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Anna Langfus et la baie de Rio de Janeiro en ailes de papillon.

Pour Hugo

Anna Langfuss

On ne le voyait pas lorsqu’on entrait dans l’appartement car il était accroché au-dessus de la porte, mais, lorsqu’il fallait repartir, on ne pouvait pas le rater. C’était un grand tableau brillant, un plateau pour servir des cocktails, avec des bords tout noirs et des poignées en métal doré, et puis, c’était surtout l’image dont il était orné, une grande vue de la baie de Rio de Janeiro, faite en ailes de papillon. Il y avait le pain de sucre, le jésus blanc étendant ses bras sur l’univers tout entier, les plages dont on dit qu’elles sont les plus belles du monde, la mer immense… le tout en couleurs phosphorescentes. Accroché, là-haut, dans l’entrée sombre, il était difficile de comprendre l’origine de la chose.

Anna, voyant mon regard, s’exclamait alors de sa voix basse et avec son accent polonais :

– C’est hideux, tu ne trouves pas ?

Moi, je devais avoir 14 ans. Je n’osais rien répondre, mais c’était vrai que cette image, un peu hypnotique, était d’une grande laideur. Un objet de l’artisanat pour les touristes ? Du genre que l’on trouve un peu partout dans toutes les boutiques de souvenirs des villes célèbres ? Et puis, je me demandais bien ce qu’il pouvait faire là dans cet appartement lumineux, décoré avec goût, à la fois moderne et confortable, rempli de bouquins.

Sarcelles D

J’allais voir Anna chaque semaine, la plupart du temps nous étions en bande, avec d’autres adultes, j’étais le seul adolescent. On se réunissait autour de son canapé, sur les deux fauteuils, sur des chaises, et nous lisions nos textes, chacun son livre ou sa feuille photocopiée. On se répondait, des fois nous éclations de rire. Anna nous écoutait et corrigeait le ton, l’accent, la respiration… C’était le soir, ou des samedis ? Je ne me souviens plus très bien ! Dans « le club des lecteurs de Sarcelles » qu’avait monté Jean Grosso, de la bibliothèque municipale, nous étions une dizaine à nous retrouver pour préparer les soirées autour d’un auteur. Il y avait, j’en suis sûr, un amateur de jazz qui me fit connaître Charlie Parker. Aussi, une jeune fille assez grosse, un peu timide, juste un peu plus grande que moi et un type silencieux, qui devait être un ouvrier… et puis d’autres, que j’ai oubliés… et surtout Anna, comme chef de bande. Anna que nous écoutions, dont nous tenions compte, que beaucoup admiraient, qui me fascinait, que nous aimions tous.

Anna, la juive polonaise, qui avait traversé les camps d’extermination nazis, perdu sa famille, son mari, et qui avait de la passion, de l’énergie, de la soif de vivre à en revendre. Anna qui avait réussi à vivre malgré tout, en dépassant toutes les frontières de la haine, et qui y avait réussi grâce à l’écriture. Cette Anna Langfus dont plus grand monde ne se souvient. Anna Langfus, le prix Goncourt en 1962. C’était à Sarcelles, pour le petit groupe de la bibliothèque locale, notre écrivaine à nous ! D’autant que sous l’impulsion du bibliothécaire, un drôle de barbichu, autodidacte et militant, nous avions reçu, ces années-là, à la « maison des jeunes et de la culture » de nombreux auteurs célèbres. Cela faisait venir du monde. À ne pas croire quand on voit l’état de la culture aujourd’hui, la culture dominée par la télévision ! Je me souviens d’Henri-François Rey, d’Emmanuel d’Astier de La Vigerie, de Christiane Rochefort… Quand elle est venue présenter son dernier bouquin : Les petits enfants du siècle, qui se situe justement dans un grand ensemble comme Sarcelles, je me souviens que je devais en lire un extrait. Je donnais la voix de Nicolas. Il me fallait dire Bande de cons ! et je n’arrivais jamais à prendre le ton qu’il fallait, hésitant, au dernier instant à lancer cette énormité interdite que pourtant Anna me faisait répéter comme s’il s’agissait d’une phrase ordinaire. Elle roulait les r, Anna. Elle avait un accent terrible. Des sautes d’humeur, de brusques colères, tout allait vite, pas de temps à perdre, et puis toujours, après, le rire et l’amitié, la tendresse. Elle me menaça, si je me trompais le soir de la représentation de se lever et de me le faire redire devant tout le monde !

