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Le groupe UNIR 2° Auguste Havez

Avant de continuer sur le groupe UNIR il faut aborder la vague d’exclusion des années 50. Marty, Tillon, Guigouin, Havez…

Mon père, qui avait été déporté au camp de concentration de Mauthausen, en Autriche, avait un copain. Il s’appelait Auguste Havez. Un breton, résistant, déporté, devenu épicier à Vitry. Après son éviction en 1950, au congrès de Gennevilliers, plus personne ne lui disait bonjour ou le saluait dans la rue. Les communistes qu’il avait côtoyés fraternellement pendant des années changeaient de trottoir. Il était condamné à cette opprobre générale, le coupant de ses amis, de tous ses camarades. Exclu en 57, Havez est mort, totalement oublié, dans les Pyrénées-Orientales.

Photo d'Auguste Havez
photo : http://images.google.com/hosted/life

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Le groupe UNIR 1°

« Camarades! Il y a parmi les camarades
des camarades qui ne sont pas des camarades ».

Je marche seul dans les ruines d’une forteresse abandonnée. Dans ses couloirs déserts j’ouvre un à un les portes des bureaux, j’allume des interrupteurs éclairants des pièces totalement vides. Aux murs d’anciens portraits d’hommes dont plus personne, maintenant, ne se souvient, même si leurs noms sont encore celui de beaucoup de nos rues, de nos avenues, dans nos banlieues. Le bruit de mes pas résonne. Ce doit être ce que l’on appelait le 44. Je crois bien qu’il doit y avoir encore, quelque part dans le fond du bâtiment, une poignée de militants qui rêvent de voir se repeupler l’immense immeuble vide. Mais je ne les cherche pas. Ils ne m’intéressent pas. La plupart sont trop jeunes et je suppose qu’ils ne voient que devant eux, l’année prochaine, les futures échéances… comme tous les militants. Ils ne sont pas du tout intéressés à ce qui s’est passé ici, il y a des années.
Moi je viens y retrouver des vérités effleurées au début des années 70, au moment même oû le PCF,  le Parti, commençait sa très longue agonie. Sans nostalgie aucune, mais avec le respect que je conserve pour ces années passionnées où la confiance en l’avenir permettait de supporter l’ignoble exploitation capitaliste.
Bon, c’est très mauvais ! Je recommence.

les couvs d'UNIR et de DEBAT

1971. Dans le tiroir d’une armoire j’avais une collection d’UNIR-DÉBAT. Nous déménagions pour aller vivre ensemble, à Asnières. Ma compagne, est tombée dessus. Elle était atterrée, comme si elle avait trouvé des exemplaires de journaux de fesses. Elle pleurait au milieu des cartons. Le peu qu’elle en avait lu lui avait appris que je lisais une revue anti-Parti. Et comme nous étions, elle et moi, totalement attaché au Parti Communiste, elle  ressentait devant ces quelques exemplaires un sentiment de trahison. J’ai jeté mes brochures…

Bon, ce n’est pas meilleur ! Je recommence.
Un groupe interne au Parti Communiste Français, totalement clandestin de 1952 à 1967, (un peu plus visible de 67 à 75), a tenu une revue où les secrets les mieux gardés de la direction stalinienne du PCF ont été révélés, mois après mois, sans que l’on ne sache vraiment, même aujourd’hui, qui en était le noyau fondateur.

Bon, c’est sec. Et en quoi est-ce intéressant ?
Maintenant que plus personne, ou presque, n’a idée de ce que représentait comme force le PCF dans les années cinquante et soixante, je me dis que tout le monde a oublié aussi les oppositionnels communistes, celles et ceux qui essayèrent vainement de s’opposer, en interne, à son ossification. Or il se trouve que j’ai connu, (par quel biais, je ne m’en souviens plus), une petite brochure qui à l’époque était distribuée, de façon clandestine, parmi ses militants. Cette brochure s’appelait Unir-Débat. Près de 40 ans plus tard je me demande qui étaient ces gens ?

Bon, vas-y ! Cela va être long ?
En 1952, à la fin d’une réunion de la fédération de Paris du PCF, une poignée de cadres communistes qui n’admettent pas ce qui est en train de se passer avec l’exclusion de Marty et de Tillon, décident de dénoncer les pratiques abjectes de la direction de Thorez. Mais pour eux, et cela semble difficile à comprendre aujourd’hui, il ne peuvent  et ne veulent dévoiler ces magouilles dans la presse «bourgeoise». Pour ce que l‘on en sait, ce sont des vieux militants, certains sont des vétérans du Parti, depuis 1921, d’autres se sont connus dans les luttes de 1936, dans les brigades internationales en Espagne, beaucoup viennent de la résistance et de la déportation.
Dès la fin des années 40 la direction du PCF, Thorez ayant passé toute la guerre à l’abri en URSS, cherche à se débarrasser de cette génération communiste issue de la Résistance, car elle lui fait de l’ombre. Elle élimine, en quelques années, toutes les grandes figures de la Résistance communiste, contradictoirement avec un discours où le PCF se présente comme Le Parti des fusillés. Et ces exclusions se font de façon ignominieuse en les traitant de flics, de fascistes, d’hitlero-trotskyste, d’espions. Un exclu est un pestiféré qui perd en quelques jours tous ces amis, est rejeté de partout. Qui peut le comprendre aujourd’hui ?
Les procès de Moscou, les purges staliniennes, qui tuaient ou envoyaient au Goulag les soi-disant opposants et en premier lieu les communistes, qui n’y comprenaient rien, n’avaient, en France, que cette conclusion : le bannissement.

