Disparaître en Indochine – 2°

Disparaître en Indochine – Chapitre 2

Il s’engagea sur la rocade qui menait à Muret sous une pluie battante. Maître Viannet avait son étude dans le vieux quartier de la ville, près de la cathédrale. Thierry se rappelait très bien l’endroit. La plaque dorée surmontant le fronton du porche. Maison bourgeoise où il s’était déjà rendu une fois, avec sa mère et son grand-père, plusieurs années auparavant. Il trouva une place libre, juste en face, devant une banque concurrente. Il jeta un coup d’œil sur les employés qui s’affairaient, derrière la vitre, préparant l’ouverture, puis il courut sous la pluie, se réfugier sous le porche de l’étude notariale.
Quelques instants plus tard il pénétrait dans l’antichambre, surpris par le curieux mélange de cuir et de salle d’attente, un peu médicale, froide, nue et fonctionnelle. La secrétaire lui désigna un fauteuil en lui demandant de patienter quelques minutes, Maître Viannet étant occupé au téléphone. La table basse qui trônait devant lui était jonchée de revues fiduciaires et politiques, bien sûr de droite. Il en parcourut une, prise au hasard, sans vraiment la lire. On lui avait parlé de silences feutrés, il se serait cru chez un dentiste. Tout autour, les rayonnages emplis de dossiers recouvraient les murs. Les tranches, toutes imprimées, comportaient en très gros caractères, les chiffres des mois et les années. Il pouvait ainsi remonter le temps, sa naissance, l’avant-guerre, les années de ses parents, l’Histoire… Dehors la pluie tombait toujours. Un véritable déluge qui s’acharnait sur la région ! L’enterrement d’Étienne, sous cette pluie lancinante et glacée, n’avait pas été long et les condoléances hâtives avaient précipité les vieux de la rue des Fontaines vers leurs petites maisons, là-bas, loin du cimetière, là-bas, vers la Garonne brunie et débordante.
– Maître Viannet vous attend, Monsieur Ranchin, si vous voulez bien me suivre ? Il se leva brusquement et il la suivit dans un dédale de couloirs étroits et moquettés. Il fut introduit dans le minuscule bureau du notaire. Celui-ci, debout, lui tendait la main en souriant.
– Désolé de vous avoir fait attendre, Monsieur Ranchin. Permettez-moi de vous présenter mes condoléances. M. Lecourt, votre aïeul, était un vieil ami de mon père… Mais asseyez-vous donc.
Effectivement, Thierry s’en souvenait, le prédécesseur de Maître Viannet, ce devait être son père, se prénommait Alphonse et il venait parfois le dimanche après-midi à la villa de la rue des Fontaines, quand ils y venaient en visite avec sa mère. Cela devait déjà faire pas mal d’années.
Ils parlèrent d’Étienne, qu’ils n’avaient pourtant pas tellement connu, ni l’un ni l’autre. Puis du temps qui avait gâché l’enterrement. De ce temps effroyable que nous réservait la nature, des difficultés que cela occasionnait aux personnes âgées, et au tourisme qui allait encore en souffrir… Le notaire se décida enfin à ouvrir le dossier qui posé sur son bureau portait un titre tracé au feutre rouge
LECOURT SUCCESSION
– M Ranchin, je dois vous annoncer une mauvaise nouvelle. Je supposais qu’étant le seul descendant direct de votre grand père Étienne Lecourt, cette succession ne poserait aucun problème. Nous ne devions donc nous voir que pour en régler les détails. M. Lecourt n’a pas laissé de testament. Je vais donc résumer la situation. Né en 1902, ici même, à Muret, M. Etienne Lecourt épouse à Saigon, en 1922, Melle Dumas, sans établir de régime matrimonial. Ils ont trois enfants : Adrien né en 1923, qui disparaît tragiquement en 1944, mais je reviendrais sur cette disparition, puis Henri qui naît en 1933 et qui décède en 1953, et enfin Anne, votre mère qui voit le jour en 1935 et qui, je suis navré de vous le rappeler, est décédée l’année dernière.
Et bien ! Quel air il prenait ! Thierry ne supportait plus cette componction, ce paternalisme. La mort de sa mère ne le regardait pas !
« Tais-toi » pensa-t’il très fort tandis que le notaire laissait passer un ange de politesse exquise.
– Mme Lecourt, votre grand-mère, ayant elle-même disparue après une longue et pénible maladie en 1964, vous êtes donc l’unique descendant d’Étienne. Tous ces renseignements m’avaient été communiqués par celui-ci lorsque je lui avais demandé de songer à son testament quand il est passé à l’étude, l’année dernière, pour régler un petit problème de copropriété sur un chemin d’accès. J’en avais profité pour lui rappeler qu’il devait y songer. Et il m’avait répondu que n’ayant plus que vous comme famille, il ne lui semblait pas important de s’en préoccuper. Ce qui était vrai. Mais je regrette vraiment qu’il n’ait pas rédigé de testament en temps et en heure…
Je dois vous annoncer une curieuse nouvelle, qui remet beaucoup de choses en question. Le correspondant local du journal La Dépêche m’a remis cette lettre qui semble vous être destinée, ainsi qu’un autre message qui l’accompagnait et que je vais, si vous voulez bien, vous lire. Le notaire, chaussant des lunettes à larges montures, prit dans le dossier une lettre, cachetée, qu’il donna à Thierry et se mit en devoir de lire la seconde, à haute voix, sentencieusement, ridicule et plat.
