Archives de catégorie : Contes et Nouvelles

Réclamation

Cher Monsieur, du moins je suppose que vous êtes un monsieur. Beaucoup d’indices me le font penser.
Je lis votre courrier avec beaucoup d’attention, et ce depuis très longtemps. En effet, jeune retraité, j’ai du temps libre, et l’isolement géographique dans lequel je me trouve, habitant dans un mas, en pleine montagne, dans le massif des Albères, et loin de toute l’agitation des villes, me permet de me plonger avec curiosité, plaisir et parfois dégoût, dans cette nouvelle littérature que je trouve sur Internet. Continuer la lecture de Réclamation

LE CAUCHEMAR

Devant l’école de mon quartier il y avait une échoppe, celle d’une marchande de bonbons. C’était une petite boutique pimpante tenue par une charmante vieille demoiselle, mademoiselle Line, Courte de son nom de famille. Elle y vendait, dans toutes les couleurs et les goûts deux sortes de bonbons: des pois à rayures et des pois à pois. A chaque sortie de l’école les enfants heureux envahissait le magasin en riant. Continuer la lecture de LE CAUCHEMAR

Le pâté aux alouettes.

Réminiscence. Dans les années cinquante, j’avais entendu cette blague, et elle a un drôle de goût aujourd’hui.

Deux types se rencontrent à un passage clouté. Ils se reconnaissent. Ce sont des anciens copains de régiment. Mais si le premier est habillé tout à fait modestement, en blouson et casquette, l’autre est en costard taillé sur mesure, manteau d’alpaga avec col de fourrure, chaussures italiennes, lunettes de soleil de marque et sac en croco. Continuer la lecture de Le pâté aux alouettes.

LA SALAMANDRE

Il était une fois, dans une grande maison au bord de l’océan, trois filles qui passaient des vacances heureuses, avec leurs parents. Elles faisaient beaucoup de bêtises. Juliette était courageuse, Emma était savante, Nahia était maline.
Un après-midi où tout le monde dormait en faisant la sieste, attendant qu’il fasse moins chaud pour aller sur la plage, elles jouaient dans le jardin. Nahia eut l’idée d’aller ouvrir la porte du cabanon, où les habitants de la maison rangeaient leurs outils de jardin.
Elles entrèrent donc toutes les trois dans l’ombre, un peu poussiéreuse. Derrière la vieille tondeuse à gazon, Juliette trouva une cage un peu rouillée et dedans un drôle d’animal, tout petit, tacheté de jaune et de noir, qui dormait profondément.
« Oh, regarde comme il est mignon… Qu’est-ce que c’est ?»
Emma répondit : « Avec ses petites pattes, je crois que c’est une salamandre… Elle dort, et pourtant nous avons fait beaucoup de bruit ! »
Juliette, inconsciente du danger, n’ayant jamais vu ni entendu parler des salamandres, ouvrit la porte de la cage et passant la main à l’intérieur, elle caressa tout doucement la tête de la petite bête.
« C’est un peu chaud ! »
Celle-ci ouvrit un œil, mais, n’ayant pas mangé depuis très longtemps, elle n’avait pas de forces et elle continua à somnoler.
« Viens, on va jouer dans l’herbe… Elle n’est pas drôle cette bestiole … » s’écria Nahia, et elles retournèrent à leurs rires, jouant à se cacher dans les hautes herbes tout au fond du jardin.
Mais Juliette avait oublié de refermer la porte de la cage…

Plus tard, quand leurs parents se réveillèrent, elles allèrent à la plage. Jouer dans le sable, creuser des tunnels, monter des tours de châteaux, ramasser des coquillages, à quelques pas des vagues si puissantes qui se fracassent avec des bruits énormes, c’était super ! Les petites filles ne pouvaient pas vraiment se baigner, mais il suffisait de rester quelques temps les pieds dans l’eau pour se retrouver toutes mouillées.
En fin d’après-midi, en rentrant à la maison et en remontant sur la dune, Emma remarqua dans le sable une piste toute fine, une trace toute en s, qui se dirigeait vers l’océan. Mais elle ne dit rien, ayant complètement oublié le petit animal de la cabane à outils.

