Plutôt l’émeute que les meutes !

Je rencontre une amie dans l’avenue, vers le centre. Elle sortait du métro, moi je marche très vite. Il fait froid et elle s’est emmitouflé la tête dans un foulard épais, comme un chèche coloré. Elle a le nez tout rouge et veut rentrer chez elle pour se mettre au chaud. Au plus vite. Mais, tout de même, avec cette irrépressible envie de discuter qui nous fait, dès fois, narguer les éléments, risquer notre confort, elle me raconte qu’elle revient d’une conférence et brusquement m’annonce qu’il n’y a plus de valeurs universelles !

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La connaissant chrétienne, je m’interroge. Comment peut-on si rapidement être inquiétée dans ses convictions les plus profondes par un conférencier, aussi talentueux soit-il ? Peut-être est-ce le froid qui lui a ramolli la cervelle, ou l’âge ? Ayant moi-même beaucoup d’heures de vol au compteur, et me découvrant de plus en plus frileux sur ce large trottoir, je m’inquiète, et pour elle et pour moi. Mais qui t’a annoncé cette mauvaise nouvelle ? Oh ! C’est Edouard Glissant !

Derrière elle, sur l’avenue, au milieu des voitures apparaissent des hommes enturbannés, barbus. Plusieurs dizaines arrivent et de toutes les rues. Sans banderoles mais avec le doigt (c’est bien l’index !) montrant le ciel couvert. Ils exigent que les filles n’aillent plus à l’école ! Ils se frappent la poitrine, ils ont l’air en colère. La femme est un danger pour notre religion ! Elles doivent être enfermées dans le sein des maisons !

Je demande à l’amie si elle en est d’accord ?
Bien sûr que non dit-elle mais cette éducation des filles, cette libération des femmes, ce respect d’une totale égalité des droits entre les êtres humains est une invention occidentale. Et l’Occident n’a pas de leçons à donner.

Un gouffre s’est ouvert. Toutes les automobiles au milieu de l’avenue tout à coup arrêtées. Les gaz d’échappement s’élèvent doucement. Le silence est total. Puis j’entends arriver le grondement qui monte du fond des entrailles de la terre sous nos pieds. (C’est peut-être un métro ?) Et nous voyons sortir du trou noir de l’abîme des centaines de soldats qui marchent en cadence. Ils sont de noir vêtus. Dans un ordre impeccable, ils se rangent en quartiers puis, à un commandement venus de quelque part, ils se mettent à crier. Tous ensemble, un seul cri, que je comprends très bien : « Mort aux juifs, mort aux nègres, peuple réveilles-toi ! »

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Je demande à l’amie si elle en est d’accord. Ce cri c’est l’Occident qui le criait pourtant ? Oui, c’est vrai me dit-elle, mais c’était dans le temps. Aujourd’hui on nous impose à tous d’être frères ! Et c’est bien une valeur de l’Occident qu’il exporte dans le monde entier ? Et si cette valeur était toute relative ? Les peuples dominés ont aussi des valeurs. Pourquoi ne seraient-elles pas aussi valables que celles qu’impose notre télévision ?

Où as-tu vu que l’on nous imposait la fraternité ? Dans les délocalisations qui mettent chaque jour des centaines d’ouvriers au chômage ? Dans les hurlements des Américains qui refusent une (petite) sécurité sociale pour permettre aux indigents de se soigner ? Dans la bouche de Mme Parisot qui s’étonne que la précarité de la vie ne s’entende pas comme la précarité du contrat de travail? Dans l’expulsion inhumaine des migrants, l’éclatement des familles ? Non, le capitalisme ne change pas. Ce qu’il impose au reste du monde c’est l’extorsion la plus rapide du profit, le marché. Il ne se sert des valeurs universelles que pour avancer son  modèle de société inégal, injuste, gaspilleur, destructeur et parfois absurde. Mais ce n’est pas une raison pour jeter le bébé avec l’eau du bain, jeter les valeurs universelles avec le capitalisme !