J’ai longtemps cherché une thèse qui parle du groupe UNIR.
François CHOUVEL. Des oppositionnels dans le PCF
Unir pour le socialisme (1952-1974).

Année universitaire 1984.

La plupart de mes informations viennent de cette thèse.

À suivre… Caillou, 18 décembre 2011

 

 

La calentita

La calentita au coin des yeux !
(pour les petites croûtes au coin des yeux)

À la mi-juillet. Dans un sous-bois. Dans les environs de Montpellier. Tout autour, dans les collines, où le maquis de broussailles grésille sous la chaleur de midi, les cigales stridulent. Un peu en contrebas le mouton du méchoui tourne lentement sur ses braises, géré par les hommes, aux fronts de sueur et qui rient en buvant l’anisette.

Nous sommes dans un pique-nique organisé par une association d’amitié franco maghrébine, surtout culturelle. Elle a la particularité de rassembler des amoureux de l’Afrique du Nord, qu’ils soient Arabes, Pieds-noirs, Berbères, Juifs ou anciens coopérants. C’est une longue histoire, marquée par la colonisation, le racisme, l’antisémitisme, la guerre, l’exode, l’exil et le mépris. C’est une histoire douloureuse aussi. Mais là, dans ce sous-bois de petits chênes, il ne s’agit plus de déchirures ou de repli sur sa propre communauté. Les participants viennent y chercher autre chose.

Si l’association prend en charge le mouton du méchoui, il est de tradition que chacun, et surtout chacune, prépare un plat pour la kémia, cet assortiment de petites choses que l’on mange avec l’apéritif, ou pour les hors d’oeuvre, pour ses grandes assiettes de salades aux mille parfums, pour les desserts aussi…

Les raconter un à un serait trop long et fastidieux. Mais c’est sur de longues tables à tréteaux que s’alignent, au fil des arrivées, les petits plats en grès remplis de moules, de sardines à l’escabèche, de petits poulpes dans leur encre, les coupelles d’olives, les tramousses (que les Français appellent lupins), les bols remplis de pistaches, les purées de pois chiches…

On en est aux discours. Il en faut bien. Et tous les invités, assis sur des pliants ou debout, les bras croisés, sont en cercle, tandis que la présidente de l’association remercie les gens qui nous ont offert l’accès à leur terrain, au-dessus de la maison blanche à terrasse que l’on devine entre les arbres. On a faim. La fumée du méchoui dont la graisse bouillotte en tombant sur les charbons ardents nous fait frissonner des papilles.

Et puis, les remerciements terminés, tout le monde se retourne et on se dirige vers les tables dressées. Au milieu des hors d’oeuvres, dans un grand plat en verre, il y a un flan, blanc et croustillant, qu’une dame âgée découpe en petites parts avec une pelle à tarte. Elle sert chaque assiette que les convives lui tendent. Un attroupement tourne autour d’elle, essentiellement féminin. Toutes les dames présentes se pressent autour de ce plat. Et elles se mettent à le commenter. C’est la calentita. À base de farine de pois chiches avec des oeufs, mis au four et parfumé au cumin, cette tranche odorante, arrosée d’un filet d’huile d’olive, semble très simple. Les gens la mangent avec du pain et de la harissa. Jusque-là, rien d’extraordinaire. Mais c’est dans les conversations que cette dégustation enchaîne que je découvre bien plus ce plat que dans mon assiette en carton. D’ailleurs il n’y en a déjà plus.

Tous les convives, autour de la table, racontent leurs rapports à la calentita. Ce plat, d’origine andalouse, était vendu dans les rues d’Oran, puis de toute l’Algérie, par de petits marchands arabes et les passants le dégustaient dans une tranche de pain. Une vielle dame, certainement d’origine pied-noir, se met à imiter le cri de ces marchands : « calentiiiiiiiiita » et tout le monde rit. Une autre, aux traits typiquement mauresques, n’est pas du tout d’accord sur la façon dont cette autre jeune femme, manifestement plus européenne prépare la calentita.

Les hommes eux ne disent rien sur la calentita mais… ils la mangent, arrosée d’un verre de blanc.

Qu’on l’appelle socca, farinata, calentita, qu’elle vienne de Nice ou de Gibraltar, qu’on la mange à Tanger ou à Bône… C’est toujours plus ou moins la même chose.

