L’Aune

Une fourgonnette estampillée Université de Flermont est garée depuis ce matin sur la place du village. Je m’approche, curieux et je vois deux archéologues qui étudient le vieux mur derrière la halle. Ils examinent une longue barre de ferraille qui y est incrustée depuis le XVIemesiècle. L’un d’entre eux, le jeune homme, l’air encore un peu étudiant, replie son double décimètre et inscrit des chiffres sur son calepin tandis que sa collègue dégage un appareil photo de son étui.

Sur un pilier de la façade de l’église Notre-Dame de Montferrand, un étalon métallique servait aux marchands drapiers de mesure officielle de l’aune.

– 118,84 cm ! C’est cranté.
– Il n’y a pas des traces de couleur ?
– Oui, on ne le voit plus très bien, c’est décoloré par le temps, mais elle a été peinte de couleur taupe, entre gris et marron.
Elle prend quelques photographies de l’ancienne tige. Son collègue fait encore des mesures, dessine un schéma. Combien de mètres depuis les entrées nord et sud de la halle ?
Nous, cette barre de fer, dans le village, nous la connaissons bien. Elle fait partie de notre histoire mais plus personne ne sait qu’elle en est l’origine et la fonction. Nous l’appelons « le mat ».
L’archéologue se relève, range son matériel et me demande s’il y a un endroit où on peut manger dans les environs.
– Oui madame. Mais il ne reste plus que le fast-food en face du collège. Depuis que l’auberge et le café ont fermé après le célèbre confinement de 2020…
Mais elle ne m’écoute déjà plus. Ils repartent tous les deux en claquant les portes de leur camionnette.
Par curiosité, je vais jusqu’au collège, en fait situé juste derrière la place. A cette heure-ci il n’y a personne. Je commande une bière au jeune Henry. Les archéologues se sont installés à une table et attendent leurs commandes. C’est marrant. Quand ils travaillent ils sont en blouses et en bottes mais pour leur pause déjeuner, elle a pris le temps de se remaquiller avec un rouge à lèvres très prononcé et elle a chaussé des talons aiguilles qui ne lui correspondent pas du tout.
– Je peux m’asseoir avec vous ? Je suis un peu curieux vous savez…
– Si vous voulez. Vous êtes du village alors ? Ma collègue, c’est Hélène Durenmath et moi c’est Armand Forenthem. C’est vous qui étiez devant la halle tout à l’heure ?
– Oui. Je suis d’ici. Et je vous ai vu photographier ce vieux truc dans le mur. Je me demande ce que c’est.
Henry apporte les plateaux avec leurs assiettes de hamburgers accompagnés de verdure. Je leur laisse le temps d’attaquer leurs plats.
– Nous on l’appelle le mat. On sait que cela vient de l’ancien temps. Mais c’est quoi ?
Armand sort son calepin et m’explique que 118,84 cm cela fait pile 4 pieds, et que c’est « une aune ». Il en reste juste l’expression « être à l’aune » qui signifie « à la mesure de quelque chose » ou « prendre en considération ». Mais l’aune c’est une mesure qui permettait aux drapiers de calculer les tissus vendus dans les marchés qui se tenaient sous la halle.
– Et aux clients de bien vérifier qu’ils ne trichaient pas, précise Hélène.
– Et la couleur ? Pourquoi était-il peint ce mat ? Et pourquoi de couleur taupe ?
– Pour la blague. Entre eux les drapiers l’appelaient l’aune au mat taupé.

Ce texte est écrit avec une contrainte de 6 mots, donnés par Maryse: 
Hélène, hamburger, talons aiguilles,
rouge à lèvres, onomatopées, verdure.
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Caillou le 28 avril 2020

