La messe de minuit est à 9h30

La feuille de papier blanc était punaisée sur la porte de l’église neuve.
Lucienne remonta le col de son manteau car il faisait froid ce soir. En repartant chez sa fille, ce n’était pas loin, elle achèterait le pain de seigle oublié pour les huîtres. La boulangerie de la place n’avait pas désempli de toute la journée et la petite vendeuse était complètement fripée mais il y avait, ce soir, toujours autant de monde. La vieille dame attendit son tour puis elle repartit dans le vent de cette soirée de Noël. Dans l’après-midi, elle était allée avec Juliette et les enfants faire les derniers achats dans une grande surface de la périphérie. Les deux garçons se chamaillaient à l’arrière de la voiture. Ils hurlaient, et les menaces de suppression de cadeaux n’y faisaient rien. Leurs courses faites, la mère et la fille n’avaient pas retrouvé les enfants au moment du passage aux caisses. Elle était retournée, seule, dans la cohue indescriptible du magasin et ne les avait retrouvés qu’au bout d’une demi-heure, au rayon des jouets, tapant sur les manettes des consoles en démonstration.

Elles avaient mis la table et tout préparé. Sauf les huîtres bien sûr que son gendre ouvrirait en rentrant de son travail. La maison était décorée, le sapin a ses guirlandes et les petites étoiles multicolores brillaient aux fenêtres. Cela ne ressemblait pas aux Noëls de son enfance mais c’était Noël quand même. L’important c’est qu’ils soient heureux et qu’elle s’en retourne après-demain retrouver son petit appartement de la banlieue bordelaise. Elle est rassurée sur ce qui lui reste de famille maintenant que Gérard est parti.

À table, ils se sont disputés. Les parents de son gendre soutiennent l’UMP et entendent bien le faire savoir, même pour les repas de famille. « La gauche a ruiné le pays ! » c’était déjà le refrain quand ils ont attaqué les hors d’œuvres, « tous les chômeurs sont des fainéants » à l’apparition de la poularde. Lucienne ne les écoutait pas trop et regardait Juliette, qui essayait de garder son calme. C’est quand ils ont entamé le chapitre « Les fonctionnaires sont des parasites » que sa fille, infirmière à l’hôpital de R. n’arriva plus à se maîtriser. Elle se mit à répondre de plus en plus violemment aux agressions de ses beaux-parents. Le gendre lui faisait les gros yeux. Peu habitué à être contredit, le beau-père devenait tout rouge…

Les enfants étaient partis jouer à l’ordinateur.

D’un coup tout le monde se mit à crier, le vin aidant.
Lucienne ne disait rien. Que pouvait-elle y faire ? Elle n’avait plus rien à dire et le soutien muet que lui demandait le regard de sa fille, elle ne pouvait pas le lui donner. Non pas qu’elle eut changé d’avis sur la bêtise et l’égoïsme de la droite, mais elle ne se sentait plus le droit de critiquer le présent. Après le décès de Gérard elle s’était, en permanence, tournée vers le passé. Alors leurs cris lui paraissaient bien dérisoires. Ah si son mari avait été là il aurait fait taire ce gros type congestionné et ses vérités de bon sens qui puaient le mépris des pauvres et l’arrogance de la petite bourgeoisie. Mais Lucienne n’entendait plus les autres s’engueuler.

Elle aurait aimé aller à la messe, mais comme dans son enfance, à minuit. Lorsqu’il y avait de la magie, à rester éveillée puis à aller, dans la neige crissante, jusqu’à la petite église du village, pour, après, s’en retourner bien vite se réchauffer à la maison, et tremper des langues de chat dans un grand bol de chocolat, en rêvant aux cadeaux que la nuit apporterait.

Dans son enfance beaucoup d’enfants n’avaient pour seul cadeau de Noël qu’une orange ou un chocolat en papillote. Les gens de droite auraient dit : « qu’ils n’en étaient pas plus malheureux pour autant » tandis qu’ils gavaient leurs propres enfants de jouets multicolores, de poupées, de trains électriques et de boîtes de construction. Mais c’était vrai que les enfants des pauvres s’émerveillaient devant de si pauvres cadeaux et qu’ils ne s’émerveillent plus aujourd’hui. Mais son enfance n’existait plus, depuis longtemps. Ni nostalgie, ni amertume, ni rébellion…

Dans son enfance, le peuple mangeait mal et les repas étaient peu variés. Patates, pâtes, riz, un peu de légumes et très peu de viande, sauf le dimanche à midi. Dans sa famille, ils se méfiaient des aliments car il n’y avait pas de réfrigérateur. Le lait tournait. Le beurre était rance. Les ouvriers mouraient tôt et souvent sans atteindre l’âge de la retraite. Tuberculose, alcoolisme, silicose, tétanos, poliomyélite, même les petits enfants disparaissaient. Dans son enfance on se soignait mal. Le médecin coûtait cher. La maladie était un drame car l’argent des salaires ne rentrait plus. Et les ouvriers étaient très mal payés ! Plus de la moitié du salaire payait tout juste l’alimentation.

