Se faire tirer le portait

– De plus en plus difficile de trouver un photographe compétent pour se faire tirer le portait dans cette ville !
L’homme ronchonnait derrière son volant.
– J’ai juste besoin de photos d’identité et il n’y a plus que des photomatons dans les halls de supermarché ! Ils ont tous disparu. Vous n’en connaissez pas un, vous ?
Je ne disais rien. Que dire ? Que j’avais vu fermer les uns après les autres tous les photographes de quartier pendant toutes ces années où ce gentil conducteur, qui m’avait pris en stop à la sortie de la ville, ne s’en était pas rendu compte, n’ayant plus besoin de leurs services…
– Et vous ? Vous ne vous faites pas prendre en photo ?
Hélas non, et depuis très longtemps, mais je ne voyais pas comment lui en expliquer la raison.
– Je n’en ai pas eu besoin.
– Et bien vous en avez de la chance !
Puis il continua à parler pour ne rien dire tandis que je regardais la route devant nous.

La dernière fois que je m’étais retrouvé devant l’objectif d’un appareil photo ce fut un désastre. C’était au cours d’une fête champêtre et j‘étais assis sur une chaise de jardin, en ferraille, blanche, sous un cerisier. Tout autour de nous nos amis buvaient et discutaient. Un copain essayait son tout nouveau boîtier numérique et il prit beaucoup d’images. Le soir venu il me demanda qui était la personne derrière moi, qui avait les mains posées sur mes épaules. Il ne la connaissait pas. L’image, toute petite sur l’écran de son appareil, j’eus du mal à la comprendre ! Puis je reconnus, dans un léger flou de bougé, un ami très cher perdu depuis quelques jours… Que pouvais-je lui répondre sinon que je voyais souvent des visages dans les miroirs des pièces où je me savais seul ? Que pouvais-lui dire qui ne lui aurait pas immédiatement fait penser que j’étais un fou délirant ?
– Non je ne sais pas qui c’est.
– Mais c’est bizarre ! Regarde comme il pose ses mains ! C’est quand même quelqu’un que tu connais, non ?
– Nous étions très nombreux. Toi-même tu ne connaissais pas tout le monde !
– Oui, c’est vrai mais quand même…
Puis il se perdit dans la contemplation des autres photographies qu’il avait prise.
Dans ces miroirs où ma mère se tient très souvent, bien droite et souriante, tandis que j’essaye une nouvelle chemise, dans ces glaces où, dès fois, ils sont des dizaines à me regarder, venait maintenant de s’ajouter un autre ami aimé et disparu.

Je sortis de ma rêverie. L’automobiliste me parlait et je ne l’avais pas entendu.
– Excusez-moi, vous disiez ?
– Vous partez où comme ça ?

Il ne parlait certainement pas de la destination de mes rêveries intérieures mais, plus prosaïquement du but de mon voyage.
– Je vais passer une semaine au bord de la mer, vers Narbonne. Je reviendrais vers le 30.
– Et bien je vais vous laisser au prochain carrefour car je dois prendre l’autoroute… Alors bonnes vacances !
– Merci monsieur. J’espère que vous trouverez un photographe. Au revoir.

Caillou, 20 juin 2008

À ce moment précis où tu t’en vas déjà

Oh Toni quand on voit
La route derrière toi
on se dit qu’elle est courte
et d’autant que parfois
on l’a faite avec toi.

Qu’est-ce qu’on va faire maintenant
tu n’es plus dans les rangs
bras dessus, bras dessous
comme quand, du même pas
nous refaisions le monde ?

Il s’est bien fait sans nous
et n’est pas beau à voir
mais tu pars et nous laisses
chercher dans nos mémoires
les années sont passées.

Devant la route est longue
si c’est chacun pour soi
et comme ce sera sans toi
j’ai bien peur qu’elle ne monte
ou qu’elle ne disparaisse.

À ce moment précis
où tu t’en vas déjà
c’est une partie de moi
qui s’en va avec toi
une part de jeunesse
une part d’utopie
de confiance en l’avenir
de refus, de colères,
de mépris, de fierté.
Nous étions des milliers.

À ce moment précis
où tu t’en vas déjà
je te serre dans mes bras
Salut mon camarade
(Oh ! pardon, compagnon !)
« Continuons le combat! »

Caillou 23 juin 2008

Pronostics … réalistes !