« Il faudrait peut-être coucher les enfants, il doit être tard ? » Demanda la maman de Nahia. Regardant sa montre, la mère d’Emma répondit : « C’est incroyable ! Il est déjà 22 heures… »
« Et le soleil n’est pas couché ? » constata celle de Juliette.
Tous les adultes regardèrent le ciel. Il était encore tout clair et les quelques nuages qui tout doucement le traversaient étaient nimbés de rouge.
« Il devrait faire nuit depuis longtemps ! » Les grandes personnes étaient interloquées. Et brusquement l’un des papas s’écria : « Il faut aller voir ce qui se passe ! Allez les enfants on s’habille et on y va. »
Juliette, Nahia et Emma allèrent, sur les épaules des grands, bien emmitouflées dans leurs vestes polaires. Sur le chemin qui menait à la dune et à l’océan, ils rencontrèrent d’autres vacanciers qui se dirigeaient comme eux vers le coucher de soleil. Et arrivés là, au sommet de la dune, elles découvrirent une foule immense.
Toute la ville était là qui regardait le soleil à moitié enfoncé dans la mer, là-bas, au loin, sur la ligne d’horizon.

coucher de soleil salamandre

La grosse boule du soleil, devenue un peu ovale, était d’un très beau jaune, mais elle ne descendait plus.
Et les enfants virent bien que le soleil était mordu par une petite ombre, toute rouge et qui se débattait.
La maman de Nahia s’étonna :
« Mais c’est un serpent qui s’est emparé  du soleil et qui l’empêche d’aller se coucher ! »
Les fillettes étaient bien embêtées car elles avaient reconnu la salamandre.
Juliette se décida la première et elle se pencha vers l’oreille de sa maman pour lui murmurer : « Je crois que nous avons fait une grosse bêtise. Je n’ai pas refermé la cage… »
« Quelle cage ? » Les parents s’affolèrent…
« … dans la cabane au fond du jardin »
Un monsieur, assis à côte d’eux, dans le sable, avait allumé un transistor et tous les vacanciers écoutaient les informations.
D’un bout à l’autre du monde, le soleil était immobile. Il était suspendu au zénith à San-Francisco en Amérique. Il n’arrivait plus à se lever juste au-dessus de la mer de Chine. Et même en Iran les habitants se rendaient bien compte que la nuit ne bougeait plus …

Et puis le téléphone mobile d’un des adultes, un petit gros moustachu, se mit à sonner.
« C’est la  propriétaire de la maison, c’est Véronique, … Elle demande à parler aux enfants… »
C’est Emma, la plus savante qui pris le portable à l’oreille.
La dame lui demanda si elles n’auraient pas libéré l’animal dans la petite cage au fond du jardin.
La petite fille avait peur de se faire gronder mais elle lui répondit qu’effectivement…
« Alors, retournez tout de suite à la maison… »
Et tout le monde se mit à courir.

Les trois fillettes foncèrent dans le jardin.
Elles s’agenouillèrent devant la cage vide et firent comme l’avait demandé Véronique.
Nahia prit la clef et la fit glisser  sur les barreaux : « Didididididiging, Didididididigingn Didididididiging »
puis elle la donna à Juliette: « Didididididiging, Didididididigingn Didididididiging »
et Emma fit de même à sa suite « Didididididiging, Didididididigingn Didididididiging »

Puis on alla se coucher, et le lendemain, le soleil était revenu au même endroit (il avait dû courir pour rattraper le temps perdu), et la salamandre dormait tranquillement dans la cage, avec encore un petit morceau de soleil rouge entre les dents.

Et mon histoire, elle est finie.

