La mort sûre

« Elle est là », s’écria l’apprenti en désignant du doigt le bas côté de la route que nous ne pouvions voir. J’étais avec le médecin du village et le gendarme. Depuis l’aube , nous cherchions aux alentours et le gamin courant devant nous venait de la trouver !  Nous nous sommes approchés. Il montrait du doigt une forme mouillée, délavée et sale recroquevillée dans le fossé, le bras accroché à la barrière du champ. « En chien de fusil » dit le garde. « En position fœtale » corrigea le toubib. Moi je pensais « en boule ». Et cela correspond bien à son état d’esprit de ces dernières années. Ses yeux grands ouverts ne regardaient plus les épis ondoyants de la prairie, ne verraient plus jamais les nuages pressés galopant dans le ciel de juillet. « Égorgé, d’un seul coup ! »  constata le toubib, sans même la toucher. Le sang déjà bruni éclaboussait les mauvaises herbes du talus. « J’en suis déjà certain, ce n’est pas un couteau qui peut faire cette horreur, ce sont des crocs ! Un chien ! Messieurs c’est une morsure »

Je la connaissais bien cette femme meurtrie.

De ce constat terrible, nous parlâmes entre nous, en attendant qu’arrivent les pompiers de la ville. Morsure de chien, sans aucun doute possible. Dans la région, les clébs sont partout. Le médecin affirmait qu’il ne pouvait rien faire pour protéger les gens de ce terrible fléau, le gendarme approuvait, mais les excusait en disant que les hommes, voulant garder leurs biens des voleurs innombrables, avaient tous pris des pitbulls pour garder les maisons. «  Les chiens ne sont dangereux que quand ils sont errants »

Depuis des années que je marche, je connais tous les environs. Le long des grillages de chaque maison du canton , les cabots courent et aboient. Il en est des petits, des roquets soi disants inoffensifs, mais qui vous mordent aux talons s’ils parviennent à passer dans un entrebâillement de porte. Il en est des grands silencieux et furtifs qui vous assailleraient à la nuque et vous renverseraient d’un seul geste gracieux. Du molosse noir au pelage ras, muscles saillants, épais, avec une gueule énorme et un regard de haine se fixant dans les yeux des promeneurs solitaires, au teckel « toutou à sa mémère » hargneux comme une teigne, alertant tout le quartier, les chiens vociférants sont partout et toujours les gardiens des enfers.

Parfois de pauvres types, qui n’avaient rien demandé, sont retrouvés dans les fossés des routes aux alentours, égorgés dans le meilleur des cas, mais le plus souvent totalement méconnaissables, défigurés par des morsures multiples. Personne d’ailleurs ne se soucie de connaître leurs noms ou leurs provenances, ce ne sont que des cheminots, des vagabonds, sans toit ni loi, voleurs de poules… Les chiens errants en meute, dressés à la chasse aux mendiants, auront bien fait d’en débarrasser le pays. Les braves gens se croient ainsi protégés… mais personne n’ose plus se risquer à sortir la nuit dans la campagne. Ou alors en bande, armés de gros bâtons et de lanternes tendus au bout de longs piquets. Les chiens des maîtres rodent, ils ont faim, mal nourris, attaquant celles et ceux qui suivent les chemins creux aux bordures des champs et des bois. Revenir de la fête du chef-lieu de canton, bras dessus, bras dessous, ne se fait qu’en chantant très fort pour donner du courage aux plus faibles du groupe, et en fait à soi-même. Les chansons sont grivoises, on rit souvent très fort, mais le cœur n’y est pas car on a peur des chiens.

On en rêve la nuit ! On se réveille en sueur en hurlant de terreur de s’être bien fait mordre. On a les mains au cou, les yeux exorbités. Il faut plusieurs minutes pour se rendre mieux compte que l’on est dans son lit et même toujours vivant. L’autre en rit, homme ou femme, de ces terreurs nocturnes, même s’il sait bien qu’un jour il leur succombera. Et c’est toujours ces fauves qui viennent dans la nuit dévorer les enfants, les vieux, les épouses, les maris. Les chiens hurlent, se répondant au loin, de fermes en fermes, dans les cours, les jardins. Certains ont des chenils pour la chasse aux sangliers, ce droit républicain que l’on assume fièrement, entre hommes, exclusivement entre hommes. Les enfants portent au cou des médailles de Lourdes comme des amulettes pour les protéger.

« Ce sont les chiens des propriétaires… », murmurait le médecin.
«  … Mais nous y passerons tous, petits ou gros, notaire, propriétaire, tout petits paysans, servantes, flics ou voleurs… », fit observer le gendarme.

Moi je ne disais rien.

La seule différence pour moi était de voir que cette femme morte, oui, je la connaissais.
Et qu’elle se battait depuis toujours contre les chasseurs, les gendarmes, les propriétaires et leurs chiens.

Caillou, le 20 juillet 2011

6 réflexions au sujet de « La mort sûre »

  1. Quand je lis en dessous de tes mots, j’ai le cœur qui se serre.
    Mais tu écris et c’est peut être ça qui te fait mentir. Je l’espère, je le crois même peut être
    Amitié

  2. Salut,
    Étrange comme ce texte fait écho à une discussion eue ce midi avec Sabah, au sujet des chiens qui me faisaient peur, enfant, et de tous ces chiens-armes dont se servent les gens… des chiens qui n’ont plus rien d’animal, mais qui deviennent des mécaniques mortelles. Gageons que nous sommes ensemble, contre la meute, celle des chiens-armes, des cons, des maladies.
    Je t’embrasse avec amitié,
    Annelise

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