Très pris dans ma tête et dans mon temps par l’agonie d’un « vieux copain », je n’ai pas le cœur à écrire ici de belles histoires…Par contre j’en reçois! En voici une (merci à Marie-Gé!) et excusez-moi si vous l’avez déjà lu ailleurs…
Alors à bientôt!

Caillou.

La journée d’Enzo
3 septembre 2012

Enzo est assis à sa place, parmi ses 32 camarades de CP. Il porte la vieille blouse de son frère, éculée, tâchée, un peu grande. Celle de Jean-Emilien, au premier rang, est toute neuve et porte le logo d’une grande marque.
La maîtresse parle, mais il a du mal à l’entendre, du fond de la classe. Trop de bruit. La maîtresse est une remplaçante, une dame en retraite qui vient remplacer leur maîtresse en congés maternité. Il ne se souvient pas plus de son nom qu’elle ne se souvient du sien. Sa maîtresse a fait la rentrée, il y a trois semaines, puis est partie en congés. La vieille dame de 65 ans est là depuis lundi, elle est un peu sourde, mais gentille. Plus gentille que l’intérimaire avant elle. Il sentait le vin et criait fort. Puis il expliquait mal.
Du coup Enzo ne comprend pas bien pourquoi B et A font BA, mais pas dans BANC ni dans BAIE ; ni la soustraction ; ni pourquoi il doit connaître toutes les dates des croisades. On l’a mis sur la liste des élèves en difficulté, car il a raté sa première évaluation. Il devra rester de 12 à 12h30 pour le soutien. Sans doute aussi aux vacances.
Hier, il avait du mal à écouter la vieille dame, pendant le soutien ; son ventre gargouillait. Quand il est arrivé à la cantine, il ne restait que du pain. Il l’a mangé sous le préau avec ceux dont les parents ne peuvent déjà plus payer la cantine.
Il a commencé l’école l’an dernier, à 5 ans. L’école maternelle n’est plus obligatoire, c’est un choix des mairies, et la mairie de son village ne pouvait pas payer pour maintenir une école.
Son cousin Brice a eu plus de chance : il est allé à l’école à 3 ans, mais ses parents ont dû payer. La sieste, l’accueil et le goûter n’existent plus, place à la morale, à l’alphabet ; il faut vouvoyer les adultes, obéir, ne pas parler et apprendre à se débrouiller seul pour les habits et les toilettes : pas assez de personnel.
Les enseignants, mal payés par la commune, gèrent leurs quarante élèves chacun comme une garderie.
L’école privée en face a une vraie maternelle, mais seuls les riches y ont accès.
Mais Brice a moins de mal, malgré tout, à comprendre les règles de l’école et ses leçons de CP. En plus, le soir il va à des cours particuliers, car ses parents ne peuvent pas l’aider pour les devoirs, ils font trop d’heures supplémentaires.
Mais Enzo a toujours plus de chance que son voisin Kévin : il doit se lever plus tôt et livrer les journaux avant de venir à l’école, pour aider son grand-père, qui n’a presque pas de retraite.
Enzo est au fond de la classe. La chaise à côté de lui est vide. Son ami Saïd est parti, son père a été expulsé le lendemain du jour où le directeur (un gendarme en retraite choisi par le maire) a rentré le dossier de Saïd dans Base Élèves. Il ne reviendra jamais. Enzo n’oubliera jamais son ami pleurant dans le fourgon de la police, à côté de son père menotté. Il parait qu’il n’avait pas de papiers…
Enzo fait très attention : chaque matin il met du papier dans son cartable, dans le sac de sa maman et dans celui de son frère.
Du fond, Enzo ne voit pas bien le tableau. Il est trop loin, et il a besoin de lunettes. Mais les lunettes ne sont plus remboursées. Il faut payer l’assurance, et ses parents n’ont pas les moyens.
L’an prochain Enzo devra prendre le bus pour aller à l’école. Il devra se lever plus tôt. Et rentrer plus tard. L’EPEP (établissements publics d’enseignement primaire*)* qui gère son école a décidé de regrouper les CP dans le village voisin, pour économiser un poste d’enseignant. Ils seront 36 par classe. Que des garçons. Les filles sont dans une autre école.
Enzo se demande si après le CM2 il ira au collège ou, comme son grand frère Théo, en centre de préformation professionnelle. Peut-être que les cours en atelier seront moins ennuyeux que toutes ces leçons à apprendre par coeur. Mais sa mère dit qu’il n’y a plus de travail, que ça ne sert à rien.
Le père d’Enzo a dû aller travailler en Roumanie, l’usine est partie là-bas. Il ne l’a pas vu depuis des mois. La délocalisation, ça s’appelle, à cause de la mondialisation. Pourtant la vieille dame disait hier que c’est très bien, la mondialisation, que ça apportait la richesse. Ils sont fous, ces Roumains !
Il lui tarde la récréation. Il retrouvera Cathy, la jeune soeur de maman. Elle fait sa deuxième année de stage pour être maîtresse dans l’école, dans la classe de monsieur Luc. Il remplace monsieur Jacques, qui a été renvoyé, car il avait fait grève. On dit que c’était un syndicaliste qui faisait de la pédagogie. Il y avait aussi madame Paulette en CP ; elle apprenait à lire aux enfants avec des vrais livres ; un inspecteur venait régulièrement la gronder ; elle a fini par démissionner.
Cathy a les yeux cernés : le soir elle est serveuse dans un café, car sa formation n’est pas payée. Elle dit : « A 28 ans et un bac +5, servir des bières le soir et faire la classe la journée, c’est épuisant. » Surtout qu’elle dort dans le salon chez Enzo, elle n’a pas assez d’argent pour se payer un loyer. Après la récréation, il y a le cours de religion et de morale, avec l’abbé Georges. Il faut lui réciter la vie de Jeanne d’Arc et les dix commandements par coeur. C’est lui qui organise le voyage scolaire à Lourdes, à Pâques. Sauf pour ceux qui seront convoqués pour le soutien.
Enzo se demande pourquoi il est là.
Pourquoi Saïd a dû partir.
Pourquoi Cathy et sa mère pleurent la nuit.
Pourquoi et comment les usines s’en vont en emportant le travail.
Pourquoi ils sont si nombreux en classe.
Pourquoi il n’a pas une maîtresse toute l’année.
Pourquoi il devra prendre le bus.
Pourquoi il passe ses vacances à faire des stages. Pourquoi on le punit ainsi. Pourquoi il n’a pas de lunettes.
Pourquoi il a faim.

