Prendre ses désirs pour des réalités (suite)

Ceci est une fiction !

La rue d’Alsace est noire, le noir dur des jours de colère, le noir des révoltes quand il se mêle au rouge des coups de sang. Le peuple toulousain est venu au rendez-vous du ras-le-bol et le fait violemment savoir.
NON, NON, NON, AUX PRIVATISATIONS!
Derrière la plateforme du camion la marée humaine va vers la gauche puis vers la droite, dans un sens puis dans l’autre, au gré des vagues de son déversées. Je fais rouler une ligne de basse qui fait frémir et comme il y a 150 watts derrière cela fait frémir sur un bon bout de macadam.
OUI, OUI, OUI, AU MAINTIEN DES ACQUIS !
Un ska qui décoiffe, un reggae martelé mais basique, et les voix de Marie, de Claudie et de Jacques qui balance un maximum de sauce, font trépider, sauter sur place, puis s’élancer, les jeunesses étudiantes, et surtout lycéennes, qui, de plus en plus nombreuses, ont rejoint le cortège.
Depuis des mois qu’ils ferment les postes et les gares, les écoles, les centres PMI, les hôpitaux publics, les cantines pour les gosses, l’eau, le gaz et l’électricité, les refuges SDF, ils l’ont obtenue la réponse du peuple ! Il est là, devant nous, moi qui m’accroche comme un damné à mon manche de basse pour ne pas louper le coche, Marie que je n’ai jamais vue si forte, les 2 mains crispées sur le micro, Claudie qui hurle sa rage de caissière, qui dégueule son mépris et sa haine, Jacques qui s’éclate tout en haut dans les aigus, Hafid, imperturbable, qui les soutient, avec des pompes jamaïquaines, et Jean qui cogne sur ses fûts comme un malade !
VOUS NOUS AVEZ ASSEZ VOLÉ !
Les filles qui dansent en bas sont belles comme des jours de liesse. Elles dansent, les bras levés, tout en sourires. Les regards disent la joie d’être enfin ensemble, unis dans les révoltes.
Quelques pancartes au loin, sur des bouts de carton, qui signent des sections d’entreprises, des banderoles syndicales, des drapeaux qui s’agitent, tout le mouvement social est venu, et pour beaucoup, venu de loin, d’Albi, du Gers, de la montagne. Des métallos tarbais, des ouvriers du cuir, des rescapés des filatures, tous les ouvriers ou le peu qui en reste, pas encore délocalisés, mais bientôt licenciés, humiliés, rendus chômeurs de force. Il y a les retraités, les fonctionnaires, les enseignants, les infirmières, les postiers, les cheminots…
NOUS NE LAISSERONS PLUS RIEN PASSER !
Nous passons devant le Crédit Lyonnais*, celui de l’angle avec la rue des Arts. Il y a de la lumière à l’intérieur. C’est un samedi, il est ouvert, c’est normal. Et un grand jeune, en uniforme gris foncé et casquette plate est dans l’entrée, l’air un peu indifférent devant ce tintamarre. Je vois, du haut de la plateforme du camion, un petit bonhomme en costume marron, qui crie vers la foule quelque chose que je n’entends pas, et en un instant, une masse compacte de manifestants s’engouffre dans la porte étroite. Le vigile disparaît à l’intérieur, emporté. La banque est envahie, d’un seul coup, comme de l’eau qui déborde. Nous continuons à jouer, mais plus personne ne danse, alors on s’arrête et le camion aussi. Tous les regards se tournent vers le sas vitré de la banque. La foule s’est arrêtée. Elle creuse tout autour de l’entrée de la banque un cercle silencieux, tandis qu’en fond sonore, les slogans de la manifestation continuent sur la rue de Metz. On entend une sonnerie très forte et qui module, des cris, une vitre qui se fend, des gens ressortent hagards, juste un peu chiffonnés, ce sont des employés. Un jeune cadre essaye de garder un peu de dignité et son air de mépris est teinté d’une bouche qui tremble. Il a une trouille bleue, pourvu qu’on en finisse.
Et puis les voilà qui ressortent, en courant, les bras plein de billets de banque, sous les hourras des jeunes qui hurlent de plaisir. Ils les jettent vers le ciel et d’un seul coup, d’un seul :
RIEN N’EST À EUX, TOUT EST À NOUS.
Jacques se retourne et tapant du pied relance un Dom DoDoom, Dom DoDoom, Tac/tac, Dom DoDoom, Dom DoDoom. Il me jette un coup d’œil et je lance sur les cordes un syncope identique tandis que Jean recommence à marteler Dom DoDoom, Dom DoDoom Tac/tac Dom DoDoom Dom DoDoom. Les filles se bidonnent, se retournent et avec Jacques chantent ensemble :
RIENÉTAEUTOUTÉTANOUS
Et l’immensité mouvante des émeutiers, car maintenant ils en sont, et nous en sommes aussi, derrière le camion, se remet à danser, en tapant dans ses mains :
RIENÉTAEUTOUTÉTANOUS
Au-dessus de nous les billets de banque virevoltent.
Non loin de là, le lieutenant M. en civil, place Esquirol, devant le marchand de journaux. La tête de la manifestation est passée devant lui et il y a maintenant la foule des syndicats qui défilent. Il se retourne, se fraye un passage dans la rangée de badauds derrière la barrière et s’isolant un peu prend son portable de service :
– Bertillon.
– Oui mon lieutenant.
– Il faut stopper cela immédiatement! Vous avez le commissaire Meyer à côté de vous ?
– Affirmatif.
– Passez-le moi. Meyer? Il faut rapprocher le dispositif et ne pas les quitter des yeux. Bloquez toutes les issues et quand ils se dispersent, vous filtrez discrètement tout le monde. Il nous faut les meneurs mais aussi tous ceux qui sont entrés dans la banque!
– Ils ont été filmés par les caméras de surveillance de la rue de Metz, mais j’ai encore besoin de quelques minutes pour tout mettre en place.
– Allez-y rapidement mais prudemment. Surtout pas de provocations! Dispositif en nasse. De toute façon on ne peut rien faire pour l’instant.