Dans l’avenue, ils sont maintenant des milliers à se taper sur la gueule. Antisémites contre « peuple élu », révisionnistes, afrocentristes, nationalistes russes aux crânes rasés, curés en soutanes, commandos anti-avortement, intégristes de toutes obédiences, pédotouristes en Thaïlande, chinois occupants du Tibet, bandes armées de la loi du plus fort, racailles tribales de nos banlieues, tortionnaires, terroristes, à chacun sa vérité, à chacun ses valeurs privées, à chacun sa vision du monde…

Je demande à l’amie si elle en est d’accord.
Mais elle ne me répond pas et me raconte, les larmes aux yeux, les corps nus, suppliciés, dans les décombres d’Haïti. Je les ai vus moi aussi dans nos interminables journaux télévisés. Alors je pleure avec elle.  Et oui, décidément, et nos larmes en témoignent, il y a des valeurs universelles !

Contre le pouvoir de l’argent, contre l’injustice, contre l’exploitation, plutôt l’émeute que les meutes !

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Caillou, le 18 janvier 2010

PS: Valeurs universelles… c’est mon point de vue, mais il est plein de doutes, d’incertitudes, de méconnaissances et de respect pour le point de vue contraire. Si vous avez envie de le contester vous commentez…

4 réflexions au sujet de « Plutôt l’émeute que les meutes ! »

  1. Un texte de Jean Paul Malrieu:

    A propos des « Droits de l’Homme »,
    Séance du 5 Janvier 2010
    du Séminaire Individus, Groupes, Sociétés

    Lors du séminaire du 5 janvier 2010, Jean-Rémi Gandon a repris les questions que Jean-Claude Michéa adresse à l’usage politique que l’on fait dans notre société de l’invocation des Droits de l’Homme. Il a décortiqué les relations que le libéralisme politique, préoccupé de l’extension des libertés individuelles et des égalités de statut devant la loi, entretient avec le libéralisme économique. En gros cet auteur dénonce l’impasse où la gauche libérale enferme aujourd’hui le débat politique, quand elle se pose comme championne de la liberté des mœurs et de l’antiracisme et renonce dans les faits à la critique sociale du libéralisme économique, qui prétend attribuer au Marché les régulations des rapports économiques et sociaux. Il rappelle que le libéralisme économique n’est pas logiquement connecté au conservatisme, à la droite fondamentaliste. Que les « libertarians » par exemple sont à la fois totalement permissifs en matière de comportements individuels et farouchement hostiles aux régulations par l’Etat, à ses ingérences dans le jeu économique et dans la redistribution des richesses. Je renvoie à son exposé sur cet aspect du débat.

    J’ai sans doute eu tort de vouloir élargir le problème en abordant la question des rapports entre sociétés, celle de l’invocation des Droits de l’Homme dans les rapports internationaux. La discussion a fait rage sur cette question, qu’il faudra reprendre plus calmement. Pour lancer cette discussion ultérieure je voudrais ici poser quelques questions. J’ai commencé par poser quelques remarques en amont, peut-être oiseuses, le lecteur pressé de retrouver le feu de la discussion du Lundi 5 Janvier peut sauter à la page 5.

    Première thèse : peut-on concevoir un Droit sans Loi et une Loi sans pouvoir ?

