire. Il y a eu un long silence puis elle a chuchoté :
– Moi, aujourd’hui…  17 ans !
Mathieu et moi avons chantonné : Joyeux anniversaire… Et l’on a rigolé, tous ensemble, de cette incompréhension et de ce contraste entre un anniversaire et une évasion.

Le vent s’est levé, tranquillement, apportant les odeurs du champ labouré d’en face. Les feuilles des arbres bruissaient doucement. Le ciel commençait déjà à pâlir vers l’Est. Alors j’ai fait signe qu’il fallait partir, ils ont pris leurs sacs à dos et les deux valises et j’ai serré mon copain dans mes bras.
– Tu pars tout de suite ?
– Et comment ! J’ai deux heures pour les passer de l’autre côté, et avec deux valises et mon genou, cela ne va pas être de la tarte !

Mathieu souriait, enfin je crois car je ne voyais pas son visage, mais des fois les sourires, on les entend.
– À bientôt sur le terrain alors ?
– Ce régime n’en a plus pour très longtemps, et dès qu’il est tombé, on se remet au rugby ?

Mathieu et moi on s’est embrassé.
– Tu peux prévenir le réseau pour qu’on nous attende de l’autre côté, vers 10 heures ?
– Bien sûr. Bonne route.
– Merci Camarade !

Caillou. 13 février 2008.

Merci à Claire pour les consignes : Un chemin, à gauche un champ, à droite la forêt; garé sur le bord un camion comme posé là au milieu de nulle part. (Ou la cour d’une ferme, ou les deux).  6 mots: mur / vin / clandestin / ballon de rugby / anniversaire / observer.

Rétention

C’est décidé. Je veux aller voir à l’intérieur, dans la gueule du monstre, l’ennemi en face. Trop honte de cette justice, qui met les étrangers en prison et qui le fait soi-disant en notre nom! En installant une salle d’audience à l’intérieur même du centre de rétention, à douze kilomètres du centre ville, en rase campagne, l’administration croit pouvoir se débarrasser des témoins ? Pourtant les audiences restent publiques. Alors qu’est ce qui se passe après les rafles ? Où sont-ils emmenés ? Pourquoi ? Comment ? Et combien de temps ? C’est le genre de question que n’importe quel citoyen doit se poser . Aussi quand le réseau (RESF) signale sur la liste de diffusion qu’une audience de la juge des libertés aura lieu dans le centre de rétention de Cornebarrieu, je me décide : j’y vais !

Le centre de rétention n’est pas difficile à trouver, un drapeau tricolore le surmonte. C’est sur le bord d’une route, après Airbus et ses gigantesques halls de construction aéronautique et à l’entrée du village. Ensuite la route contourne le bout des pistes et revient vers l’aérodrome de Blagnac. Il n’est pas possible de se garer devant le centre, avant plusieurs centaines de mètres. Il est même interdit de s’arrêter devant. Pourtant sa construction de hauts murs métalliques surmontés de fils de fer barbelés est insolite. Ils bloquent la vue sur l’intérieur des cours et ont été rajoutés après l’évasion de septembre 2006. Personne ne doit voir ce qui se passe à l’intérieur.

Moi j’ai d’abord cru à un terrain militaire. Mais, à l’entrée, une jeune femme en uniforme de la police des frontières a répondu à ma question : C’est ici l’audience du tribunal ? Alors je suis entré. Un groupe de policiers m’observait. Le jeune homme devant moi avait les bras écartés tandis que le flic lui passait sur le corps et les jambes une sorte de tige métallique. J’ai attendu puis suivi son exemple. Après il y avait un couloir avec beaucoup de gens sur le côté. Je n’ai pas pu voir le fond de l’espace qui s’ouvrait sur ma droite, les portes qui le bordaient, les gens qui le traversaient, il y avait des flics partout. J’avais peur.

Je pénètre, après la fouille et le couloir, dans une toute petite salle, de six mètres sur huit. En face, derrière une estrade, une seule baie de verre donne sur un terrain vague fermé de barbelés et au loin un hangar. C’est le bout des pistes.

Dans la salle quatre bancs font face au bureau et quelques chaises le long du mur droit. Les deux premiers bancs sont occupés par des hommes, la plupart africains et deux femmes. Les gens murmuraient en attendant l’arrivée de la cour et l’une des deux femmes, dont je compris plus tard qu’il s’agissait d’une interprète, parlait plus fort, en portugais puis en anglais. Les regards échangés entre la poignée d’hommes assis devant nous et les quelques témoins assis au fond sont si forts ! J’imagine tout autour de moi « les enfermés ».