Caillou, 29 septembre 2012.

un galet dans les soutiens-gorge

Maman ? C’est quoi ce machin dans ton tiroir ?
Emilie se retourne en tenant le galet que j’ai toujours rangé entre mes culottes et mes soutiens-gorge.
Un souvenir d’escalade.
Elle est bien gentille ma fille mais des fois, sous prétexte de m’aider, elle m’emmerde ! Je ne lui demande pas de ranger mes vêtements. Je peux très bien le faire moi-même. Cela me fout de mauvaise humeur de la voir se mêler de mes affaires. Bon, c’est vrai que depuis la mort de mon mari et mon arthrose qui s’amplifie, j’ai bien besoin que l’on vienne me faire un peu de ménage à la maison, mais je préfère une jeune fille anonyme de l’association de quartier que ces intrusions indiscrètes.
Toi ? De l’escalade ?
Elle me regarde comme si je n’avais jamais été capable de grimper sur autre chose qu’un tabouret de cuisine.
Et pourquoi tu le ranges un galet dans tes sous-tifs ? Ce n’est pas sa place !
Elle me parle comme si j’étais une gamine. Elle me nanifie ! Si je ne dis rien, elle va jeter ma pierre, ou la ranger sur l’étagère, à côté des photos poussiéreuses.
Donnes-moi mon galet, laisses ce tiroir tranquille et viens t’asseoir ici.
Emilie hausse les épaules en bougonnant un peu, pour la forme. Je pense qu’elle se dit que je ne change pas en vieillissant, que je suis toujours aussi autoritaire et chiante. Mais je m’en fous ! Elle s’assoit sur le canapé, à côté de mon fauteuil. Je caresse un instant mon galet rond et blanc. Un silence s’installe. J’ai peur qu’elle veuille le combler en allumant la télévision. Alors pour retenir un peu ce moment calme je lui propose :
Tu veux que je te raconte d’où vient cette pierre ?
Elle a déjà la main sur la télécommande. Elle la repose et me sourit.
Si tu veux.
Je prends mon élan.
C’était en 56, je crois, en tout cas en plein été, j’avais… 17 ans… On est parti en montagne avec la bande des copains de mon frère.  Vers le lac de Gaube, en dessous du Vignemale. Avec Virginie, on était 2 filles et 4 garçons : ton oncle Michel, son  copain Yves, de Saint-Gaudens, un autre, un jeune, un blond dont je ne me souviens plus le prénom et puis il y avait Jean, un type un peu plus âgé que nous, qui était déjà installé comme arpenteur, à Cauterets. Ces quatre-là avaient juré qu’ils ne se sépareraient jamais. La bande s’appelait « la quadrature ! » Et leur devise « Ni sécable ni resécable ! » Des conneries, quoi, des trucs de jeunes…  On est donc parti du parking très tôt, vers 6 h. Le jour se levait à peine. Et puis on a grimpé lentement, tranquillement, à notre rythme. Virginie était plutôt derrière avec Michel. Elle était déjà très amoureuse…
Emilie m’interrompt
Virginie, ma tante ?
Oui, par filiation, vu qu’ils se sont mariés l’année suivante, c’est ta tante. Mais ce jour-là, c’était juste ma copine de lycée !
Oui je sais bien. Nos enfants n’arrivent pas à croire qu’il y a eu un temps où nous n’étions pas que leurs parents, leurs familles, un temps où nous étions des jeunes gens liés par d’autres raisons que nos enfants courant dans tous les sens, les repas du dimanche, autour des tables de première communion ou de mariages, autour des tombes aussi, dans des cimetières, sous la pluie. Mais je m’égare…
Donc on arrive au refuge vers 9 heures. Nous voulions monter vers les couloirs de Gaube et du Clot de la Hout.
Après une pause et un copieux petit-déjeuner, nous sommes repartis. Cela grimpe beaucoup en montant vers les névés du Vignemale. Michel et Virginie étaient déjà loin derrière nous. Yves et son copain, le blond dont je ne rappelle plus le prénom grimpaient plus rapidement. Moi je marchais avec Jean. Nous ne parlions pas, économisant notre souffle. Et puis voilà, c’est bête, mais le brouillard s’est levé très rapidement, en une demi-heure, en début d’après-midi. Et nous avons été séparés.
Je suis resté avec lui. D’un seul coup, il s’est mis à faire vraiment froid. Il appelait les autres mais dans tout ce blanc cotonneux, sa voix ne portait pas. Nous étions très inquiets. Pourtant au bord du chemin, nous aurions dû au moins être rejoints par mon frangin et mon amie… Mais personne ne venait… Nous guettions le moindre bruit, le moindre raclement de godasses sur les cailloux, mais rien.