    Un Droit posé comme principe ne peut prendre effet que s’il se soutient d’une loi qui en prévoit et en assure le respect. Faute de quoi il reste invocation. Considérez le Droit au Travail, posé dans le préambule de notre constitution, que n’organise aucune disposition légale, et qui reste lettre morte. Le droit au logement n’est effectif que s’il est opposable (dans la mesure où il est effectivement opposable), ce qui est du ressort de la Loi.
    Or il n’y a pas de loi qui ne soit promulguée dans le cadre d’une entité politique, qui ne concerne un ensemble défini d’humains, constituant une communauté politique, ou société, et pas de loi qui ne doive s’appuyer sur une autorité politique en charge de la faire respecter.
    En d’autres termes il est difficile de couper les liens qui relient les éléments d’une tétrade, droit/loi/société/pouvoir. Et une partie de la difficulté que rencontre l’idée d’une politique universelle des Droits de l’Homme tient à ce qu’ils devraient être appliqués sans le passage par des Lois, à un ensemble hétérogène de sociétés, sans pouvoir établi et reconnu par ces sociétés, sans disposer d’une instance qui veille à leur effectivité. Les juristes qui développent cette ambition se voient en fait obligés de réfléchir à la question d’une instance politique mondiale. Faut-il penser un gouvernement mondial ayant un minimum de compétences ? Peut-on imaginer que l’ONU en soit la matrice, avec toutes ses imperfections, ses inégalités (Le Vanuatu ayant une voix comme la Chine), ses hypothèses fondamentales de souveraineté des Etats Nations ? D’où la tentation de constructions pragmatiques d’instances supra-nationales, comme la Banque mondiale, l’OMC, le FMI en matière économique, et le Tribunal Pénal International en matière juridique. Il est à craindre que ces instances, si elles sont construites par les grandes puissances, ne travaillent selon leurs normes.

    Nuances anthropologiques préalables

    1) il a existé (existe peut-être encore) des sociétés où les obligations faites aux membres de cette société ne passent pas par un droit formel ni des lois, mais par des interdits connus de tous. Ces sociétés ne chargent pas un pouvoir de faire respecter l’interdit. Malinovski raconte que dans les îles Trobriand l’adultère est pratiqué mais interdit, le mari qui énonce publiquement le soir au village silencieux l’adultère de sa femme oblige de fait l’amant au suicide. Car il n’y a pas d’ailleurs à la société, où le fugitif pourrait survivre. Le groupe est l’univers de ses membres. Ses normes ont force d’évidence. Idem pour les adultères yanomami de Clastres ou Lizot : ils partiront seuls dans la forêt et reviendront tôt ou tard, résignés à se re-séparer, pour rentrer dans le groupe.
    Dans un niveau de complexité plus grande, on trouve des sociétés à Loi, dotées d’un appareil juridique mais sans pouvoir exécutif : c’est le cas de la société islandaise au moment de sa conversion au christianisme (XIème siècle). Un tribunal central réunissait les juges des 4 sections de l’île devant toute la population de l’île, récitait l’intégralité de la loi pendant plusieurs jours et examinait les cas graves qui lui étaient soumis. La sentence était exécutoire mais c’était aux victimes de la faire appliquer si le coupable ne s’y pliait pas (par exemple s’il refusait un verdict de bannissement, on pouvait le tuer, Cf. la belle « Saga de Njall le Brûlé »).

    2) Le Droit n’est pas nécessairement un droit d’égaux devant la loi, il peut être un droit de castes, de rangs, un droit hiérarchique. Il en était ainsi dans l’ancien régime, les nobles échappaient à des juridictions roturières. Les droits des hommes et ceux des femmes étaient distincts jusqu’à peu dans nos sociétés, ils le sont encore en Islam. Le droit est aussi un organisateur des inégalités de statut.

    3) Le Droit ne va pas sans frontières. En extension d’abord : au pénal il ne s’applique qu’aux résidents d’un espace politico-juridique, pour des actes commis sur ce territoire. En intensivité ensuite : le droit définit les sujets de droit. Il excluait hier les esclaves, il exclue les enfants, les débiles ou les déments et prive les délinquants de certains droits (liberté de déplacement, droits civiques, citoyenneté…). Les droits politiques sont réservés aux citoyens.

    4) La tyrannie est rarement absence de droit. Elle accorde au tyran le monopole de la production de Droit, mais il ne peut en changer sans cesse l’énoncé. Il y a des limites à la formule absolutiste : « car tel est mon bon plaisir ». Campant dans l’arbitraire le tyran finit assassiné. L’absolutisme prétend s’appuyer sur une délégation divine, le souverain l’est par la grâce de Dieu, dont témoignent ses capacités thaumaturgiques.

    Les deux piliers du Droit occidental moderne.

    Comme le disent les premiers mots de notre première déclaration des droits de l’homme, les deux piliers de ces droits sont l’égalité de statut juridique et la liberté des sujets de droit.