Et le texte de Maryse

La belle Hélène

Ça y est ! Cinquante jours qu’Hélène était confinée, seule. Elle avait éclusé tous les clubs de rencontres sur le net, eut quelques échanges….mais bof ! Pour l’amour le virtuel c’est pas le pied. Les fast food avaient réouvert et ses finances étant un peu en berne c’était bien venu.
Fini le survet, les charentaises, les bigoudis. Elle s’habilla d’une petite robe à bretelles, celle qui mettait ses formes en valeur, enfila ses talons aiguilles préférés, para sa bouche d’un magnifique rouge à lèvres, jeta un dernier coup d’oeil â la glace de l’entrée et sortit. Tout en se dandinant jusqu’au fast food, elle vérifia sa silhouette dans les vitrines et poussa un soupir de contentement. Elle entra et commanda son menu habituel : hamburger, glace et coca. Elle s’attabla, heureuse et commença à mordre dans son burger.
–  “Je peux” ? Demanda un homme, la quarantaine tout en s’installant en face d’elle.
–  Oui, oui dit elle serrant son burger entre les dents. C’était sans prévoir que, sous la pression la mayonnaise se répandrait sur son menton et gagnerait son décolleté sous le regard amusé du dit monsieur. Elle s’essuya rapidement. Mis de côté le reste de ce sandwich “anti drague”, se leva et alla commander quelques verdures. Quand elle revint, il était là, tranquille, trempant délicatement ses beignets de poulet dans la sauce barbecue. Elle assaisonna sa salade et sûre d’elle elle entreprit de la déguster. L’opération se passa bien, aucune éclaboussure ! Elle sentit son regard posé sur elle et lui sourit à pleine dents.
–  “Mademoiselle, vous avez une feuille de salade coincée sur les dents”.
–  Elle se leva, sortit, les larmes aux bord des yeux. Et merde ! Elle venait de coincer un de ses talons dans la grille d’un égout. Elle se lança alors dans une salve d’onomatopées Grr, Humpf, Grrap…. Et clopin clopant arriva chez elle.
–  Elle enfila un vieux legging, son tee shirt “love me” et alluma l’ordinateur. L’écran afficha “pour des raisons sanitaires le club est fermé pour une période indéterminée”.

Puis celui d’Annick

Hélène, Tanguy et LaVerdure étaient amis depuis l’enfance. Ils s’étaient rencontrés lors d’un concours d’onomatopées au CES de M….. où trônait un platane vieux de 300 ans.
Bien sûr, il n’était pas question de Hamburger à ce moment-là et encore moins d’hamburguesas comme disent les espagnols mais bien de chorizo et de paella cuite au feu de bois qui réunissaient la famille le dimanche.
Lorsqu’Hélène allait au bal, sur ses talons aiguilles, du rouge cerise aux lèvres, dans sa robe froufrouteuse Laverdura, comme disait la tante d’Hélène, sortait sa mobylette rutilante et vrombrissante.
Il faut dire qu’elle n’avait jamais réussi à prononcer correctement le français. D’ailleurs, un jour qu’elle avait accompagné sa sœur à l’école, elle n’avait pas du tout apprécié ce qu’avait dit la professeur et elle était rentrée en répétant tout le long du chemin
Qué conne, qué conne.
Tanguy avait été évincé très rapidement. Laverdura s’accrochait comme la sangsue sur son rocher.  Ses doigts, qui ressemblaient à des ventouses, tentaient vainement d’approcher Hélène. Mais la famille veillait .
Eclatante de soleil, Hélène se fichait des garçons. Allongée sur son lit, elle rêvait, d’océans, de lointains très lointains, de bateaux et de coquillages. Son imagination galopait. Le flux et le reflux des vagues, interminables et hypnotiques, chantaient à ses oreilles.
Partir, partir, tout laisser derrière elle et naître une seconde fois.

4 réflexions au sujet de « L’Aune »

  1. L’aune y rique et l’aine y tique. Quand on rêve de talons aiguilles, on va voir le Dr. Almodovar.
    Merci pour ce régal, en maillot n’aise.
    Bon, vivement la fin du confins, j’atteins la limite…

  2. Merci !
    J’écoutais hier Wajdi Mouawad .
    .Il disait que les mots échangés, la valeur de la parole, c’est comme le fil qu’Ariane a offert à Thesee pour qu’il puisse sortir du labyrinthe .
    Et j’ai pensé que ces textes, avec six mots donnés par d’autres, c’est un peu ça aussi : un fil que tu nous tends pour nous assurer de retrouver notre route jusqu’a la sortie …

  3. Bravo, je me suis bidonné comme un bossu !
    Du coup, je me demande bien pourquoi ce sont toujours les bossus qui se bidonnent ?
    En plus, j’ai appris 2 choses, la première l’histoire de l’Aune et la seconde qu’il ne faut pas mettre des talons aiguilles pour aller au Mc Do !
    Allez, vous continuez ?
    Bacci du gondolier

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