De
Monsieur Wang Kien Feng
Apt. 527/2 impasse des Bougainvilliers
Paris 13ème
À M Le rédacteur de La Dépêche à Muret.
J’ai eu, par hasard, l’occasion de lire l’annonce nécrologique de la disparition de M. Étienne Lecourt, de Muret, dans votre édition du 12 octobre. Cette nouvelle m’a profondément surpris et peiné. En effet j’ai eu la chance de rencontrer un homme exceptionnel, qui nous a sauvé la vie, à moi et à ma famille, dans des circonstances que je n’oublierais jamais. Il s’appelait Adrien Lecourt. Je ne l’ai jamais revu. Il m’avait dit qu’il avait encore de la famille dans le sud-ouest, vers Toulouse. Je serai navré d’apprendre, plus de quarante ans après, le décès d’un de ses parents. S’agit-il de son père ? Pourriez-vous s’il vous plaît lui transmettre cette lettre? J’aurais tant aimé revoir Adrien Lecourt, ou avoir de ses nouvelles, savoir ce qu’il est devenu depuis si longtemps. Les très graves événements auxquels je fais allusion se sont déroulés à Haiphong à la fin novembre 1946. Je n’ai jamais eu l’occasion de le revoir. Je vis maintenant en France, depuis quelques années. Je vous remercie par avance de bien vouloir m’aider à le retrouver en transmettant cette lettre à la famille et je vous prie de recevoir l’expression de mes sentiments distingués. »
Le notaire lui donna la lettre.
– Le journaliste m’a transmis ce courrier car il ne connaissait pas votre adresse.
Thierry la décacheta, l’ouvrit. Elle ne comportait qu’une courte note exprimant des condoléances à la Famille Lecourt et demandant des nouvelles d’Adrien. Pas plus d‘informations, en tout cas, que le courrier à la Dépêche. Le jeune homme le montra au notaire. L’adresse de l’expéditeur le laissait rêveur. Ce devait être dans ce quartier de grandes tours, peuplées d’asiatiques, que l’on voyait derrière la place d’Italie. Il n’y était jamais allé, mais la télévision en parlait parfois en l’appelant «China-Town».
Maître Viannet rompit le lourd silence qui s’était étendu dans le bureau :
– Cher Monsieur Ranchin, je suis le notaire de votre famille depuis bien longtemps. Votre grand-père nous avait chargé de ses affaires longtemps avant la succession de mon père. Nous avons dans ce dossier une lettre de disparition officielle de votre oncle Adrien Lecourt. Établie par la gendarmerie de Tourane, elle est datée du 17 mai 1944. En 44 ! Pas en 46 ! D’après les recherches entreprises par la gendarmerie de l’époque, votre oncle avait quitté la mine de cuivre familiale pour échapper à une rafle japonaise. Tous les témoignages des ouvriers présents sur les lieux concordaient pour affirmer que ce jeune homme s’était enfui lorsque les soldats japonais avaient été signalés sur la route d’accès à la mine. La montagne, toute proche, était un refuge facile, à condition, bien sûr, de s’y réfugier très rapidement. Le même rapport de gendarmerie constate que, malgré des recherches longues et difficiles, ils n’ont pu retrouver ni le jeune homme, ni son corps. Mais il faut rappeler que c’était une période troublée. Les incidents fréquents avec la soldatesque impériale permettaient à la gendarmerie française d’envisager son assassinat et l’enfouissement du cadavre. Il a aussi pu être attaqué par un fauve, tombé dans une embuscade et être massacré par des bandits, ou se faire arrêter par les Japonais et, comme européen, être passé par les armes. Plus de deux mois après il n’avait toujours pas été retrouvé. Il a donc été déclaré disparu, comme un grand nombre de « broussards » perdus et dont les disparitions ont été mises au compte de la guerre larvée qui sévissait en Indochine à cette période. Après le délai légal, le calme revenu, cette disparition fut donc considérée comme effective. Votre famille dut entériner cette décision malgré toute la cruauté que cela engageait. Lors de son retour en France, votre grand-père avait donc transmis cette notification avec le dossier familial, que nous avons conservé depuis. Mais il est évident que ce document n’a plus, pour l’instant, de valeur légale. Soit ce monsieur…Wang se trompe et confond la date où il aurait rencontré cet Adrien Lecourt, soit c’était un autre individu qui se faisait passer pour votre oncle, soit celui-ci était encore vivant lors du bombardement d’Haïphong en 1946 ! Quoi qu’il en soit je ne peux plus avant vérification, considérer cette succession comme close. Je suis obligé, avant de la clore, de contacter ce Monsieur Wang et de lui demander de confirmer officiellement ses dires. Il va donc falloir attendre. Si votre oncle était encore vivant en 1946, il a peut-être une descendance que je ne peux léser d’éventuels droits à la succession de votre grand-père.

À suivre…

Caillou, 1984

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