Aujourd’hui, dans ce sous-bois, autour de ce petit plat sans importance, c’est toute la culture méditerranéenne qui se raconte et se transmet. Tout à l’heure, nous aurons d’autres sujets de discussion et de divorces. On fera des choses importantes en faisant la promotion des poètes algériens dont personne ou presque en France ne se soucie. On construira un monde plus fraternel, plus ouvert aux cultures des autres, mais, finalement, ce brassage culturel ce sera vraiment réalisé dans la dégustation commune d’un plat qui rappelle le pays de l’enfance, l’insouciance (certainement mythifiée), et l’unité perdue et pourtant culturellement toujours vivante des petits peuples du Maghreb.

Caillou, 16 décembre 2011

L’association c’est Coup de Soleil
La recette de la calentita

Les voies sur berges à Paris

Dans la nuit d’encre des quais de Seine
Les voitures traversent Paris
Roulant ensemble dans un même cri
Sur les bords de la rive ancienne

T’en souviens-tu mon camarade
De la colère de nos 20 ans
Quand Pompidou creusait dedans
Et de nos folles cavalcades

Nous courions contre les pelleteuses
Qui détruisaient les halles Baltard
Pour les quais ce serait trop tard ?
L’État avait des idées creuses

Puis, toi tu partis en Toscane
Dans une Jaguar sombre et bleue
Moi je fis ma vie en banlieue
Perdu de vue, la vie qui flâne

Puis Mitterand, sa pyramide
Sa bibliothèque en béton
Me firent oublier les bastons
Des voies sur berge si sordides

Mais ce soir, devant ces bagnoles
Qui foncent comme des énergumènes
Je souris doux comme une fontaine
Le futur sera sans pétrole

Les berges redeviendront tranquilles
Et nous irons nous promener
Je t’aurais enfin retrouvé
Paris est une superbe ville.

Caillou, 7 décembre 2011

 

 

L’association de défense du Site de Notre-Dame de Paris :
http://www.site-notre-dame.fr/voie-express-rive-gauche.htm

Sur les voies sur berges :
L’automobile à la conquête de Paris: chroniques illustrées. Par Mathieu Flonneau

Sur la destruction des Halles de Paris :
http://www.archyves.net/html/Blog/?p=1976

Des photos de la destruction des Halles de Paris:
http://robertgiraud.blog.lemonde.fr/2010/07/24/lhomme-qui-a-photographie-la-destruction-des-halles/

Merci à Christiane pour ses six mots…

Halte aux subventions !

À la suite d’une discussion, je récapitule mes arguments contre la demande de subvention de la part des associations vraiment militantes.

1° La loi fixe un cadre pour beaucoup d’interventions de l’État sur nos vies. Que de soit le permis de conduire ou les impôts on est dans la loi ou hors la loi, en dessous ou au-dessus d’un taux d’imposition, admissible ou non à une allocation familiale ou de logement…. Et personne n’est sensée ignorer cette frontière entre ce qui est autorisé et ce qui est interdit, refusé ou accepté. C’est un principe du vivre ensemble. Or une subvention à une institution est allouée ou refusée en fonction des choix de cette seule institution. Il y a bien sûr des critères d’acceptation de la demande mais on ne peut confondre les critères de la demande et les critères du choix. L’institution, la mairie, les conseils généraux, régionaux, l’Europe donnent ou refusent une subvention selon leur bon vouloir, leurs moyens, leurs réseaux, en dehors de toute loi. La subvention est hors-la-loi.

2° L’octroi d’une subvention dépend de la personnalité de qui la demande, de sa visibilité, de son orientation politique, en rapport avec l’institution à qui elle est demandée. Si on demande une subvention à Israël pour entraîner au maniement du lance-pierre les jeunes Palestiniens des territoires occupés cette demande sera bien évidemment rejetée. L’exemple est énorme, mais toute demande de subvention porte en creux, en non-dit, cette évidence que l’on ne demande que ce qui sera acceptable par celui à qui on la demande. On finit donc, pour obtenir cette subvention à mentir sur les buts réels de l’association qui la demande. La subvention est un mensonge, une auto censure, une acceptation du pouvoir.

3° De l’autre côté l’institution sait lire entre les lignes, prend en compte ce mensonge et n’accorde cette subvention qu’aux associations qu’elle connaît vraiment. Visibilité et soumission sont donc les conditions essentielles pour l’acceptation d’une subvention. La visibilité d’une association n’a souvent rien à voir avec la réalité de son travail. La visibilité peut être celle d’un copinage, d’un voisinage politique. Alors qu’il y a, un peu plus loin, une obscure association de jeunes qui font un travail formidable dans le socio culturel sur un quartier défavorisé qui, invisible, ne recevra aucune subvention. La subvention c’est le clientélisme, la subvention est une corruption.

4° Par ailleurs le très grand nombre d’associations loi 1901, en France, cache de très nombreuses organisations qui n’ont rien à voir avec un militantisme bénévole. Face au don de soi et de son temps, qui était normalement le but des mouvements associatifs, il y a beaucoup trop de détournements de la loi de 1901. Ce sont les associations municipales qui permettent de sous-traiter le travail à des salariés non fonctionnaires. Ce sont les associations privées d’adhérents, mais qui fonctionnent comme des entreprises pour obtenir des emplois à leurs fondateurs. Les subventions deviennent alors une aide directe à des entreprises, avec l’argent des contribuables, ce que normalement l’État impartial ne devrait pas tolérer. La subvention devient alors un dévoiement de l’association, une incitation à la paresse militante.