Il s’est assis sur un gros rocher à côté de remblai. Moi j’avais froid. Je me suis assise derrière lui, mes jambes de part et d’autre, l’entourant. Il scrutait le brouillard, vers le chemin. Nous étions anxieux.
Alors j’ai cerclé son corps massif par la taille et je me suis réchauffée en me tenant serrée contre son dos. Il faisait l’innocent, prenant peut-être mon geste comme un signe de peur, de froid, ce qui n’était d’ailleurs pas faux, mais comme s’il ne sentait pas que j’en profitais aussi pour me serrer contre lui. Je le sentais frémir. Un peu comme un grand cheval. J’avais peur, lui aussi, mais pas simplement de nous être perdus dans la montagne et le brouillard. J’avais peur et envie de me perdre avec lui. Les pointes de mes seins frottaient contre la laine. J’avais chaud, j’avais froid, j’avais envie de lui… mais en même temps je craignais qu’il se retourne et m’embrasse ou me gronde, bref qu’il casse ce moment si fort avec des mots ou des gestes à lui, que je ne pourrais pas contrôler.
– Tu étais amoureuse ?
– Pas du tout ma fille ! Je ne le connaissais pas cet homme. C’était juste un instant, lié au brouillard à la montagne à ce corps rassurant, et puis aussi j’étais une très jeune fille… avec le désir de soulager les tensions érotiques qui me travaillaient ?
– Et il s’est retourné ?
– Non, mais il soufflait de plus en plus fort. Il avait compris… Il m’a pris les mains comme pour les réchauffer et il les caressait doucement Et puis très lentement j’ai posé mes mains, avec les siennes par-dessus, sur son engin, tu sais, son truc, enfin… son sexe… que je sentais bandé à fond à travers l’étoffe rugueuse de son jean. C’était animal, un truc que je n’aurais jamais pu faire avec un peu de raison…
– Et après ?
– Oh pas besoin de te faire un dessin ! Les choses se sont enclenchées… Sans se déshabiller, à cause du froid… Je l’ai bien arpenté, tu peux me croire, et quand on s’est rajustés le brouillard commençait à s’effilocher. Il était temps d’ailleurs car les autres étaient arrivés sur la cime et de ce point culminant ils auraient pu nous voir. Alors j’ai ramassé ce galet comme souvenir et je l’ai mis dans ma poche. Nous les avons rejoints, sans rien dire.
Elle est choquée. Je le sens bien. Ma fille ne peut pas croire que j’ai été cette une jeune fille…
– Et tu l’as revu ?
– Jamais. Enfin, si, de loin, à l’enterrement du quatrième, le jeune blond. Il avait été tué en Algérie. Son corps a été ramené à Cauterets. C’était en 60 ou 61. J’étais déjà mariée avec ton père…
– Et leur bande, la quadrature ? Ils n’étaient plus que trois ?
– Il y a des dissensions entre eux. C’est mon frère qui m’a raconté qu’ils se sont disputés, justement par rapport à la guerre d’Algérie. Ils l’ont tous faite, mais en sont revenus très différents. C’était cassé entre eux… Jean s’est marié. Il est monté à Paris… Et moi j’ai gardé ce galet dans mes sous-vêtements.
– Toute ta vie ?
– Et oui ma chérie. C’était un beau souvenir.

Caillou, 13 janvier 2012

Avec les 10 mots de M.C : escalade; rythme; soulager; humeur; nanifier; quadrature; culminant; arpenteur; resécable et dissension.
Merci pour elle… J’en profite pour vous inviter à en m’envoyer aussi.

Sur l’île.

Aujourd’hui maman est morte.