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J’étais un peu amoureux de la meilleure amie de sa fille, Sylvie, une jolie blonde, qui vivait dans le même immeuble. Parfois, nous sortions tous les trois. On allait se promener dans les vergers au-dessus de la ville, dans ce qui est devenu depuis l’immense centre commercial des Flanades. Sarcelles était dans les années soixante une ville moderne où se brassaient des gens de toutes origines et de tous les milieux sociaux. Des rapatriés d’Algérie, des juifs sépharades, des parisiens expulsés de la capitale par la hausse des loyers et les opérations immobilières, des provinciaux venus pour travailler, les premiers immigrés aussi, quelques africains, un peu plus de maghrébins… Mais peu car beaucoup vivaient encore dans les conditions effroyables des bidonvilles et des foyers de la Sonacotra. Cette ville, comme beaucoup d’autres, a tellement changé que je ne m’y suis plus reconnu quand, des années plus tard, j’y suis retourné. C’est devenu, au fil des ans, une ville étrangère, habitée exclusivement par tous ceux qui n’ont pas pu la quitter, les plus pauvres, les familles nombreuses, les oubliés.

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Anna Langfus est morte quelques années plus tard, d’une crise cardiaque. J’ai été à son enterrement et j’ai revu, de loin, sa fille Maria et son amie. Je savais qu’Anna m‘avait transmis quelque chose d’essentiel, sur la passion de vivre « malgré tout », sur la curiosité, sur l’exigence, sur la littérature qui sert à dire des choses et qui n’est pas seulement une distraction, un passe-temps. Anna qui s’est sauvée de revivre perpétuellement l’enfer de Maïdaneck en écrivant Le sel et le soufre, et aussi ce livre essentiel Les bagages de sable. La résilience par l’écriture, va savoir ?

Et la baie de Rio en ailes de papillon? Cette chose affreuse au-dessus de sa porte d’entrée ? Et bien un jour Anna me dit : Tu sais c’est un copain, un marin, un type que j’aime beaucoup qui m’a apporté cette chose d’un voyage. Moi je trouvais cela moche, mais n’ai rien pu lui dire. Un copain, c’est un copain ! Et comme il peut revenir sans prévenir, du jour au lendemain, et bien je le garde accroché et pourtant, que c’est laid !

Ces jours sont maintenant si lointains qu’ils disparaissent dans le brouillard et pourtant je sais bien que le bibliothécaire de Sarcelles, Mr Grosso, toute cette bande de lecteurs et surtout Anna Langfus m’ont aidé à me construire, que je leur en suis redevable !

Caillou. 26 septembre 2008

Sur la première photo d’une des soirées du club des lecteurs, Anna Langfus est tout au fond, la quatrième en partant de la droite, moi je suis de dos, en blazer sombre. Sur la seconde Jean Grosso est en bas, devant le micro, le barbichu à côté de l’auteur, moi je suis au-dessus accoudé à la balustrade.

Sur Anna Langfus: http://fr.wikipedia.org/wiki/Anna_Langfus

 

Le chef des ventes arrive le 13 septembre

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est un hypermarché qui ouvre le dimanche…

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Des petites lumières clignotent en permanence dans l’ombre des vitrines

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et des vielles dames y font la gueule en trouvant tout trop cher.

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Elle vont acheter des cierges

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sur l’esplanade des fauteuil roulants

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avant de chanter dans le béton de la basilique souterraine…
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Lourdes est une manifestation perpétuelle des bons sentiments

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Des processions dans toutes les langues, avec tous les drapeaux…

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et des familles nombreuses qui s’en vont silencieuses prier une statue toute blanche dans une grotte

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Mais qui ne s’en iront pas sans consommer

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de la laideur la plus criarde…
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Le chef des ventes arrive samedi.