5° Face à ces arguments j’entends bien la réflexion de bon sens qui voudrait que l’on demande des subventions puisque les autres les demandent, les fascistes par exemple… Avec cette idée simple alors le pacifisme s’écroule : pourquoi appeler au désarmement puisque les autres ne le demandent pas ? La peine de mort revient : pourquoi abolir la guillotine si les assassins n’arrêtent pas d’assassiner. Pourquoi faire grève si tous les salariés ne la font pas ?

Voilà, c’est brutal et provocateur, mais c’est que je pense et je l’assume.

Caillou, le 3 novembre 2011

Sur l’île.

Aujourd’hui maman est morte.

Je l’ai tout de suite enterrée dans un grand trou, derrière la cabane. Il me fallait faire vite. Le soleil montait et il est tellement dur. Je pleurais tout le temps, mais je me dépêchais. J’ai posé son petit corps tout sec entouré dans un drap tout au fond de la fosse puis j’ai poussé le sable. Entre la sueur et les larmes, il en devenait marron. J’ai placé sur la tombe une poêle rouillée dont j’ai enfoncé profondément le manche dans le sol. Je voulais bien marquer l’endroit pour qu’un jour, peut-être, quelqu’un retrouve sa sépulture. Il n’y a pas de pierre sur notre île et le bois pourrit très vite. Avec un os pointu, j’ai longuement gravé « ZOÉ » dans la rouille de la poêle. Zoé, c’est son nom à ma maman.

Je suis arrivé tout petit sur cette île, avec ma mère. J’ai des souvenirs flous, qui ne sont peut-être pas les miens mais qui se sont ancrés dans mon esprit car inlassablement répétés par ma maman, d’une tempête, d’un naufrage, d’un radeau poussé par le courant puis d’un échouage sur la plage du nord-ouest. C’était il y a des années. Maman a construit cette cabane auprès d’une petite source, dans le vallon, au-dessus de la plage. Tout autour les cocotiers bruissent dans le vent. Maman m’a appris à lire, à écrire, à pécher, à chasser parfois, avec des arcs, les oiseaux marins qui viennent se poser sur le rivage.

Aujourd’hui, ou demain, ou plus tard, mais bientôt, je partirais de l’île. J’ai construit, avec des troncs de palmiers et des lianes une sorte de radeau sommaire. Et je sais qu’à cette époque de l’année, le courant marin est très régulier. Il file tout droit vers l’Est, vers le soleil levant. Il me faudra pousser l’esquif dans la mangrove, franchir les récifs, et traverser les premières grandes vagues mais plutôt tout risquer que rester seul sur l’île. Tant que nous étions deux, la vie pouvait être difficile mais supportable. Nous pouvions nous parler, chanter, dormir peau contre peau, se rassurer l’un l’autre. Mais rester maintenant sur cette île déserte,  je ne veux même pas l’envisager. Depuis qu’elle est tombée malade, j’ai construit le radeau et fait des provisions, des fruits, quelques bananes, des grenades et des patates douces. La mer est calme et bleue. Si je ne pars pas dans les jours qui viennent , je sais que viendra après le temps des pluies, le temps du vent, quitter l’île deviendra alors, pour plusieurs mois, totalement impossible.

Le soir s’annonce déjà. Ma journée a été dure. J’ai beaucoup travaillé pour enterrer maman et terminer mes préparatifs. Ce soir, pour la dernière fois, j’allume mon feu avec le vieux briquet en amadou. Le coucher de soleil est très beau, très romantique. Je fais comme elle, le soir, je regarde la mer, en silence, tranquille. Elle a toujours cru qu’un jour un bateau remarquerait la fumée de nos feux et se détournerait pour venir nous sauver, mais elle aura passé toutes ces années à attendre pour rien. Nous avons survécu et elle m’a tout appris. Mais maintenant je dois vraiment partir et prendre tous les risques. C’est d’ailleurs maman qui me l’a dit, un peu avant de mourir. Elle était très malade et ne mangeait plus rien. « Robinson, n’attends plus, prends la mer et sauve-toi, toi tu t’en sortiras ». Cette phrase soufflée tout doucement dans mon oreille est mon seul héritage. J’y crois profondément. J’ai toujours cru Zoé.

Caillou, 15 août 2011.
Ce texte est écrit pour mon fils.
Et merci à Christiane G. pour ses 6 mots

Le jour où le bateau s’en va / La fin des vacances.

photo Robert VENEZIA

Le grand bateau qui part comme une tache d’or
sur cette mer d’huile dans le soleil couchant
a la lenteur des rêves dans  le regard des gens
qui restent sur le port.

C’est un arrachement et les séparations
sont comme illuminées dans ce beau soir d’été.
Déjà toutes les peurs reviennent et l’anxiété
d’un emploi sans passion.