Je l’ai tout de suite enterrée dans un grand trou, derrière la cabane. Il me fallait faire vite. Le soleil montait et il est tellement dur. Je pleurais tout le temps, mais je me dépêchais. J’ai posé son petit corps tout sec entouré dans un drap tout au fond de la fosse puis j’ai poussé le sable. Entre la sueur et les larmes, il en devenait marron. J’ai placé sur la tombe une poêle rouillée dont j’ai enfoncé profondément le manche dans le sol. Je voulais bien marquer l’endroit pour qu’un jour, peut-être, quelqu’un retrouve sa sépulture. Il n’y a pas de pierre sur notre île et le bois pourrit très vite. Avec un os pointu, j’ai longuement gravé « ZOÉ » dans la rouille de la poêle. Zoé, c’est son nom à ma maman.

Je suis arrivé tout petit sur cette île, avec ma mère. J’ai des souvenirs flous, qui ne sont peut-être pas les miens mais qui se sont ancrés dans mon esprit car inlassablement répétés par ma maman, d’une tempête, d’un naufrage, d’un radeau poussé par le courant puis d’un échouage sur la plage du nord-ouest. C’était il y a des années. Maman a construit cette cabane auprès d’une petite source, dans le vallon, au-dessus de la plage. Tout autour les cocotiers bruissent dans le vent. Maman m’a appris à lire, à écrire, à pécher, à chasser parfois, avec des arcs, les oiseaux marins qui viennent se poser sur le rivage.

Aujourd’hui, ou demain, ou plus tard, mais bientôt, je partirais de l’île. J’ai construit, avec des troncs de palmiers et des lianes une sorte de radeau sommaire. Et je sais qu’à cette époque de l’année, le courant marin est très régulier. Il file tout droit vers l’Est, vers le soleil levant. Il me faudra pousser l’esquif dans la mangrove, franchir les récifs, et traverser les premières grandes vagues mais plutôt tout risquer que rester seul sur l’île. Tant que nous étions deux, la vie pouvait être difficile mais supportable. Nous pouvions nous parler, chanter, dormir peau contre peau, se rassurer l’un l’autre. Mais rester maintenant sur cette île déserte,  je ne veux même pas l’envisager. Depuis qu’elle est tombée malade, j’ai construit le radeau et fait des provisions, des fruits, quelques bananes, des grenades et des patates douces. La mer est calme et bleue. Si je ne pars pas dans les jours qui viennent , je sais que viendra après le temps des pluies, le temps du vent, quitter l’île deviendra alors, pour plusieurs mois, totalement impossible.

Le soir s’annonce déjà. Ma journée a été dure. J’ai beaucoup travaillé pour enterrer maman et terminer mes préparatifs. Ce soir, pour la dernière fois, j’allume mon feu avec le vieux briquet en amadou. Le coucher de soleil est très beau, très romantique. Je fais comme elle, le soir, je regarde la mer, en silence, tranquille. Elle a toujours cru qu’un jour un bateau remarquerait la fumée de nos feux et se détournerait pour venir nous sauver, mais elle aura passé toutes ces années à attendre pour rien. Nous avons survécu et elle m’a tout appris. Mais maintenant je dois vraiment partir et prendre tous les risques. C’est d’ailleurs maman qui me l’a dit, un peu avant de mourir. Elle était très malade et ne mangeait plus rien. « Robinson, n’attends plus, prends la mer et sauve-toi, toi tu t’en sortiras ». Cette phrase soufflée tout doucement dans mon oreille est mon seul héritage. J’y crois profondément. J’ai toujours cru Zoé.

Caillou, 15 août 2011.
Ce texte est écrit pour mon fils.
Et merci à Christiane G. pour ses 6 mots