Projection basée sur les textes actuels, les expérimentations en cours et les annonces du gouvernement. Est-ce l’école que nous voulons ? Le gouvernement a-t-il reçu un mandat populaire pour cela ? Qu’attendons nous pour réagir ?

Lettre à un militant algérien

 

Après cette semaine passée, à Toulouse, en compagnie des femmes marocaines et algériennes de la « Caravane pour l’égalité entre les femmes et les hommes ».

Après cette semaine d’émotions, et de colères, de fraternité et de découvertes, tandis qu’elles repartent, j’avais envie de relire Albert Camus.
Bien m’en a pris. Je vous en fait part…

Caillou, 30 mai 2008

Ce texte date d’octobre 1955 donc juste après le massacre de Philippeville, du 20 août précédent. Dans cette lettre Albert Camus écrit à Aziz Kessous, un socialiste algérien, ex-membre du parti du Manifeste, qui s’était proposé de lancer après que la rébellion eut éclaté, un journal « Communauté Algérienne », qui, « dépassant le double fanatisme dont souffre aujourd’hui l’Algérie, puisse aider à la constitution d’une communauté vraiment libre ». Cette lettre a paru dans le premier numéro du journal, le 1er octobre 1955.

Mon cher Kessous

J’ai trouvé vos lettres à mon retour de vacances et je crains que mon approbation ne vienne bien tard. J’ai pourtant besoin de vous la dire.
Car vous me croirez sans peine si je vous dis que j’ai mal à l’Algérie, en ce moment, comme d’autres ont mal aux poumons. Et depuis le 20 août, je suis prêt à désespérer.
Supposer que les Français d’Algérie puissent maintenant oublier les massacres de Philippeville et d’ailleurs, c’est ne rien connaître au cœur humain. Supposer, inversement, que la répression une fois déclenchée puisse susciter dans les masses arabes la confiance et l’estime envers la France est un autre genre de folie. Nous voilà donc dressés les uns contre les autres, voués à nous faire le plus de mal possible, inexpiablement. Cette idée m’est insupportable et empoisonne aujourd’hui toutes mes journées.
Et pourtant, vous et moi, qui nous ressemblons tant, de même culture, partageant le même espoir, fraternels depuis si longtemps, unis dans l’amour que nous portons à notre terre, nous savons que nous ne sommes pas des ennemis et que nous pourrions vivre heureusement, ensemble, sur cette terre qui est la nôtre. Car elle est la nôtre et je ne peux pas plus l’imaginer sans vous et vos frères que sans doute vous ne pouvez la séparer de moi et de ceux qui me ressemblent.
Vous l’avez très bien dit, mieux que je ne le dirai: nous sommes condamnés à vivre ensemble. Les Français d’Algérie, dont je vous remercie d’avoir rappelé qu’ils n’étaient pas tous des possédants assoiffés de sang, sont en Algérie depuis plus d’un siècle et ils sont plus d’un million. Cela seul suffit à différencier le problème algérien des problèmes posés en Tunisie et au Maroc où l’établissement français est relativement faible et récent. Le « fait français » ne peut être éliminé en Algérie et le rêve d’une disparition subite de la France est puéril. Mais, inversement, il n’y a pas de raisons non plus pour que neuf millions d’Arabes vivent sur leur terre comme des hommes oubliés: le rêve d’une masse arabe annulée à jamais, silencieuse et asservie, est lui aussi délirant. Les Français sont attachés sur la terre d’Algérie par des racines trop anciennes et trop vivaces pour qu’on puisse penser les en arracher. Mais cela ne leur donne pas le droit, selon moi, de couper les racines de la culture et de la vie arabes. J’ai défendu toute ma vie (et vous le savez, cela m’a coûté d’être exilé de mon pays) ‘idée qu’il fallait chez nous de vastes et profondes réformes. On ne l’a pas cru, on a poursuivi le rêve de la puissance qui se croit toujours éternelle et oublie que l’histoire marche toujours et ces réformes, il les faut plus que jamais. Celles que vous indiquez représentent en tout cas un premier effort, indispensable, à entreprendre sans tarder, à la seule condition qu’on ne le rende pas impossible en le noyant d’avance dans le sang français ou dans le sang arabe.