Il va falloir revivre dans les lieux du travail
revoir les gens qui bossent et sont indifférents
les ménages, les transports, et les cris des enfants
en prendre pour un bail

Dans un an le bateau reviendra nous chercher
et l’on aura vieilli, un peu plus chaque fois
et ce jusqu’à la fin. La vie du salariat
c’est d’attendre l’été !

Caillou 13 août 2011

Spectre à Cette

Henry Peach Robinson – She never Told her Love

Vendredi 23 février 1872.
Hier, j’ai emménagé dans la maison du quartier haut.
Nouvelle vie, nouvelle ville… Pour fêter ce déménagement et ce qu’il représente pour moi, je me suis offert un nouveau carnet. Le dernier était rempli jusqu’à la gorge, et de mauvais souvenirs. Échecs professionnels, échecs financiers, je ne veux plus y revenir. En m’offrant ce poste de gestionnaire à la Société Civile et Coloniale, mon oncle me permet de repartir du bon pied, et dans une maison, de location, très agréable. Adossée à la colline, elle domine une grande partie de la ville et, du salon du premier étage, où je suis, ce matin, en train d’écrire, je peux voir la mer, le port et les grands bateaux qui font la fortune de la ville et, plus modestement, mon emploi.
La gouvernante, Madame N, une femme de pêcheur d’origine italienne, m’a aidé à investir cette grande baraque. Les meubles et les tableaux laissés par le propriétaire ne sont pas de mon goût, provinciaux, sombres. Mais je n’ai pour l’instant pas les moyens de me meubler. Les armoires en tout cas me seront bien utiles. Oh je n’avais pas grand-chose à y ranger, n’ayant emporté de Paris que ma vieille malle et une valise, mes affaires ont vite trouvé leurs places. Je commence ce jour avec gourmandise.

Dimanche 25 février 1872
Il fait très beau ce matin et la vue sur la mer est splendide. C’est une belle journée de printemps pure et froide, au ciel immense. Je suis monté sur la terrasse. Cette maison, décidément, me plaît beaucoup. Hier j’en ai fait le tour du propriétaire, comme dit Mme N., et j’en ai découvert tous les charmes et les quelques inconvénients. Il n’y a certes pas de jardin et la ruelle en contrebas est très bruyante, les jours de semaine, mais elle dispose de grandes pièces lambrissées, hautes, et pourvues de baies lumineuses. Ma chambre, au deuxième étage, est spacieuse. Je vais ce matin rédiger mon courrier aux amis parisiens, du haut de cette sympathique petite ville maritime et commerçante, tournée vers le grand large de la Méditerranée.

Vendredi 1er mars 1872
Quelle bonne journée. Mon emploi, dans les bureaux de la SCC, à quelques rues d’ici, dans la ville basse, n’est ni monotone ni fatiguant. Pour l’instant je fais connaissance de mes charges et de mes équipiers. J’ai, sous mes ordres une équipe de gens compétents, qui pourrait éventuellement me juger rapidement, me rendre le travail plus difficile, mais je ne m’en fais pas car ma réputation de cadre parisien m’ayant précédé, tout le monde ici me donne plus de pouvoir que je n’en possède en réalité.

Mercredi 6 mars 1872
Cette nuit, j’ai été réveillé par l’orage qui a éclaté sur la mer. D’immenses nuages noirs s’étaient accumulés hier, en fin de journée, et c’est en plein sommeil qu’un coup de tonnerre brutal m’a sorti du sommeil. Je me suis résolu à me lever pour voir le spectacle que m’offrait la vue sur la ville et je suis resté là, longuement, à rêver devant les éléments déchaînés de la nature. La ville et le port étaient plongés dans la nuit. Ici, l’éclairage urbain n’a rien à voir avec la capitale. Il n’y a que quelques lampadaires à gaz, pour éclairer le travail des  marins pêcheurs, vers la criée et sur le quai. Mais de brusques éclairs m’éblouissaient, détachant pendant quelques instants des ombres formidables sur la ville et dans la chambre puis tout retombait dans une obscurité par contraste d’autant plus dense. Je pensais qu’il me fallait aller me recoucher. J’étais dans une profonde rêverie, une somnolence. Et c’est juste dans le mouvement que je fis pour me retourner, que je vis une forme blanche traverser le cadre de la fenêtre. Comme un drap qui tombait de la terrasse, sans aucun bruit, à la fois rapidement mais aussi en voletant… Une forme informe, évanescente, rapide et silencieuse.
Très surpris, je me précipitais à la fenêtre, mais je ne vis rien dans le noir de la ruelle en dessous et n’avais aucune envie d’ouvrir les carreaux, vue la violence de la tourmente au-dehors. Recouché dans mon lit, je me dis que je devrais réprimander la gouvernante d’avoir laissé ses draps sécher, toute la nuit, sur la terrasse, en plein orage. Mais ce matin, Mme N. me soutient, tout en me servant mon café, qu’elle n’avait pas de linge sur la terrasse, qu’elle l’étend dans la courette, sur le côté de la maison et que jamais elle ne ferait une telle bêtise. Curieux ! Je viens de terminer mon petit-déjeuner lorsque je remplis mon journal. Une nouvelle journée m’attend.