Spectre à Cette

Henry Peach Robinson – She never Told her Love

Vendredi 23 février 1872.
Hier, j’ai emménagé dans la maison du quartier haut.
Nouvelle vie, nouvelle ville… Pour fêter ce déménagement et ce qu’il représente pour moi, je me suis offert un nouveau carnet. Le dernier était rempli jusqu’à la gorge, et de mauvais souvenirs. Échecs professionnels, échecs financiers, je ne veux plus y revenir. En m’offrant ce poste de gestionnaire à la Société Civile et Coloniale, mon oncle me permet de repartir du bon pied, et dans une maison, de location, très agréable. Adossée à la colline, elle domine une grande partie de la ville et, du salon du premier étage, où je suis, ce matin, en train d’écrire, je peux voir la mer, le port et les grands bateaux qui font la fortune de la ville et, plus modestement, mon emploi.
La gouvernante, Madame N, une femme de pêcheur d’origine italienne, m’a aidé à investir cette grande baraque. Les meubles et les tableaux laissés par le propriétaire ne sont pas de mon goût, provinciaux, sombres. Mais je n’ai pour l’instant pas les moyens de me meubler. Les armoires en tout cas me seront bien utiles. Oh je n’avais pas grand-chose à y ranger, n’ayant emporté de Paris que ma vieille malle et une valise, mes affaires ont vite trouvé leurs places. Je commence ce jour avec gourmandise.

Dimanche 25 février 1872
Il fait très beau ce matin et la vue sur la mer est splendide. C’est une belle journée de printemps pure et froide, au ciel immense. Je suis monté sur la terrasse. Cette maison, décidément, me plaît beaucoup. Hier j’en ai fait le tour du propriétaire, comme dit Mme N., et j’en ai découvert tous les charmes et les quelques inconvénients. Il n’y a certes pas de jardin et la ruelle en contrebas est très bruyante, les jours de semaine, mais elle dispose de grandes pièces lambrissées, hautes, et pourvues de baies lumineuses. Ma chambre, au deuxième étage, est spacieuse. Je vais ce matin rédiger mon courrier aux amis parisiens, du haut de cette sympathique petite ville maritime et commerçante, tournée vers le grand large de la Méditerranée.

Vendredi 1er mars 1872
Quelle bonne journée. Mon emploi, dans les bureaux de la SCC, à quelques rues d’ici, dans la ville basse, n’est ni monotone ni fatiguant. Pour l’instant je fais connaissance de mes charges et de mes équipiers. J’ai, sous mes ordres une équipe de gens compétents, qui pourrait éventuellement me juger rapidement, me rendre le travail plus difficile, mais je ne m’en fais pas car ma réputation de cadre parisien m’ayant précédé, tout le monde ici me donne plus de pouvoir que je n’en possède en réalité.

Mercredi 6 mars 1872
Cette nuit, j’ai été réveillé par l’orage qui a éclaté sur la mer. D’immenses nuages noirs s’étaient accumulés hier, en fin de journée, et c’est en plein sommeil qu’un coup de tonnerre brutal m’a sorti du sommeil. Je me suis résolu à me lever pour voir le spectacle que m’offrait la vue sur la ville et je suis resté là, longuement, à rêver devant les éléments déchaînés de la nature. La ville et le port étaient plongés dans la nuit. Ici, l’éclairage urbain n’a rien à voir avec la capitale. Il n’y a que quelques lampadaires à gaz, pour éclairer le travail des  marins pêcheurs, vers la criée et sur le quai. Mais de brusques éclairs m’éblouissaient, détachant pendant quelques instants des ombres formidables sur la ville et dans la chambre puis tout retombait dans une obscurité par contraste d’autant plus dense. Je pensais qu’il me fallait aller me recoucher. J’étais dans une profonde rêverie, une somnolence. Et c’est juste dans le mouvement que je fis pour me retourner, que je vis une forme blanche traverser le cadre de la fenêtre. Comme un drap qui tombait de la terrasse, sans aucun bruit, à la fois rapidement mais aussi en voletant… Une forme informe, évanescente, rapide et silencieuse.
Très surpris, je me précipitais à la fenêtre, mais je ne vis rien dans le noir de la ruelle en dessous et n’avais aucune envie d’ouvrir les carreaux, vue la violence de la tourmente au-dehors. Recouché dans mon lit, je me dis que je devrais réprimander la gouvernante d’avoir laissé ses draps sécher, toute la nuit, sur la terrasse, en plein orage. Mais ce matin, Mme N. me soutient, tout en me servant mon café, qu’elle n’avait pas de linge sur la terrasse, qu’elle l’étend dans la courette, sur le côté de la maison et que jamais elle ne ferait une telle bêtise. Curieux ! Je viens de terminer mon petit-déjeuner lorsque je remplis mon journal. Une nouvelle journée m’attend.