Le policier à l’entrée dit quelque chose, que je n’ai pas compris, mais tout le monde s’est levé et j’ai fait comme tout le monde. La juge est entrée, en robe noire avec un rabat blanc. Elle a les cheveux gris, mi-long, un visage allongé, un air humain et calme, avec de temps en temps un sourire. Elle parle doucement et poliment. Elle est accompagnée d’une autre femme, elle aussi déguisée, plus ronde, et très enrhumée. Elles vont s’asseoir le dos à la fenêtre, derrière un bureau, sur l’estrade. Et tout le monde se rassoit.

L’audience commence par le cas de deux jeunes Yougoslaves. La traductrice leur montre le document de la préfecture et ils confirment leurs identités. L’un d’entre eux, en blouson, se retourne vers nous et sourit. Nous n’entendons presque rien de ce qui se dit, pourtant à quelques mètres de nous. Ils ont été arrêtés, mais étaient munis de passeports. L’avocat dit qu’il n’a pas reçu la notification à temps et verse au dossier des attestations de domicile, des promesses d’embauche…

C’est au tour d’un Cubain, pour lequel la préfecture des Pyrénées Atlantiques demande une prolongation de rétention de cinq jours en attendant la lettre de son consulat. Mais de toute façon la place dans le vol pour l’expulser est déjà réservée…
Suit une femme de la République Dominicaine, enfermée là depuis plusieurs semaines. Elle a déposé une demande d’asile politique et l’administration attend la réponse de l’OFPRA et l’avis du consulat de son pays. Son avocate plaide qu’aucune des deux raisons de la prolongation demandée n’est légalement admissible.

Derrière l’estrade et la juge, je ne peux m’empêcher de regarder les poteaux de la clôture qui cernent l’horizon. Ils sont en béton. Ils sont orientés au sommet, mais vers l’intérieur.

Ensuite un Monsieur ghanéen, sans passeport ni domicile, interpellé sur un chantier, dénoncé, selon son avocat, par l’Office National de l’Immigration. L’avocat soutient que la procédure du contrôle d’identité n’est pas légale puisqu’elle se fait sur un présupposé. Le représentant de la préfecture dit que les dénonciations anonymes sont légales pour justifier les arrestations… J’ai l’impression qu’il est en train d’expliquer que les lettres anonymes dénonçant les juifs qui se cachaient dans les caves étaient une raison valable, légale, pour forcer les portes des gens qui les cachaient.

Puis c’est le monsieur arménien que soutient le réseau Éducation Sans Frontières du Tarn et Garonne. La traductrice prête serment puis lui montre le fax pour qu’il justifie son identité. Mais, sur ce document, il serait né en Arménie, ce qui est faux. Il est arménien mais né en Azerbaïdjan, pays avec lequel l’Arménie est en guerre depuis plus de 20 ans. Il dira par la suite qu’il a épousé une Azerbaidjanaise. Qu’ils ne peuvent donc rentrer ni en Arménie ni en Azerbaïdjan car ni l’un ni l’autre de ces pays n’accepteront ce mariage mixte. L’avocat soutient que les gendarmes lui ont notifié verbalement l’ordre d’expulsion. Or il ne comprend pas le français. La famille avec quatre gosses vit à Moissac… Il y aura un recours au tribunal administratif. Pendant ce temps là la famille terrorisée se planque !

Suit un Angolais venu du Portugal. Arrêté à 16 heures dans les Pyrénées-Atlantiques il est arrivé au centre de rétention de la Haute-Garonne à 19 heures ! L’avocat plaide que la mise en rétention a été expéditive et la nullité de la procédure.
Le plus amusant c’est un Sud-Africain, venu en vacances en Suisse, pour les fêtes de fin d’année, et qui s’est fait prendre, sans visa, dans les Pyrénées-Atlantiques. La Suisse est tout à fait d’accord pour le reprendre. Lui il sourit. Il est muni de son billet d’avion et ne demande pas mieux que de rentrer chez lui. Bonjour les vacances !
Je passe sur le monsieur aux deux identités dont personne ne comprend s’il est né à Monrovia ou au Ghana. Il dit avoir demandé l’asile politique en Italie, mais l’administration italienne ne le connaît pas…L’avocat conteste quand même les conditions d’interpellation, puisqu’il a été arrêté chez un ami alors que les policiers venaient contrôler quelqu’un d’autre.