Mais dire cela aujourd’hui, je le sais par expérience, c’est se porter dans le «no man’s land » entre deux armées, et prêcher au milieu des balles que la guerre est une duperie et que le sang, s’il fait parfois avancer l’histoire, la fait avancer vers plus de barbarie et de misère encore. Celui qui, de tout son cœur, de toute sa peine, ose crier ceci, que peut-il espérer entendre en réponse, sinon les rires et le fracas multiplié des armes ? Et pourtant, il faut le crier et puisque vous vous proposez de le faire, je ne puis vous laisser entreprendre cette action folle et nécessaire sans vous dire ma solidarité fraternelle.
Oui, l’essentiel est de maintenir, si restreinte soit-elle, la place du dialogue encore possible; I’essentiel est de ramener si légère, si fugitive qu’elle soit, la détente. Et pour cela, il faut que chacun de nous prêche l’apaisement aux siens. Les massacres inexcusables des civils français entraînent d’autres destructions aussi stupides opérées sur la personne et les biens du peuple arabe. On dirait que des fous, enflammés de fureur, conscients du mariage forcé dont ils ne peuvent se délivrer, ont décidé d’en faire une étreinte mortelle. Forcés de vivre ensemble, et incapables de s’unir, ils décident au moins de mourir ensemble. Et chacun, par ses excès renforçant les raisons, et les excès, de l’autre la tempête de mort qui s’est abattue sur notre pays ne peut que croître jusqu’à la destruction générale. Dans cette surenchère incessante, I’incendie gagne, et demain l’Algérie sera une terre de ruines et de morts que nulle force, nulle puissance au monde, ne sera capable de relever dans ce siècle.
Il faut donc arrêter cette surenchère et là se trouve notre devoir, à nous, Arabes et Français, qui refusons de nous lâcher les mains. Nous Français, devons lutter pour empêcher que la répression ose être collective et pour que la loi française garde un sens généreux et clair dans notre pays; pour rappeler aux nôtres leurs erreurs et les obligations d’une grande nation qui ne peut, sans déchoir, répondre au massacre xénophobe par un déchaînement égal; pour ac-
tiver enfin la venue des réformes nécessaires et décisives qui relanceront la communauté franco-arabe d’Algérie sur la route de l’avenir.
Vous, Arabes, devez de votre côté montrer inlassablement aux vôtres que le terrorisme, lorsqu’il tue des populations civiles, outre qu’il fait douter à juste titre de la maturité politique d’hommes capables de tels actes, ne fait de surcroît que renforcer les éléments anti-arabes, valoriser leurs arguments, et fermer la bouche à l’opinion libérale française qui pourrait trouver et faire adopter la solution de conciliation.
On me répondra, comme on vous répondra, que la conciliation est dépassée, qu’il s’agit de faire la guerre et de la gagner. Mais vous et moi savons que cette guerre sera sans vainqueurs réels et qu’après comme avant elle, il nous faudra encore, et toujours, vivre ensemble, sur la même terre. Nous savons que nos destins sont à ce point liés que toute action de l’un entraîne la riposte de l’autre, le crime entraînant le crime, la folie répondant à la démence, et qu’enfin, et surtout, I’abstention de l’un provoque la stérilité de l’autre. Si vous autres, démocrates arabes, faillissez à votre tâche d’apaisement, notre action à nous, Français libéraux, sera d’avance vouée à l’échec. Et si nous faiblissons devant notre devoir, vos pauvres paroles seront emportées dans le vent et les flam
mes d’une guerre impitoyable.
Voilà pourquoi ce que vous voulez faire me trouve si solidaire, mon cher Kessous. Je vous souhaite, je nous souhaite bonne chance. Je veux croire, à toute force, que la paix se lèvera sur nos champs, sur nos montagnes, nos rivages et qu’alors enfin, Arabes et Français, réconciliés dans la liberté et la justice, feront l’effort d’oublier le sang qui les sépare aujourd’hui. Ce jour-là, nous qui sommes ensemble exilés par la haine et le désespoir, retrouverons ensemble
une patrie.