Jeudi 7 mars 1872
J’ai été voir, en fin d’après-midi, sur la terrasse. Il n’y a effectivement aucun étendage et pas de fil pour y mettre du linge à sécher. Peut-être que ce drap aperçu venait d’une autre maison ? Il n’y a d’ailleurs rien sur cette terrasse, rien d’autre que la cahute de l’escalier et sa porte grinçante, en fer. Pas de parapet non plus. J’ai toujours eu un peu le vertige. Je me suis quand même approché pour voir la ruelle en contrebas. Elle est à cet instant de la fin du jour remplie de monde, de bruit, de cris. Mais cette peur du vide m’a fait reculer très vite et revenir vers l’escalier. Je me suis adossé. Après la nuit d’orage d’hier le ciel est maintenant lavé et la ville, qui tout entière tournée vers la mer, plonge petit à petit dans l’obscurité. Si je dois m’installer ici définitivement, j’aimerais beaucoup faire quelques travaux dans cette maison et en particulier que l’on installe ici une rambarde, pour pouvoir y admirer le paysage sans en avoir peur. Je vais le faire. Et avant cet été.

Mercredi 13 mars
Ce matin, je suis retourné sur la terrasse. Que c’est beau le jour qui se lève sur la mer avec ce ciel tourmenté par les nuages qui filaient droit vers le Sud. J’avais apporté ma tasse de café. Debout, j’ai fait le tour de l’horizon. En quelques minutes, tout le paysage s’était transformé. Très haut dans le ciel il y avait les traces, des nuages, et en symétrie, les vagues, vues de loin comme des parallèles  blanches, qui s’avançaient doucement vers la ville à droite de la digue fermée par le phare. Elles renvoyaient toutes la lueur du soleil qui apparaissait. J’avais encore un peu de temps avant de partir travailler. Mon petit carnet noir était dans ma poche. J’ai essayé de décrire ce que je voyais. C’était comme un lever de rideau, avec les flaques d’eau luisantes sur les quais déserts. Pas un seul passant sur le port. Et voilà ! Le soleil apparaissait. Toute cette mise en scène était juste pour moi qui étais là, en train de prendre mon café.
Mais il me fallait redescendre.

Mardi 19 mars
J’ai eu peur cette nuit. Je me suis réveillé et les rideaux n’étaient pas tirés. De l’autre côté des vitres, le spectre blanc était de retour. Il ne tombait pas, il bougeait lentement dans l’air comme suspendu, voletant doucement. J’ai eu peur. Ce n’était pas un drap volant dans le vent. Mais une forme qui semblait me regarder du dehors. J’aurais dû me lever et en avoir le cœur net, mais je n’en ai pas eu le courage. J’ai juste fermé les yeux et quelques instants plus tard lorsque j’ai de nouveau regardé la fenêtre, il n’y avait plus rien. Je me suis levé et j’ai tiré brutalement les lourds rideaux de percale. Il ne m’a pas été possible de me rendormir et j’ai lu, jusqu’à l’aube mon livre de chevet, un recueil de nouvelles de Chateaureynaud.
Ce matin, ma gouvernante m’a annoncé une bonne journée en tirant les rideaux. Elle m’a dit « bonjour Monsieur Rueff, il n’y a pas eu de vent cette nuit. La pêche sera bonne ! ». Le jour a envahi ma chambre. …
Ce soir, je remonterais là-haut. Je veux en avoir le cœur net !

La nuit s’annonce calme. Tout à l’heure, je viendrai ici m’étendre sur une chaise longue et je verrai bien ce qui ici se trame et vient la nuit voleter derrière mes fenêtres.

Vendredi 22 mars
Cela fait deux nuits que je dors sur la terrasse dans cette chaise longue, un transatlantique de toile bleue. Et je n’ai rien vu ! J’essayerais encore ce soir et puis, je redescendrais dormir dans mon lit. Je n’ai aucun ami dans cette ville, aucune relation. Peut-être devrais-je essayer de sortir un peu, aller au restaurant, au spectacle… mais l’envie ne me vient pas. Être étranger, dans une si petite ville, cela veut dire supporter les regards des autres.