    Concernant l’égalité, il ne s’agit que de cette égalité de statut : égalité devant la loi, fin des privilèges légaux. Par un raccourci sans doute significatif d’une aspiration à une certaine égalité des conditions (que Rousseau et la référence aux modèles démocratiques de l’Antiquité avaient nourrie) l’Egalité figure telle quelle sur les drapeaux et les frontons de la République. L’égalité juridique a souvent été raillée comme pur simulacre par la critique socialiste, qui a parlé des droits formels bourgeois. L’égalité devant la loi peut-elle être effective si elle fonctionne sur la base d’inégalités de condition exorbitantes ? On connaît l’image du renard libre dans le poulailler libre, mille fois utilisée par ceux qui s’asseyaient sur les garanties formelles. Elles ne sont pas rien : les puissants doivent désormais au moins apprendre (et construire) les biais par lesquels l’inégalité des conditions (de richesse, d’influence politique, de culture) permettra d’obtenir des passe-droits, des applications différentielles du Droit. L’inégalité effective devant la Loi existe mais elle est limitée. Une indépendance minimum de l’appareil judiciaire par rapport aux pouvoirs politiques et économiques est requise pour que soit atteinte une égalité relative devant la Loi et cette indépendance est constamment grignotée par les pouvoirs.

    L’histoire de l’Occident depuis les révolutions américaine et française est travaillée par la question de l’inégalité de fait, par les combats pour moins d’inégalité de condition. En faisant allusion à la naissance (« Les hommes naissent libres et égaux en droit ») la déclaration avait trouvé une formulation symptomatique d’un problème sous-jacent: comment de cette inégalité inaugurale de la naissance arrivait-on à tant d’inégalité de fait ? Cette question entrait en collision avec les inégalités de fortune issues du droit de propriété et de transmission de la richesse, qui étaient versés au titre des libertés fondamentales. La contradiction, brandie par les tenants d’une égalité réelle de condition (les socialistes) allait trouver des pseudo-solutions : les républicains flanquèrent la Liberté et l’Egalité d’un troisième terme bâtard, biscornu, la Fraternité, comme garant d’une solidarité naturelle. Les libéraux ont voulu soutenir que les inégalités résultaient des différences de mérite (difficile à soutenir en matière d’héritage !) et les réformistes sociaux se sont donnés pour ambition d’obtenir une égalité « des chances » par l’action éducative de l’Etat (ambition bien sûr largement illusoire, comme nous le constatons chaque jour).

    La liberté, elle, est posée comme valeur suprême de nos sociétés. De quoi s’agit-il ? D’un droit des individus, qui est attribué à chacun d’entre nous, donc auquel chacun peut tenir comme à un bien ultime. Droit individuel et non collectif, comme le relevait Marx, droit séparateur. Qui en principe consiste à « pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». Il faut d’abord dresser une liste rapide de ces libertés :

    a) libertés individuelles :
    – de résidence, ce qui n’est pas rien quand on sort du servage, ou quand on voit des pays où le passeport intérieur fixe votre lieu de résidence, comme hier (et aujourd’hui ?) en Russie, aujourd’hui en Chine.
    – d’opinion et d’expression. Si la liberté d’opinion semble couler de source, nul ne pouvant contrôler le fort intérieur des sujets, l’expérience montre qu’en l’absence d’une liberté d’expression, la liberté intérieure de jugement des sujets, leur capacité critique, s’étiolent. On ne pense jamais seul, sans partenaires. La liberté d’expression privée, entre individus, n’est pas garantie si les contrôles idéologiques sont intrusifs, comme on le voit dans les époques d’inquisition (les bavardages au lavoir vous envoient au « Mur » de Pamiers), quand la Guépéou ou la Stasi travaillent les familles de l’intérieur. La liberté d’expression publique, par les médias et les écrits, est rarement totale, limitée par des interdits de mœurs ou des consensus politiques (interdits relatifs à la pédophilie, au sadisme, à l’appel au meurtre, au racisme, remises en causes du récit obligé de grands événements historiques fondateurs).
    – de comportements privés, en particulier en matière de choix sexuels.

