L’ECHELLE

Non ! Alexandre tu ne vas pas dans l’eau juste après avoir mangé !
J’ai les yeux fermés, je me concentre, mais cette petite plage est là, tout autour de moi, et même un peu trop près de moi. Plus un seul espace de sable sous les serviettes multicolores. Des seins flasques et des fesses avachies, du rose, du blanc, du couvert de pommade luisante et du bruit, beaucoup de bruit. Comment me suis-je retrouvé là?


Ce matin, il y avait une sterne qui piquait dans l’eau, à quelques mètres des vagues du rivage. Elle remontait presque à chaque fois avec un trait d’argent s’agitant dans son bec et puis elle filait dare-dare vers un nid où l’attendait peut-être une marmaille piaillante. Mais maintenant elle doit chasser sur un autre rivage. Et moi, je suis resté. Attendant que l’envie d’être ailleurs me pousse à me lever ? Je ne sais pas.
À force de ronronner au soleil dans le vacarme je me lasse et me relève. J’ai toujours dans mon sac un petit bloc de papier à dessin et quelques crayons. La plage, ici, ne m’offre aucun attrait et je n’ai pas envie de dessiner cette foule allongée. Aussi, un peu pour passer le temps, je me dessine une échelle. Une belle échelle, vue presque de face. Je la fais solide, en bois, avec des gros barreaux dont les bouts dépassent de l’autre côté des montants. Je lui fais 15 niveaux. Elle a donc presque 4 mètres. Je la plante dans le sable et la laisse toute droite, et tant pis si ce n’est pas logique ! Bien sûr qu’elle devrait tomber mais je m’en fous. Si on devait toujours dessiner des choses logiques, on ne dessinerait pratiquement plus rien !
Je regarde mon croquis. Il n’est pas mauvais. Il y a des ombres et des volumes qui me plaisent bien. Alors, je referme mon bloc et me rallonge. J’aurais quand même fait quelque chose ce jour !
Les enfants qui se poursuivent autour de moi me réveillent brusquement. Ils se jettent un poisson mort, recouvert de sable, qui s’écrase, presque à chaque fois, sur une serviette ou sur un bide. Les parents doivent être loin. Les autres ne disent rien même s’ils haussent les épaules en ronchonnant. Mais les gosses s’en foutent pas mal, tout à leur jeu. Les bras autour des genoux, je regarde la mer. Il faudrait quand même que je me bouge !
Non ! Alexandre tu ne montes pas là-dessus, tu vois bien que cela ne tient pas !
Je me retourne à cette injonction si bizarre et découvre, juste là, derrière moi, une échelle en bois de 4 mètres de haut, plantée dans le sable. Elle est toute droite. C’est exactement le dessin que j’ai fait sur mon carnet. Le gamin l’escalade à toute vitesse bien décidé à n’obéir à personne d’autre qu’à son désir d’évasion. Mon échelle ne tremble même pas. J’ouvre à toute vitesse mon carnet. Elle est là, exactement la même. Il va en atteindre le sommet.
Alors, je prends mon crayon et dessine vite, très vite, un petit nuage tout au sommet de mon échelle. Puis je vais, en courant me précipiter dans la mer sans me retourner, sans surtout vouloir voir ce qui va se passer, que je crains et désire en même temps.
La mer est un peu sale mais c’est juste sur le bord. Il faut nager plus loin et elle s’éclaircit. Alors je nage loin, très loin, vers une bouée que je vois depuis ce matin à une centaine de mètres au large, un chenal, une limite de navigation ?
J’entends maintenant de moins en moins la rumeur de la foule et les cris des enfants. Il n’y a plus que le bruit des vagues et de ma respiration. La bouée se rapproche. Je l’atteins enfin. Un peu essoufflé quand même.
Sur la plage là-bas, les gens se sont tous levés et rassemblés autour de cette échelle qui monte vers les nuages. Ils se sont agglutinés et font maintenant presque la queue pour y grimper.
Je reprends mon souffle en barbotant dans la verte transparence. Le soleil cogne et je suis au frais.
Là-bas, il commence à ne plus y avoir grand monde sur la plage. Ils sont presque tous partis. Autour de l’échelle, il ne reste que quelques vieux un peu hésitants devant une ascension qui n’est plus de leur âge.
Je reviens tranquillement vers le rivage en voyant les derniers disparaître. Quand je sors de l’eau la plage est déserte. Alors je prends mon carnet de dessin et gomme l’échelle, ne laissant que le sable et les nuages.
La plage est maintenant silencieuse. Il faudra quand même que je range toutes ces serviettes, ces parasols, ces glacières, ces pliants, ces revues, ces bouées, ces ballons, ces culottes et ces téléphones portables.
Mais j’ai tout mon temps.
D’ailleurs la sterne est revenue.

Caillou mouillé
(paru dans le Coquelicot N°18 de septembre 1998)

Une réflexion au sujet de « L’ECHELLE »

  1. Tu sais quoi? y’a Prévert qui m’a accompagné tout le long de la lecture. Merci pour tout !

    eh, tu m’appelles quand tu retournes à la mer?

Répondre à christine D. Annuler la réponse

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