Jeudi 7 mars 1872
J’ai été voir, en fin d’après-midi, sur la terrasse. Il n’y a effectivement aucun étendage et pas de fil pour y mettre du linge à sécher. Peut-être que ce drap aperçu venait d’une autre maison ? Il n’y a d’ailleurs rien sur cette terrasse, rien d’autre que la cahute de l’escalier et sa porte grinçante, en fer. Pas de parapet non plus. J’ai toujours eu un peu le vertige. Je me suis quand même approché pour voir la ruelle en contrebas. Elle est à cet instant de la fin du jour remplie de monde, de bruit, de cris. Mais cette peur du vide m’a fait reculer très vite et revenir vers l’escalier. Je me suis adossé. Après la nuit d’orage d’hier le ciel est maintenant lavé et la ville, qui tout entière tournée vers la mer, plonge petit à petit dans l’obscurité. Si je dois m’installer ici définitivement, j’aimerais beaucoup faire quelques travaux dans cette maison et en particulier que l’on installe ici une rambarde, pour pouvoir y admirer le paysage sans en avoir peur. Je vais le faire. Et avant cet été.

Mercredi 13 mars
Ce matin, je suis retourné sur la terrasse. Que c’est beau le jour qui se lève sur la mer avec ce ciel tourmenté par les nuages qui filaient droit vers le Sud. J’avais apporté ma tasse de café. Debout, j’ai fait le tour de l’horizon. En quelques minutes, tout le paysage s’était transformé. Très haut dans le ciel il y avait les traces, des nuages, et en symétrie, les vagues, vues de loin comme des parallèles  blanches, qui s’avançaient doucement vers la ville à droite de la digue fermée par le phare. Elles renvoyaient toutes la lueur du soleil qui apparaissait. J’avais encore un peu de temps avant de partir travailler. Mon petit carnet noir était dans ma poche. J’ai essayé de décrire ce que je voyais. C’était comme un lever de rideau, avec les flaques d’eau luisantes sur les quais déserts. Pas un seul passant sur le port. Et voilà ! Le soleil apparaissait. Toute cette mise en scène était juste pour moi qui étais là, en train de prendre mon café.
Mais il me fallait redescendre.

Mardi 19 mars
J’ai eu peur cette nuit. Je me suis réveillé et les rideaux n’étaient pas tirés. De l’autre côté des vitres, le spectre blanc était de retour. Il ne tombait pas, il bougeait lentement dans l’air comme suspendu, voletant doucement. J’ai eu peur. Ce n’était pas un drap volant dans le vent. Mais une forme qui semblait me regarder du dehors. J’aurais dû me lever et en avoir le cœur net, mais je n’en ai pas eu le courage. J’ai juste fermé les yeux et quelques instants plus tard lorsque j’ai de nouveau regardé la fenêtre, il n’y avait plus rien. Je me suis levé et j’ai tiré brutalement les lourds rideaux de percale. Il ne m’a pas été possible de me rendormir et j’ai lu, jusqu’à l’aube mon livre de chevet, un recueil de nouvelles de Chateaureynaud.
Ce matin, ma gouvernante m’a annoncé une bonne journée en tirant les rideaux. Elle m’a dit « bonjour Monsieur Rueff, il n’y a pas eu de vent cette nuit. La pêche sera bonne ! ». Le jour a envahi ma chambre. …
Ce soir, je remonterais là-haut. Je veux en avoir le cœur net !

La nuit s’annonce calme. Tout à l’heure, je viendrai ici m’étendre sur une chaise longue et je verrai bien ce qui ici se trame et vient la nuit voleter derrière mes fenêtres.