    b) libertés collectives avec le droit d’association, y compris dans des syndicats et des partis politiques, visant éventuellement à réviser les orientations politiques. Ces libertés individuelles et collectives sont infiniment précieuses, le communisme réel a démontré à quelles catastrophes on courrait si on les qualifiait de bourgeoises ou formelles et si on prétendait les soumettre à la réalisation préalable d’une égalité (inaccessible) de conditions.

    c) libertés économiques : liberté du choix de leur consommation par les individus, liberté d’entreprendre, de fonder son entité économique. Mais aussi libertés des entreprises de définir leurs propres choix, de fixer le prix de leurs produits, leur échelle de salaires dans les limites légales, d’investir…

    Sans doute faut-il donner un statut particulier au droit de propriété, qui a été inscrit d’emblée comme droit fondamental dans les premières déclarations des droits, impulsées par les bourgeoisies conquérantes. Il s’agit du droit qui vous est donné d’user et d’abuser de vos biens comme bon vous semble. Mais le droit de posséder un bien ne « porte-t-il pas tort à autrui » dans la mesure où il prive autrui de la jouissance de ce bien ? Son mauvais usage ou sa destruction ne font-ils pas préjudice au groupe ? Si ce bien est mon œuvre, cette liberté peut s’entendre. Si j’en ai hérité, quel droit ai-je sur lui plus qu’un autre, sinon la décision de son précédent propriétaire ? Or le droit de transmission est lui aussi posé comme liberté, comme corollaire du droit de propriété. Cette liberté crée pourtant des inégalités sans fondement éthique. On voit là une contradiction évidente entre les deux piliers de nos démocraties, la liberté et l’égalité, voire entre liberté et mérite. C’est une prouesse idéologique de nos représentations que de ne pas énoncer cette contradiction, de ne pas expliciter cette tension. En vérité leur occultation signe dans les faits le triomphe d’un des termes sur l’autre, de la liberté sur l’égalité (même sur l’égalité des chances), caractéristique de notre époque libérale. Le philosophe politique majeur de la fin du XXième siècle, Rawls, pose carrément la supériorité absolue de la valeur liberté sur toute autre valeur puisqu’il postule que toute mesure destinée à contenir les inégalités de fait, toute pratique redistributrice de l’Etat, ne peut être envisagée que si elle ne mord sur aucune liberté des individus.

    Autre remarque : droits et devoirs.

    Les sociétés traditionnelles imposaient plus de devoirs à leurs membres qu’elles ne leur accordaient de droits. Des devoirs de respect aux normes établies, de respect des hiérarchies, de satisfaction des rites, de ne pas trahir les appartenances, d’honorer le clan, les ancêtres, la famille, de perpétuer les croyances. La liste des obligations était énorme (pour une immersion dans l’océan d’obligations quotidiennes d’un indien du Sud Ouest américain, il faut lire « Soleil Hopi »). L’occident moderne a renversé la perspective. C’est parce qu’elle s’arrachait à la tyrannie politique et aux obligations religieuses que la bourgeoisie a posé la liberté au fondement de sa construction civique, et donné le primat au droit sur le devoir. Le devoir n’est pas totalement absent. Il ne peut pas être évacué car la société ne peut assurer sa durée si elle se construit comme simple agrégat de libertés individuelles. Mais le devoir tend à se limiter au respect des droits d’autrui : ne pas nuire (entendez ne pas nuire délibérément, en connaissance de cause, parce qu’il est bien difficile de s’assurer qu’on ne nuit pas objectivement à autrui), ne pas empiéter sur la liberté d’autrui. Le devoir, dans ce scénario, est défini négativement, comme limite à ma liberté. Chacun est comme propriétaire de son champ de liberté, et doit respecter le champ de l’autre : keep out, private domain. Il n’y a pas obligation légale de solidarité, sauf la défense de la nation si elle est agressée, en tant qu’elle est le garant politique de nos libertés privées.