C’est toute une litanie de souffrances et de trajets individuels que la juge des libertés doit maintenant analyser. Elle se retire. Elle va délibérer, seule, en son âme et conscience, elle va juger qui doit rester en prison, (oh pardon, en rétention !) alors qu’il n’a rien fait d’illégal, et qui va pouvoir en sortir, quitte à se faire rafler de nouveau dans quelques jours. Elle a l’air bien polie et humaine cette femme. Je ne voudrais en aucun cas être à sa place ! Moi je n’ai pas pu rester jusqu‘aux résultats de sa délibération. Mais j’ai reçu ce message d’une habitante du village qui assistait avec moi à cette audience : Nous sommes donc revenus au CRA, avec ceux de Montauban, pour les délibérations hier à 16 heures. Nous avons attendu plus de trois quarts d’heure dehors. Certaines personnes ont été « libérées », d’autres sont retenus deux semaines de plus… À 19 heures 30, je suis revenue au CRA pour chercher la jeune femme dominicaine (après avoir parlé avec son interprète) qui a été remise en « liberté », afin qu’elle ne soit pas larguée dans la nature seule dans la nuit… Elle voulait partir rapidement à Paris où un ami l’attendait… Je l’ai donc conduite à la gare ainsi qu’un monsieur africain (le monsieur ghanéen, d’après l’article paru dans Sud-Ouest, voir lien ci-dessous) qui était seul et voulait revenir en centre ville… Quand ils sont remis en liberté par le juge, les gens se retrouvent seuls, le soir devant le Centre de Rétention, sans moyen de transport…

Je précise que le centre de rétention est à plus de 10 kilomètres du centre de Toulouse et qu’il n’y a aucun autobus qui passe sur cette route.
Pendant ce temps-là, tous les derniers mardis du mois, des franciscains font une heure de silence sur la place du Capitole, pour les étrangers enfermés dans les centres de rétention. Ils invitent les Toulousains à venir les rejoindre. La justice est aveugle, mais sera-t-elle également sourde au silence de la honte et de la colère.

Caillou 30 janvier 2008

Lire aussi l’excellent article de Sud-Ouest sur :
http://www.sudouest.com/290108/france.asp?Article=290108aP1796849.xml

La passerelle

jules-et-jim

Pierre sortait chaque matin de la bouche de métro et remontait la rue pavée qui longeait les voies ferrées, jusqu’à la passerelle. Chaque matin, depuis treize ans, le même chemin : de son appartement de la rue Roger Salengro à l’immeuble de la Weit où il travaillait comme archiviste. Qu’il pleuve ou qu’il vente, l’hiver dans la nuit ou l’été sous les frondaisons, le même parcours, à la minute près, jamais en retard, pour aller s’enterrer la plus grande partie de la journée dans le sous-sol des archives où il passait toute la journée seul, classant interminablement les courriers et les dossiers arrivants.

À midi il se faisait réchauffer son repas au micro-onde, il écoutait la radio, puis il reprenait son activité jusqu’au soir. Il ne voyait jamais personne. Puis, le soir venu, il repartait vers le deux-pièces cuisine où personne ne l’attendait plus depuis le décès de Catherine. Allant de nulle part vers nulle part ce n’était pour lui qu’un déplacement. Le même trajet, la passerelle, les voies ferrées, la bouche de métro… Au passage il prenait le journal gratuit dans le distributeur. Pour sa soirée sans surprise, dans la rame du métro, il ne lisait, sans illusion, que la page télévision.

Les enfants, partis depuis plusieurs années, avaient construit leurs vies. Il revoyait parfois l’aîné, Michel, à l’occasion, des dimanches d’été. Par contre sa fille, Virginie, vivait aux États-Unis, à San Francisco et ne lui envoyait que de rares cartes postales. De son voyage du matin Pierre espérait chaque jour un changement, une variation, même minime, qui ferait de sa journée une journée pas comme les autres. Essayer, encore une fois, de rentrer en contact avec le monde. Pourtant chaque élément en était marqué dans son esprit. Il ne le voyait plus. Seule la passerelle, longue de plusieurs centaines de mètres, et qui ressemblait à celle où Jeanne Moreau court devant « Jules et Jim », éveillait encore sa curiosité. Chaque matin il prenait plaisir, tout en marchant sans s’arrêter, à regarder les trains qui roulaient en dessous, les quais, les lignes qui fuyaient vers l’horizon, vers l’Est, vers la province, vers l’inconnu. Des trains qu’il ne prendrait sans doute jamais. Le front buté du quotidien.