Albert Camus

Etre et avoir été

C’est une pince à épiler
sur un muret dans un jardin
elle ne sert plus que pour le chien.

Elle a été jeune et brillante
mais sous la pluie elle s’est rouillée
c’est juste un objet oublié.

Chaque chose à une vie, une mort
un temps avant d’être un souvenir
qui s’évanouit dans un soupir.

Caillou, 4 mai 2008.

Le jeune qui pleure

Dans le tout nouveau Palais de Justice, dont l’entrée monumentale se trouve maintenant sur les allées Jules Guesde, nous sommes beaucoup plus nombreux que d’habitude pour assister à l’Audience du Juge des Libertés. Il va statuer sur la légalité ou non des mesures d’expulsion prises à l’encontre de quelques sans-papiers… Attention, il ne va pas dire la loi sur le fond mais uniquement sur la forme ! Cette affluence s’explique par le retour, après des mois de protestation et de bagarre juridique des avocats toulousains, d’une justice de nouveau rendue dans ses murs, et pas à l’intérieur du centre de rétention des étrangers de Cornebarrieu.
Car il s’agissait d’une question de fond : la séparation des pouvoirs entre le judiciaire et l’exécutif… Relire Montaigne…

Il est vrai que de juger ces étrangers dans une cage à poules entourée de cellules, dans l’anonymat, sans témoins, là-bas, au fin fond des pistes de l’aérodrome de Blagnac, en pleine campagne, c’était plus facile et plus discret pour les exécuteurs…

Ils sont une dizaine, sur le banc, devant le juge et son assesseur. De part et d’autres les Policiers de l’Air et des Frontières tiennent les murs. Nous sommes quelques uns venus là pour soutenir un jeune Géorgien, orphelin, venu mineur, chez un de ses frères, à Hendaye, et qui maintenant, majeur est devenu expulsable.

La litanie des souffrances se fait entendre. Mais derrière l’étiquette globalisante de «sans-papiers» ce sont des hommes et des femmes qui vivent des situations particulières… rien qui puisse se résumer, des parcours de vie singuliers…

Et puis au milieu, un jeune qui pleure. On ne comprend pas s’il est né en 82 ou en 92, ce qui bien sûr change tout… Majeur ? Mineur ? Une expertise osseuse devrait bientôt dire la vérité sur ce point. Mais on sait qu’il est de Tlemcen, en Algérie, et qu’il pleure. On ne comprend rien à ce qu’il bafouille. Le juge aux cheveux blancs l’interroge et l’interrompt quand le jeune essaye de s’expliquer sur le fond. «Je ne peux pas vous entendre, cela ne me regarde pas, je ne peux que juger de la légalité de la procédure!» Puis brusquement il le rappelle à l’ordre, «soyez digne !» Vous n’êtes quand même pas en prison ! »

Que dire de plus si ce n’est inviter ce pauvre juge à visiter le Centre de Rétention Administrative, voir à y séjourner, pour vérifier si ce n’est pas d’une prison d’où l’on sort, pour quelques minutes, ce jeune Algérien sans papier, qui pleure, et que l’on va enfourner dans un avion, dans quelques jours.