    De l’usage interculturel des Droits de l’Homme

    Quand on pense la genèse historique de notre conception du Droit et des droits, on prend un peu de recul par rapport aux attributs d’évidence, de naturalité et d’universalité que nous lui accordons. Nous sommes une exception historique, la seule civilisation qui ait posé la liberté (individuelle) comme valeur suprême et posé ce rapport hiérarchique entre droits, souverains, et devoirs, subalternes.

    La reconnaissance de cette singularité ne nous fait pas nécessairement tomber dans un relativisme sans bornes. Elle nous oblige simplement à parler de notre conception de l’humain, sans prétendre avoir le monopole de l’humain. Il y a dans le discours occidental contemporain une profonde contradiction : nous voulons le triomphe de ce que nous appelons Droits de l’Homme et nous voulons par exemple accorder à des sociétés dites primitives le droit de persévérer dans leur être. Or ces sociétés ne respectent pas ce que nous considérons être des droits imprescriptibles de la personne. Leurs rites d’initiation sont à la fois obligatoires et douloureux, leurs clans sont inégaux, et le statut des femmes y est souvent atroce à nos yeux. Les sociétés de l’honneur, dont les mâles nous paraissent si fiers, si beaux, font passer le respect du clan ou de la famille avant toute autre valeur. La société de castes indienne existe depuis 2500 ans, construite sur une architecture de représentations, un système de valeurs très fondamentalement hétérogène au nôtre. Elle a produit dans tous les domaines de grandes choses. Athènes, que nous admirons, ne fonctionnait pas sur notre conception de la liberté.

    Il me semble que nous avons le choix logique entre le maintien de la terminologie des Droits de l’Homme, qui implique l’affirmation que nous sommes plus humains que les autres sociétés, mortes ou encore en vie, plus avancés dans une marche de l’Humanité vers son humanité, ou un changement d’intitulé, plus modeste. Il semblerait plus raisonnable d’énoncer notre conception des Droits fondamentaux comme Droits de l’Individu ou Droits de la Personne. Ce qui dirait bien que ces droits ne peuvent parler qu’à ceux qui se sentent individus, qui ont adopté cette position subjective. Ce qui dirait aussi que nous voyons, ou désirerions voir, du point de vue de notre éthique, les membres de sociétés non individualistes comme des personnes, comme nous voyons les membres de notre société, que nous aimerions pouvoir leur attribuer les mêmes attributs que nous nous attribuons, sans prétendre les leur imposer. Car nous savons aussi que cette attribution, leur entrée dans notre conception, ne peuvent pas aller sans l’abandon d’autres cadres de pensée qui sont les leurs et auxquels ils peuvent tenir, ils sont en droit de tenir. La discussion a opposé les tenants de valeurs universelles et les sceptiques. Les premiers ont invoqué le concept de droit à la dignité ou celui de droit à construire sa vie. Mais on n’est digne que selon une échelle de valeurs, une vision de ce qu’est être une personne accomplie. Et la dignité dans la société albanaise décrite par Kadaré c’est d’aller jusqu’au bout du devoir de vengeance qui s’impose au clan (donc d’accepter sa propre exécution ultérieure). Un de mes amis bengali, d’origine brahmane, militant gauchiste des années 60, me racontait que prenant ses fonctions dans son Institut de recherche il voulut s’adresser au personnel d’entretien dans les formes de politesse qu’il utilisait s’adressant aux personnes de son rang : ces femmes de ménage lui en voulurent durablement, elles étaient offensées d’un traitement déplacé. Quant à l’idée du droit à la construction de sa vie, ou à l’épanouissement personnel, elle ne fait que décliner en d’autres termes le postulat de liberté individuelle. Encore une fois ce que nous déclinons est un souhait : nous aimerions pouvoir traiter tout être humain comme digne de notre respect. Mais les choix d’autrui, un sadique, un nazi, un taliban fanatique, peuvent nous obliger à le traiter comme ennemi. En quoi consiste la dignité qu’en principe nous leur accordons ? Dans la façon seulement dont nous essayons de contenir la menace qu’ils représentent, selon des règles qui respectent notre dignité.