Mercredi 27 mars
Elle est venue ! Je m’étais assoupi et l’heure se mit à sonner au clocher de la cathédrale. Je l’ai vue. Le martèlement lent des heures, toujours sur la même note grave, dominait notre rencontre. C’est une très jeune femme, presque une enfant. Elle est enveloppée d’un voile immense et blanc qui luit sous la lune qui, entre temps, s’était levé. Ses mains jointes sur sa poitrine, son très beau visage allongé et pâle, avec la longue, longue, chevelure brune qui l’encadre, elle me regardait, là, debout, juste au rebord de la terrasse.
Je n’ai rien dit, bien sûr, et je n’ai pas bougé. Comme j’étais dans l’ombre de la cabine de l’escalier, elle n’a  peut-être pas vu que je m’étais réveillé, que je la regardais. Au bout, tout au bout, de ce croisement de nos regards, un temps qui me parut très long mais aussi trop court, elle s’est retournée et s’est agenouillée, scrutant l’ombre dans la ruelle en dessous.
Je l’ai vu tendre les bras, implorante, vers la ville et doucement, sans aucun bruit, elle a basculé dans le vide. Le temps que je me lève et me précipite au bord de la terrasse, elle avait disparu. J’ai fouillé chaque recoin de la rue. Il n’y avait plus personne.
Je suis retourné dans ma chambre et j’ai longtemps rêvé, les yeux ouverts dans la fraîcheur de la nuit. Je venais de voir une Loreleï, princesse du Rhin, chantant silencieusement les plaintes des noyés, comme sur cette gravure ancienne, romantique et invraisemblable que j’avais oubliée à Paris ! Et pourtant la jeune femme implorante était vivante et là, sur cette terrasse, je la revoyais encore et encore. L’heure a de nouveau sonné au clocher du quartier haut. Il était minuit.
Bien sûr minuit ! Comme dans les contes d’Hoffman !

Jeudi 28 mars
Je suis remonté là-haut mais ne l’ai pas revue.
J’ai interrogé Madame N. Elle a eu l’air étonné. « Je n’ai pris cet emploi que depuis la disparition de  l’ancien propriétaire. Il y a deux ans. Vous êtes mon deuxième client et je ne comprends rien à cette histoire de jeune femme ! Vous avez dû faire un rêve ! À force de monter la nuit sur cette terrasse. »
Et mon prédécesseur ? Pourquoi est-il parti ?
« Il travaillait chez un notaire du quartier haut, mais il a obtenu un poste à la préfecture, à Montpellier, et il a déménagé cet hiver. »

Vendredi 29 mars 1872
Je ne suis pas allé travailler ce matin. Je me sentais si fatigué, si languissant. Mon oncle a envoyé un commis prendre de mes nouvelles. J’ai promis que je retournerais au bureau lundi prochain. Mais ce soir, j’irai de nouveau sur la terrasse revoir la jeune femme silencieuse et furtive qui se penche et se jette, sans un mot, sans un cri.

Jeudi 4 avril 1872
Cher Monsieur
Je me permets de vous faire parvenir ce billet de toute urgence. Je vous prie de venir au plus vite. Le jeune homme, le locataire, votre neveu je crois, a fait une chute depuis la maison, et son corps a été retrouvé ce matin dans la ruelle en contrebas. Que dois-je faire et qui dois-je prévenir ?
Comptez-vous relouer à nouveau cette maison ? En tout cas, je vous prierais alors de me donner mon congé car je ne veux plus m’en occuper ! C’est quand même le second locataire qui disparaît en trois mois et l’on commence à croire que j’ai le mauvais œil dans le quartier.
Salutations. Mme N.

Caillou, le 6 août 2011

La mort sûre

« Elle est là », s’écria l’apprenti en désignant du doigt le bas côté de la route que nous ne pouvions voir. J’étais avec le médecin du village et le gendarme. Depuis l’aube , nous cherchions aux alentours et le gamin courant devant nous venait de la trouver !  Nous nous sommes approchés. Il montrait du doigt une forme mouillée, délavée et sale recroquevillée dans le fossé, le bras accroché à la barrière du champ. « En chien de fusil » dit le garde. « En position fœtale » corrigea le toubib. Moi je pensais « en boule ». Et cela correspond bien à son état d’esprit de ces dernières années. Ses yeux grands ouverts ne regardaient plus les épis ondoyants de la prairie, ne verraient plus jamais les nuages pressés galopant dans le ciel de juillet. « Égorgé, d’un seul coup ! »  constata le toubib, sans même la toucher. Le sang déjà bruni éclaboussait les mauvaises herbes du talus. « J’en suis déjà certain, ce n’est pas un couteau qui peut faire cette horreur, ce sont des crocs ! Un chien ! Messieurs c’est une morsure »

Je la connaissais bien cette femme meurtrie.

De ce constat terrible, nous parlâmes entre nous, en attendant qu’arrivent les pompiers de la ville. Morsure de chien, sans aucun doute possible. Dans la région, les clébs sont partout. Le médecin affirmait qu’il ne pouvait rien faire pour protéger les gens de ce terrible fléau, le gendarme approuvait, mais les excusait en disant que les hommes, voulant garder leurs biens des voleurs innombrables, avaient tous pris des pitbulls pour garder les maisons. «  Les chiens ne sont dangereux que quand ils sont errants »

Depuis des années que je marche, je connais tous les environs. Le long des grillages de chaque maison du canton , les cabots courent et aboient. Il en est des petits, des roquets soi disants inoffensifs, mais qui vous mordent aux talons s’ils parviennent à passer dans un entrebâillement de porte. Il en est des grands silencieux et furtifs qui vous assailleraient à la nuque et vous renverseraient d’un seul geste gracieux. Du molosse noir au pelage ras, muscles saillants, épais, avec une gueule énorme et un regard de haine se fixant dans les yeux des promeneurs solitaires, au teckel « toutou à sa mémère » hargneux comme une teigne, alertant tout le quartier, les chiens vociférants sont partout et toujours les gardiens des enfers.