Vendredi 22 mars
Cela fait deux nuits que je dors sur la terrasse dans cette chaise longue, un transatlantique de toile bleue. Et je n’ai rien vu ! J’essayerais encore ce soir et puis, je redescendrais dormir dans mon lit. Je n’ai aucun ami dans cette ville, aucune relation. Peut-être devrais-je essayer de sortir un peu, aller au restaurant, au spectacle… mais l’envie ne me vient pas. Être étranger, dans une si petite ville, cela veut dire supporter les regards des autres.

Mercredi 27 mars
Elle est venue ! Je m’étais assoupi et l’heure se mit à sonner au clocher de la cathédrale. Je l’ai vue. Le martèlement lent des heures, toujours sur la même note grave, dominait notre rencontre. C’est une très jeune femme, presque une enfant. Elle est enveloppée d’un voile immense et blanc qui luit sous la lune qui, entre temps, s’était levé. Ses mains jointes sur sa poitrine, son très beau visage allongé et pâle, avec la longue, longue, chevelure brune qui l’encadre, elle me regardait, là, debout, juste au rebord de la terrasse.
Je n’ai rien dit, bien sûr, et je n’ai pas bougé. Comme j’étais dans l’ombre de la cabine de l’escalier, elle n’a  peut-être pas vu que je m’étais réveillé, que je la regardais. Au bout, tout au bout, de ce croisement de nos regards, un temps qui me parut très long mais aussi trop court, elle s’est retournée et s’est agenouillée, scrutant l’ombre dans la ruelle en dessous.
Je l’ai vu tendre les bras, implorante, vers la ville et doucement, sans aucun bruit, elle a basculé dans le vide. Le temps que je me lève et me précipite au bord de la terrasse, elle avait disparu. J’ai fouillé chaque recoin de la rue. Il n’y avait plus personne.
Je suis retourné dans ma chambre et j’ai longtemps rêvé, les yeux ouverts dans la fraîcheur de la nuit. Je venais de voir une Loreleï, princesse du Rhin, chantant silencieusement les plaintes des noyés, comme sur cette gravure ancienne, romantique et invraisemblable que j’avais oubliée à Paris ! Et pourtant la jeune femme implorante était vivante et là, sur cette terrasse, je la revoyais encore et encore. L’heure a de nouveau sonné au clocher du quartier haut. Il était minuit.
Bien sûr minuit ! Comme dans les contes d’Hoffman !

Jeudi 28 mars
Je suis remonté là-haut mais ne l’ai pas revue.
J’ai interrogé Madame N. Elle a eu l’air étonné. « Je n’ai pris cet emploi que depuis la disparition de  l’ancien propriétaire. Il y a deux ans. Vous êtes mon deuxième client et je ne comprends rien à cette histoire de jeune femme ! Vous avez dû faire un rêve ! À force de monter la nuit sur cette terrasse. »
Et mon prédécesseur ? Pourquoi est-il parti ?
« Il travaillait chez un notaire du quartier haut, mais il a obtenu un poste à la préfecture, à Montpellier, et il a déménagé cet hiver. »

Vendredi 29 mars 1872
Je ne suis pas allé travailler ce matin. Je me sentais si fatigué, si languissant. Mon oncle a envoyé un commis prendre de mes nouvelles. J’ai promis que je retournerais au bureau lundi prochain. Mais ce soir, j’irai de nouveau sur la terrasse revoir la jeune femme silencieuse et furtive qui se penche et se jette, sans un mot, sans un cri.

Jeudi 4 avril 1872
Cher Monsieur
Je me permets de vous faire parvenir ce billet de toute urgence. Je vous prie de venir au plus vite. Le jeune homme, le locataire, votre neveu je crois, a fait une chute depuis la maison, et son corps a été retrouvé ce matin dans la ruelle en contrebas. Que dois-je faire et qui dois-je prévenir ?
Comptez-vous relouer à nouveau cette maison ? En tout cas, je vous prierais alors de me donner mon congé car je ne veux plus m’en occuper ! C’est quand même le second locataire qui disparaît en trois mois et l’on commence à croire que j’ai le mauvais œil dans le quartier.
Salutations. Mme N.

Caillou, le 6 août 2011