    De l’usage international politique des Droits de l’Homme

    L’Occident intervient de plus en plus au nom des Droits de l’Homme. Il serait bon de réfléchir à ses interventions Il faut y réfléchir du point de vue des principes, en admettant que nous n’avons pas le monopole de l’Humain, qu’il serait exécrable, contradictoire et strictement stupide d’imposer la liberté à qui ne la veut pas, et y réfléchir du point de vue du réalisme politique, qui nous délivre d’obligations que nous ne pouvons manifestement pas remplir. Que penser par exemple de l’idée de compétence juridique universelle par lequel des juges (espagnols par exemple) s’autoris(ai)ent à poursuivre des étrangers pour des actes commis à l’étranger sur des individus non citoyens du pays de cette juridiction ? Cette judiciarisation d’un problème politique, sur lequel on attendrait plutôt des réponses étatiques, est-elle pertinente ? Quelle est la légitimité démocratique d’un Tribunal International fondé essentiellement par les grandes puissances membres permanents du conseil de Sécurité ?

    Mais n’y a-t-il jamais à intervenir, faut-il accepter sans limites le dogme de la non-ingérence dans les affaires d’un autre pays ? Je crois que nous devrions nous livrer à une série d’exercices ou d’études de cas. Réfléchir aux situations où une intervention peut sembler légitime (au nom de quels principes, au secours de quelles victimes ?), réfléchir aux acteurs de cette intervention et aux formes de cette intervention.

    Par exemple :
    – si un Etat qui affirme, avec l’assentiment de sa population, vouloir durer dans son être, se trouve agressé et menacé d’absorption, sa défense par d’autres Etats semble légitime (pas obligatoire si leur entrée en conflit semble dangereuse, on ne peut pas faire fi du réalisme politique),
    – si une minorité territorialisée se plaint d’une oppression manifeste par l’instance étatique dont elle relève et réclame le droit de choisir son destin, doit-on l’aider au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ? A quelles conditions de viabilité de la nouvelle instance nationale qui serait ainsi créée ?
    – que faire pour une minorité opprimée dispersée sur un territoire, ne pouvant prétendre à former une nation ? Faire pression sur le pouvoir politique oppresseur ? Donner à cette minorité une possibilité de s’extraire, en lui accordant un droit d’asile ?
    – que faire pour un peuple opprimé mais qui ne parvient pas à dégager une perspective politique de changement ?
    – que faire pour un peuple ou une partie de peuple qui nous semblent privés d’un droit fondamental mais ne le perçoivent pas ainsi ?

    Les modes de l’intervention ne sont pas exclusivement étatiques, des actions militantes depuis nos pays peuvent soutenir des victimes manifestes, ou des combats qui nous semblent justes.

    Déclinez concrètement quelques questions : Sudètes, Koweït, Bosnie, Kosovo ? Quelles non-interventions et interventions regretter ?
    Les Hutus qui sont largement majoritaires au Rwanda ont-ils la légitimité de diriger le pays après le génocide qu’ils ont collectivement commis?
    Comment se fait-il que ne soient pas poursuivis pour crimes de guerre les dirigeants occidentaux qui ont déclenché, sur la base de mensonges délibérés, une guerre contre l’Irak qui a fait tant de morts et déchiré si durablement un pays ?
    Que faire au Darfour ? Au Tibet, quand les tibétains deviennent minoritaires ?
    L’oppression totale des femmes en Afghanistan après la victoire (probable) des talibans justifie-t-il la guerre que nous y menons ?
    Que faire au sujet de la Tchétchénie, ou de Gaza, quand les victimes sont aussi des oppresseurs (de femmes) et des ennemis de la liberté de conscience ?.
    En Algérie quand le vote donne le pouvoir à des ennemis des libertés individuelles ?
    Que faire face à des mouvements qui visent à conquérir une liberté collective légitime par des moyens de terreur ?