Pierre était un grand dormeur. Ses nuits, peuplées de rêves, étaient plus grandes et plus belles que ses jours. Il y revoyait très souvent Catherine, les enfants, mais aussi sa mère… Et, depuis plusieurs mois, il faisait très souvent le même rêve :

Je m’engage sur la passerelle de fer, mais ce n’est la même. Seul le chemin tout droit passant par-dessus les rails est identique. La passerelle de fer, rouillée, grise et triste de la réalité se couvre de fleurs de toutes les couleurs, elle se transforme en un paradis de verdure. Des jeunes gens arrivent à ma rencontre. Ils viennent des deux escaliers qui desservent les quais mais ne sont pas pressés comme le sont les voyageurs matinaux et surtout ils me regardent en souriant. Habillés comme leurs doubles réels ils ont une démarche bien différente, nonchalante et pleine de grâce qui les fait ressembler à des danseurs interprétant des rôles. Et puis ils sont beaux. Ils ne me disent rien mais ils m’entourent et me suivent comme si j’étais un des leurs. Vers la moitié de mon trajet sur cette passerelle, coupée du monde, surplombant les fumées blanches des trains à vapeur de mon enfance, nous sommes maintenant plusieurs dizaines à marcher, à danser, vers l’autre rive. Et je vois apparaître là-bas, montant l’escalier d’abord les visages puis les bras, puis entièrement mon épouse qui me regarde, heureuse en me tendant les bras, les enfants, mes parents, tous de l’autre côté m’attendant… Mais c’est alors qu’un train passe en dessous très rapidement et son cri me réveille et je sors de la nuit et mon rêve s’évanouit.

Pierre, à la fin de l’hiver, se mit à tousser. Il essaya bien pendant deux jours de continuer à travailler, mais la fièvre était telle qu’il allât consulter le médecin de son quartier, qui lui fit prendre quelques jours de congé maladie. Pierre rentra chez lui avec des médicaments et il se coucha, attendant que cette maladie le laisse tranquille. Il avait de la fièvre. Il ne parvenait plus à lire. Mais ce qui ne devait durer que quelques jours devint plus grave. Il continua à tousser et à trembler de froid sous l’énorme couette, son pyjama trempé de sueur. Il ne pouvait plus se débrouiller tout seul. Le médecin revint. L’air inquiet il proposa l’hospitalisation. Pierre refusa. Il ne voulait en aucun cas quitter son appartement. Le toubib passa plusieurs coups de téléphone et une femme d’une association de quartier vint alors deux fois par jour lui préparer ses repas.

Allongé dans sa chambre un peu sombre, il regardait souvent la pluie tomber de l’autre côté des vitres. Le ciel gris, par-dessus les toits, était plombé et bas. Seule la radio en sourdine, sur le meuble de chevet, peuplait sa solitude. Heureusement qu’il n’avait pas mal. Il devint de plus en plus faible, ne parvenant presque plus à se lever pour aller pisser. Dix jours passèrent ainsi sans amélioration de son état.

Je revois, sur le quai, en dessous de moi, le visage de mon aimée. Elle me suit du regard, le visage tourné vers la lumière. Elle me reconnaît. Elle rit en me faisant ce petit geste de la main, une sorte de signe qui veut dire «je suis là !». Je veux la rejoindre, mais la foule m’entraîne vers l’autre bout de la passerelle.

Lors de sa troisième visite, le docteur ne lui laissa plus le choix et Pierre fut transporté dans une clinique, de l’autre côté du fleuve. Il fut installé dans une chambre, seul, avec son petit transistor. Pierre dormait beaucoup, ne sachant plus quelle était l’heure de la journée lorsqu’il se réveillait. La pluie toujours, le ciel qui n’en finissait pas de tomber sur la ville. Les infirmières le réveillaient pour changer le goutte-à-goutte, vérifier son état. Celui-ci s’aggravait de jour en jour. On lui demanda les coordonnées de ses enfants. Il demanda d’une voix tremblante son calepin, dans la poche de sa veste, suspendue dans le placard… Elles appelèrent son fils. Celui-ci alerta sa sœur américaine…

Il y a tellement de fleurs écloses partout, sur les montants de fer, que ce n’est même plus possible de voir le chemin que dessine la passerelle. Elle est devenue elle-même végétale. Tout autour de moi les rires et les chants de mes compagnons m’entraînent et nous passons par-dessus les prairies, par-dessus la rivière argentée.

Dans un dernier réveil, entre de longues périodes de sommeil, il reconnut, pelotonnée dans un fauteuil à côté de son lit, sa fille qu’il n’avait pas revue depuis trois ans. Elle dormait. Son fils entra doucement dans la chambre. C’était la nuit. Tout lui parut calme et reposé, réconcilié, normal. Il sourit tout doucement à Michel, et lui murmura à l’oreille «ne réveilles pas ta sœur» puis il se rendormit.

Je suis enfin parvenu à l’autre bout du monde et Catherine m’enlace. Je la serre dans mes bras comme nous le faisions quand nous avions vingt ans. Nous nous retournons vers la passerelle de fer qui redevient telle qu’elle a toujours été. Puis Catherine m’entraîne et je descends l’escalier de pierre recouvert de mousses. Nous pénétrons dans le jardin.

Caillou. 26 janvier 2008