Parfois de pauvres types, qui n’avaient rien demandé, sont retrouvés dans les fossés des routes aux alentours, égorgés dans le meilleur des cas, mais le plus souvent totalement méconnaissables, défigurés par des morsures multiples. Personne d’ailleurs ne se soucie de connaître leurs noms ou leurs provenances, ce ne sont que des cheminots, des vagabonds, sans toit ni loi, voleurs de poules… Les chiens errants en meute, dressés à la chasse aux mendiants, auront bien fait d’en débarrasser le pays. Les braves gens se croient ainsi protégés… mais personne n’ose plus se risquer à sortir la nuit dans la campagne. Ou alors en bande, armés de gros bâtons et de lanternes tendus au bout de longs piquets. Les chiens des maîtres rodent, ils ont faim, mal nourris, attaquant celles et ceux qui suivent les chemins creux aux bordures des champs et des bois. Revenir de la fête du chef-lieu de canton, bras dessus, bras dessous, ne se fait qu’en chantant très fort pour donner du courage aux plus faibles du groupe, et en fait à soi-même. Les chansons sont grivoises, on rit souvent très fort, mais le cœur n’y est pas car on a peur des chiens.

On en rêve la nuit ! On se réveille en sueur en hurlant de terreur de s’être bien fait mordre. On a les mains au cou, les yeux exorbités. Il faut plusieurs minutes pour se rendre mieux compte que l’on est dans son lit et même toujours vivant. L’autre en rit, homme ou femme, de ces terreurs nocturnes, même s’il sait bien qu’un jour il leur succombera. Et c’est toujours ces fauves qui viennent dans la nuit dévorer les enfants, les vieux, les épouses, les maris. Les chiens hurlent, se répondant au loin, de fermes en fermes, dans les cours, les jardins. Certains ont des chenils pour la chasse aux sangliers, ce droit républicain que l’on assume fièrement, entre hommes, exclusivement entre hommes. Les enfants portent au cou des médailles de Lourdes comme des amulettes pour les protéger.

« Ce sont les chiens des propriétaires… », murmurait le médecin.
«  … Mais nous y passerons tous, petits ou gros, notaire, propriétaire, tout petits paysans, servantes, flics ou voleurs… », fit observer le gendarme.

Moi je ne disais rien.

La seule différence pour moi était de voir que cette femme morte, oui, je la connaissais.
Et qu’elle se battait depuis toujours contre les chasseurs, les gendarmes, les propriétaires et leurs chiens.

Caillou, le 20 juillet 2011

La mort fine

Assis sur un tabouret à l’entrée de la salle, avec une casquette sur la tête, j’attends. J’attends quoi ? Je n’en sais rien. Et comment je suis arrivé là je n’en sais rien non plus. Et depuis quand ? Pas davantage. J’attends.
Sans  montre, je ne sais pas plus si c’est le soir, le matin ou la nuit, dans cette pièce sans fenêtre, mais j’entends régulièrement les heures qui s’égrènent dans une horloge quelque part, lointain écho dans une autre salle. Et c’est lent. Dès fois, je m’assoupis. La tête qui dodeline et s’avachit, menton dans la cravate. Mais je ne somnole pas longtemps. Juste quelques instants. Je me réveille d’un coup les yeux fixes, étonnés d’être encore devant ces murs blancs. J’essuie mes lèvres au cas où j’aurais un peu bavé, louchant sur ma chemise pour voir si des traces suspectes… Je me sens pris en faute. Par qui ? Je n’en sais rien. Je ne veux pas dormir. Pas encore…
Le bruit des talons hauts sur le parquet ciré me tire de cette rêverie. C’est un pas lent et très irrégulier avec de longues pauses. J’entends une femme faire le tour de la salle voisine. Puis elle entre et passe devant moi. Je ne vois que ces jambes des escarpins, des bas noirs et le bord d’un tailleur sombre et j’attends qu’elle soit au milieu de la pièce pour la voir vraiment, de dos, admirant sur le mur les traces plus claires des tableaux enlevés. La salle est vide, en me penchant je vois que la salle précédente l’est également. Il n’y a rien d’accroché sur les murs, pas une œuvre artistique, pas une esquisse, pas un brouillon d’enfant, juste des rectangles petits ou grands régulièrement plus clairs sur le gris des parois.
La visiteuse prend tout son temps, allant de place en place, avec cet air concentré qu’ils ont tous, ceux qui passent par ici. Ce qui me trouble, moi, qui ne veux pas la voir, c’est son pas sur les lattes du parquet. Je peux dire exactement, avec l’oreille, avec l’écho, dans quelle partie de mon secteur elle est maintenant située. Elle est parvenue de place en place à l’autre bout de la galerie. Et puis son pas décroît et, de salle en salle, je l’entends disparaître de mon domaine. Musée du vide, gardien de rien, je peux maintenant reprendre mon attente.
Mais j’entends tout. J’entends même, des fois, le bruissement feutré des trains qui traverse une ville dont je ne me souviens plus.

Caillou, 8 juillet 2011