    Jean-Paul Malrieu, le 9 Janvier 2010

  2. Réponse à Jean Paul Malrieu

    Bonjour
    Comme convenu je vais essayer de vous répondre sur le fond, bien que, comme je vous l’ai dit je ne suis pas un spécialiste et peu l’habitude des réthoriques philosophiques. J’ai bien compris que vous ne niez pas la qualité des valeurs dites universelles et que vous appelez juste à un peu plus de modestie, vis à vis des autres cultures, vu que ces valeurs universelles se confondent avec “notre vision du monde”.
    Ce que je conteste c’est ce “notre” vision du monde. En fait le système de domination capitaliste use et abuse de ses valeurs dites universelles alors qu’ils ne les appliquent pas dans la réalité. La liberté et l’égalité (et là je suis tout à fait d’accord avec vos définitions) ne sont que des mots. Ce qui lui importe c’est l’effarante inégalité sociale et la liberté pour l’extorsion du travail de tous au profit de quelque uns. Ce n’est donc pas “ma” vision du monde. C’est comme si vous parliez à amateur de rugby Tarbais de “notre” équipe de foot de Marseille. Il s’en fiche. Et bien moi, c’est pareil. Cette vision du monde n’est pas la mienne, je m’en fiche. Je ne me sens pas coupable, en tant qu’occidental, que nos élites exportent une vision du monde dont je sais pertinemment qu’elle ne vaut rien à leurs yeux, juste un prétexte idéologique pour justifier leur impérialisme.
    Mais par contre, je ne suis pas d’accord pour que l’on laisse ces “valeurs universelles” à nos élites. D’abord parce qu’elles sont liées à notre histoire révolutionnaire et que c’est la lutte de nos ancêtres qui les ont fait germer. Laisser ces valeurs aux seuls gouvernants impitoyables de notre société ce serait leur laisser le dernier mot. Ils nous ont écrasé à chaque tentative d’émancipation sociale puis laissé une fausse démocratie en guise d’os à ronger et nous leur laisserions en plus utiliser seuls nos grandes idées d’égalité et de liberté? Non!
    Je conteste aussi cette remise en cause des valeurs universelles pour une autre raison. (Mais là je reconnais qu’il faudrait élargir la définition de ces valeurs, et ne pas en rester aux seules notions de liberté et d’égalité). Dans toutes les “cultures” il y a des notions de compassion. Toutes les religions disent que l’on ne doit pas tuer, torturer, voler, asservir les plus faibles… Or toutes les cultures ont fait, à un moment ou à un autre, l’inverse, et en premier lieu l’Occident. (Ce qui encore une fois ne nous donne pas le droit de donner des leçons aux autres…) Au nom des idéologies des états et des pouvoirs on entraîné des peuples dans des génocides. Contre le plus petit commun dénominateur de toutes les cultures: la compassion. Les droits de l’homme ne font que généraliser cette notion. Si on en a une vision statique, on peut être d’accord avec vous sur l'”invocation” ou “Droit sans loi/Loi sans pouvoir” mais je crois que c’est avec une vision de développement, de lutte vers… qu’il faut aborder la notion des droits de l’homme.
    Enfin, pour répondre à vos questions, j’ai beaucoup de mal avec vos notions de peuple.
    Un seul Serbe déserteur et je ne peux utiliser le mot de Serbes accolé au terme de génocide! Et c’est pareil pour les Hutus, les Chinois…
    C’est peut être idiot pour des gens qui ne se comprennent que comme un corps collectif mais je ne juge que l’individu!
    Je comprends votre notion de groupe/clan plus important que l’individu (et c’est une vrai question à laquelle je n’ai aucune réponse) mais cette compréhension n’ira pas jusqu’à utiliser moi même les termes du collectif à la place de l’individu. Ce serait nier l’individu demandeur d’asile pour ne le recevoir que comme Afghan, par exemple! Ce serait condamner tout un peuple pour les crimes de quelque uns!
    Voilà. C’est peut être pas clair mais c’est les valeurs que je défends, dans une vision d’émancipation, de luttes…
    Et, au moins, par pitié, la compassion!
    Amitiés
    Caillou, le 28/01/10

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