Caillou. 22 avril 2008

Je me souviens de son sourire.

 

La scène était illuminée, tout au fond de la salle obscure, quand le régisseur nous a fait pénétrer.
Jamais rentré dans un théâtre, très jeune homme et sans expérience, j’ai fait comme les autres et je me suis approché du bord de la scène.
Nous étions ainsi une quinzaine de photographes, debout, seules les têtes, cachées derrière les objectifs, dépassaient au raz du plancher.
Derrière nous les ténèbres et devant moi la magie d’un spectacle en construction.
J’ai sorti mon boîtier, enfin c’était celui de ma mère, un Minolta SR7, un réflex japonais à l’optique verte, de toute beauté, et j’ai regardé ce qui se passait dans la lumière. Les acteurs terminaient, ce soir-là, l’avant-dernière répétition, la costumière. Les lumières doivent apprivoiser les couleurs et les tissus…
Mais moi c’était mon premier reportage. Je venais d’être embauché comme apprenti dans une agence de presse, qui n’avait trouvé personne d’autre pour assurer cette pige. J’avais un peu peur de louper mes prises de vues. J’ai pris quelques images, les coudes sur le plancher, l’œil collé dans le viseur, quelques portraits d’acteurs dont je ne me souviens pas, bien sûr, en noir et blanc, sur de la pellicule de 400 asa, de la Kodak aux boîtiers jaunes.
Puis la répétition se termina. Le metteur en scène était content. Tout était prêt. Demain la répétition générale, ouverte aux critiques parisiens, puis plus tard les représentations, le public, peut-être un succès, peut-être un four, qu’importe, le travail de préparation, de mise en place, tout était fini. Il autorisa les photographes à monter sur la scène. Et l’auteur s’assit dans un canapé sur le côté du plateau, entouré de tous les comédiens. Nous devant, en mêlée de rugby, dans ces moments il faut faire vite, nous nous bousculions pour obtenir le bon cadre.
Je n’avais jamais fait cela. J’avais 17 ans et cette confusion me parut d’une incroyable violence. Mes confrères demandaient tous ensemble, mais les uns sur les autres, à l’un ou l’autre de regarder son objectif. En face cela les faisait rire. Pris dans la tourmente, je cadrais comme je pus et essayais, bousculé par des coups d’épaule, de prendre une image valable. Je changeais rapidement d’objectif pour un téléobjectif de 200 mm. Un visage, puis un autre, vite, vite, ils vont se lever et après ce sera trop tard. Dans mon viseur, je vis alors l’auteur de la pièce, très célèbre à l’époque, qui me regardait moi et qui, très gentiment, longuement, me faisait son plus beau sourire. Elle était ironique et tendre, mais ce sourire était pour moi, rien que pour moi. Je le savais très bien lorsque j’appuyais sur le déclencheur. Ma jeunesse et ma visible inexpérience de ces pratiques de brutes l’amusaient.

Développé, ce portrait ne trouva pas preneur et se perdit dans les archives de l’agence de presse de la rue Réaumur.

Maintenant, des années plus tard, je me souviens de ce sourire et je lui en suis toujours reconnaissant. Merci, Madame Françoise Sagan, je n’ai jamais beaucoup aimé vos livres mais votre sourire, ce soir de septembre 1966, je ne l’ai jamais oublié.