Dans son enfance c’était dur. Tout était cher, injuste et tout se gagnait en travaillant durement. Dès quatorze ans lorsqu’elle était entrée à la filature, en 1947, elle savait déjà que sa vie serait pénible. Contre les chefs, contre les cadences, contre les patrons. Elle y avait aussi trouvé de la solidarité, le coude à coude avec les copines, le syndicat, toutes ces bagarres menées pour arracher des augmentations de salaires, un peu de confort. Elle se souvenait de son mariage avec Gérard, le secrétaire de la fédération de la métallurgie, leur emménagement dans l’appartement HLM de Talence, sa première salle de bain. Puis ce furent des années de bonheur, les enfants, les copains…

Lucienne était partie bien loin de Noël. Elle jouait machinalement avec l’étain et le muselet du bouchon de champagne bu en entrée. Juliette réalisa que sa mère n’écoutait plus personne. Ce n’était pas qu’elle soit si vieille, mais la perte de Gérard l’avait faite d’un coup basculer dans un autre monde, celui de la solitude et du repliement sur soi. Alors Juliette se leva et fit tinter sa petite cuillère contre une bouteille vide, ce qui fit revenir le silence et les enfants : « Et si on ouvrait les cadeaux ? » Les deux petits garçons applaudirent et se précipitèrent sous le sapin pour prendre les mystérieux paquets colorés et enturbannés et les offrir à chacun.

Juliette se rapprocha de sa maman et elle était derrière elle quand Lucienne, au milieu du brouhaha général, des cris de plaisir et des remerciements ouvrit tout doucement son cadeau.
C’était un livre, un vieux livre trouvé par hasard chez un bouquiniste : « L’histoire du mouvement syndical des métallurgistes de Gironde » et sur la couverture il y avait Gérard.
Il portait ce costume acheté, elle s’en souvenait, à l’occasion du sixième congrès fédéral. C’était son seul costume et il l’avait gardé toute sa vie. C’était même le costume dans lequel elle l’avait enterré l’été dernier, à la fin de cette saloperie de cancer.

Lucienne chercha des yeux sa fille. Juliette la prit dans ses bras. Lucienne se mit à pleurer, tout en s’excusant. Juliette la serrait très fort. Elle lui murmura dans l’oreille « Joyeux Noël, maman ».

Caillou. 24 décembre 2007

2 réflexions au sujet de « La messe de minuit est à 9h30 »

  1. J’arrête pour ce soir; mais je sais que, peu à peu, je lirai tout. J’aime ces textes simples, qui parlent de gens simples peut-être, mais qui nous disent l’essentiel de la vie et ce qui est le plus important ici-bas. Bravo! continue Gaby.

  2. Je lis régulièrement les textes que caillou a la gentillesse de m’envoyer régulièrement.
    Je choisis pour te répondre ce conte de Noël “La messe de minuit est à 9h30″ que j’ai beaucoup aimé pour te dire ce que j’ai ressenti. Noël est toujours pour moi marqué par des souvenir de mon enfance. Je me retrouve dans Lucienne heureuse de fêter Noël avec sa famille et toute perdue quand elle voit ces retrouvailles gachées par ce gendre qui ne comprend rien. Heurement il y a la fin : son mari Gérard, son cher absent, retrouve vie grâce à ce vieux livre et la photo de ce vieux syndicaliste que sa fille lui glisse tendrement. Il y a là quelque chose de très vraie. Une lumière brille dans la tristesse de Lucienne et de sa fille Juliette.
    C’est ce que je vis à Noël. Je suis perdu par cette débauche de cadeaux et gueuletons qui dénaturent cette fête. Mais je retrouve toujours la célébration de cette lumière immense et discrète qui éclaire ma vie. Malgré tout cette violence et cette injustice mon espérance demeure vive et toujours réelle :”Continuons le combat”.
    Comme tu peux le comprendre, c’est ce que nous avons vécu ensemble au syndicat du commerce et à AC !
    François

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