Le camion est monté sur la place, devant la préfecture. Serge est monté sur la plate-forme et prend un de nos micros. Il attend. Jacques est à côté de lui. Nous rangeons silencieusement les instruments. La foule a envahi la place, le parvis de la cathédrale, le petit parc au-dessus et toutes les rues avoisinantes. Le silence se fait.
Jacques présente l’orateur.
– Serge, représentant du collectif « Touchez pas à notre Poste ».
Derrière je referme l’étui de ma guitare. Jean, sans faire de bruit, démonte sa batterie. Hafid et Marie enroulent les câbles. Claudie s’approche de moi et me dit, doucement :
– Tu vois le type un peu gros qui est au premier rang, là-haut, derrière le muret du parc ?
Il y en a des tas à cet endroit-là, des petits, des maigres, des jeunes, va t’ en savoir de quel type elle me parle.
– Non, je ne le vois pas. Pourquoi ?
– Je l’ai déjà vu. Mais il était habillé en uniforme. C’est un flic.
À force de scruter toute cette foule je le vois enfin. Ah oui, c’est marrant. D’autant plus qu’il ne nous quitte pas des yeux. Tout le monde, autour de lui, regarde Serge et lui, ce gros flic, nous observe tous les deux. J’ai même l’impression qu’il nous guette.
J’ai senti le vibreur du portable. C’est un copain du SO de la CGT situé de l’autre côté de la place.
J’interromps Serge.
– Tout est bloqué. On ne pourra plus sortir!
En m’entendant prévenir, la foule s’est rapprochée d’un seul coup.
On entend un mégaphone, de l’entrée de la préfecture.
– Ce rassemblement est interdit.

Première sommation. Dispersez-vous immédiatement.
Serge essaye de reprendre la parole. Plus personne ne l‘écoute.
Brusquement tout le monde crie.
POLICE PARTOUT JUSTICE NULLE PART
La peur monte dans cette place en impasse.
– Ce rassemblement est interdit.

Deuxième sommation. Nous allons faire usage de la force.
Des jeunes du lycée professionnel commencent à bombarder les flics avec des boulons.
Une première lacrymo, jetée par-dessus le mur de la préfecture, éclate en pleine foule. Puis c’est l’explosion. Tout le monde court dans tous les sens. Les CRS, massés dans toutes les rues qui bordent la place de la préfecture, ont des masques à gaz. Je hurle à Claudie de se baisser et je me jette sur le micro de Jacques, posé sur son ampli. Je roule d’un seul coup sur la cabine du camion et me laisse brutalement tomber au sol. Je n’ai pas lâché le micro. Le fil saute. Là-haut Serge s’est retourné et ne sait plus quoi faire pour ramener le calme.
Je me retrouve à côté de Marie.
– Fous le camp ! Ils vont tirer.
Debout contre la portière du camion, j’allume le micro de la main gauche mais j’ai peur. Alors je mets ma main qui tremble dans ma poche pour qu’on ne la voie pas. Tout autour de moi la foule recule.
Bertillon hurle dans le talkie-walkie:
– Il a mis sa main dans la poche ! Tirez, tirez tout de suite.
Alors je chante :
– Oui mais… ça branle dans le manche …
Et ils me tirent dessus. Je reçois une balle dans la cuisse, dans le bras droit, dans l’épaule. Je tombe d’un coup. Je crois qu’il y a du sang partout sur le trottoir.
… les mauvais jours…
Marie s’élance sur moi. Je la vois une dernière fois
…finiront.

Caillou, 12 mars 2008

* Sur le Crédit lyonnais, le montant des pertes (130 milliards de francs) en ont fait l’un des plus grands scandales financiers de l’histoire… On peut lire : http://fr.wikipedia.org/wiki/LCL

2 réflexions au sujet de « Prendre ses désirs pour des réalités (suite) »

  1. Bonjour!
    La chute c’est plutôt prendre ses cauchemars pour des réalités!!
    5ème phrase: répétition de “frémir”, c’est exprès?
    Sinon c’est super, mais il en faut beaucoup beaucoup pour que le peuple se révolte ainsi.
    bonne journée,
    Claire

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