Caillou, 10 avril 2008

jeanloup-sieff-francoise-sagan-st-tropez-1956

Françoise Sagan à St.Tropez en 1956 par Jeanloup Sieff

Les vacances en Grèce

Aighon 4/7/72.
La purée va, si j’aurais su, jamais je viens dans ce pays pourri !
Le prochain qui vient me le dire, à moi, qu’ici le Paradis c’est pas mieux, la fugur comme une carabasse je lui fais, les dents de devant je lui casse, et son oeil tout bleu y vient quand même il était marron.Toujours je m’ai demandé pourquoi quant y se tiennent la rabia, y’en a qui disent : « Vas te fair ouar par les Grecs »: Méteunant, ça yé, j’ai compris. Celui-la que tu peux pas t’le ouar en peintur, c’est pas difficile, tu t’lenvois ici. D’un seul coup, pas deux, tia plus besoin te venger…Tou, y’a rien a fair, j’peux pas t’raconter. Ac’ la rage que je me tiens, y’en aurait pour 25 pages et, en plus, tu les lirais pas, mais le jour de l’arrivée je te donne l’aperçu, et que le cul y me tombe si ça que je dis c’est pas vrai !

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La beauté et sa représentation

Faussant compagnie à la famille qui m’avait accueilli, à Anglet, prétextant le très beau temps et leur désir de discuter entre eux, j’étais allé me promener, sur les falaises, envie de dessiner aussi. Je m’assis sur un caillou plat, tout au bout du cap, devant Biarritz. Le soleil d’après-midi d’avril était encore assez haut sur ma droite et éclairait le monde sans l’aplatir, comme il le fait, plus tard, dans l’année. La brise, venue de l’océan, n’était pas trop forte, il faisait beau et je pris là un bon moment de fraîcheur, en regardant la baie.

J’ouvris alors mon grand carnet d’esquisse et essayais, timidement, de rendre avec mes fusains, le lent mouvement de la mer, ce seul mouvement dans la calme splendeur du paysage, vu de mon promontoire. Je dessinais, ce qui était facile, la conque de sable, la ville et ses immeubles bourgeois, le petit phare, la montagne derrière, la côte lointaine, les baigneurs et, ce qui m’était bien plus compliqué, les grandes vagues qui, immuablement allaient caresser la peau de l’océan pour s’échouer langoureusement sur le sable.

Je m’y repris, beaucoup, gommant, frottant, noircissant puis estompant sur le papier, les grandes traces, le mouvement, la perspective des vagues. Je savais que je ne pourrais pas, en dessinant ses grandes ondulations, les montrer telles qu’elles sont. J’espérais juste en donner une image, illusoire, qui évoquerait aux yeux de mes hôtes, quelque chose qui ressemblerait, de loin, à une réalité qu’ils connaissaient bien mieux que moi. Mais, au bout d’une demi-heure, une heure peut-être, je mis un point final à mon essai. Il me fallait rentrer et je savais que je ne saurais pas faire mieux. Je rangeais donc mon attirail, ma trousse et repartis, mon carnet sous le bras.

C’est alors que je vis, un peu plus haut, un jeune couple qui regardait la mer, sur la balustrade de bois qui lui fait face. Elle y était assise, il l’enlaçait debout derrière elle. La jeune femme était radieuse, face au soleil, les pieds posés sur une barre, ses mains à lui, autour de la taille. L’homme, très beau, le visage encadré dans la longue chevelure des adeptes du surf, avait sa tête posée dans le creux du cou de la jeune fille et il m’observait, intrigué, tandis que je me rapprochais, plus bas, dans la légère pente qui me faisait remonter vers leur point de vue. Il émanait d’eux une beauté lumineuse et fière. Ils ne souriaient pas, ils avaient même une gravité profonde, celles des adolescents incertains.

Moi je franchis la balustrade, pesamment, un peu plus loin, conscient de mon ridicule manque de souplesse. Puis j’entendis le jeune homme qui me demandait :
Excusez- moi? Nous vous observions. Vous dessiniez? Vous pouvez nous montrer?
À son accent, je sus qu’il était du pays. Je me l’imaginais, jeune Basque, au milieu des touristes, encore peu nombreux en ce printemps, mais qui allaient bientôt déferler par milliers sur la côte. Je ne répondis pas et ouvris mon carnet. Ils regardèrent mon dessin et me dirent qu’il était beau.

Je les en remerciais d’un hochement de tête, refermais mon cahier, puis je repris mon chemin, en me disant qu’ils ne se rendaient peut-être pas compte de leur propre beauté. Jamais, jamais un dessin ou une photographie ne serait aussi beau que la réalité de ce jeune couple ou de ces vagues de l’océan. Jamais, jamais, devant leur beauté, je n’avais été aussi conscient de la faiblesse de mes moyens pour essayer vainement de la transcrire…

Caillou, 25 mars 2008

biarritz