( Après avoir béatifié les 498 « martyrs espagnols de la foi »,
victimes de la République Espagnole)

Lire sur ce sujet:
http://www.rue89.com/restez-assis/ce-que-cache-la-beatification-des-martyrs-franquistes

Caillou, 11 septembre 2008

Le saut de la Mounine…

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C’est le soir, quand les grands nuages passent, portés par le vent, lourds de pluie dans les derniers rayons du soleil que « le saut de la Mounine » est dramatiquement beau.
En dessous, 600 pieds plus bas, le Lot descend son cours…
On y raconte des histoires… Une guenon qui se précipite dans le vide pour l’amour de son maître, ou un ermite qui la jette pour sauver une jeune fille ou bien peut être pour laisser vivre un couple de jeunes amoureux pourchassé par des parents en rage…  C’est un lieu effarant.
De la haut, de l’Aveyron, on y voit le monde, mais moi j’ai choisi d’être en bas.

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Caillou, 10 septembre 2008

Je ne comprends plus mon village.

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Je ne dors plus depuis longtemps.

J’attends dans le lit du rez-de-chaussée, que ma fille se lève, que la maison se réveille, que la bonne odeur du café vienne. Je me suis bien endormie, hier soir, quand j’ai été me coucher, après avoir regardé le journal de la 3. Mais, ce matin, j’ai été réveillée, un peu après que six heures ont sonné au clocher du village par le passage de la camionnette dans la ruelle. C’est le fils Graves qui allait au moulin restauré en haut du chemin des vignes pour ouvrir la boutique de souvenirs, préparer la venue des touristes. Son énorme machine, mon gendre dit que c’est un 4×4, a fait résonner les vitres tandis qu’il passait la première en haut de la côte. Je ne comprends pas pourquoi il ne fait pas le tour par la route de la montagne ou par le chemin des vignes, pourquoi vouloir, tous les matins réveiller cette petite rue tranquille.

D’ailleurs, depuis son passage, le plus petit des gamins de la voisine geint interminablement. C’est une sorte de plainte animale qui ne s’interrompt jamais. Déjà hier soir il pleurait quand nous nous sommes mis à table. Et ce pleur s’est petit à petit transformé en hurlement d’énervement. Nous avons été faire un tour vers les jardins avec ma fille et quand nous sommes revenues, il hurlait encore.
Le voisin d’en face, le boulanger, a été frapper à leurs portes pour que les parents s’en occupent. Quand il est revenu, je l’ai entendu discuter avec ma fille et son mari. Il disait que cette femme ne s’occupe pas du tout de ses cinq enfants ! Que lors des vacances scolaires, les samedis, les dimanches, ils traînent toutes la journée dans la ruelle, les deux plus petits le cul à l’air, tandis qu’elle écoute la télévision à fond, terrée dans sa maison. Il était en colère, parlait d’une pétition circulant dans le village… Devant chez eux les carcasses de voitures prennent toute la place. Les jouets abandonnés, les vélos au milieu du passage… Et leur père qui rentre très tard, avec des gens que l’on ne connaît pas, qui repart tous les week-ends, que l’on ne voit presque jamais…

Moi qui vit maintenant loin d’ici, je ne le comprends plus mon village.
Depuis plus d’un an que ma fille m’a accueillie dans sa maison de Toulouse, j’attends de revenir chez moi. Après mon accident, je ne pouvais plus, à 87 ans, être seule dans ma maison, mais je pensais mon exil temporaire… Tout l’hiver je me disais, « au printemps prochain, tu rentreras chez toi ». Dans cette rue tout en pente entre la rivière et les vignes, j’ai passé toute ma vie depuis mon mariage et j’y ai eu tous mes enfants. À la mort de Gabriel, mon mari, il y a donc douze ans, nous étions encore quatre amies dans cette rue : Françoise, Émilienne, Denise et moi. Avec les voisins, le couple juste un peu plus haut, le vieux Jacques et son chien Mizou qui habitait tout en haut sur la gauche, nous prenions le frais en papotant sur des chaises paillées le soir devant chez moi.
Mais Jacques est mort et je ne sais ce qu’est devenu son chien qui était lui aussi bien vieux. Françoise s’est cassé la figure dans son escalier et son fils l’a placée à la maison de retraite. Ensuite ils sont venus habiter la maison et c’est son petit-fils, le boulanger, qui le premier a commencé à garer sa voiture devant la porte, obligeant ainsi les autres véhicules à raser les murs, empêchant ainsi les rassemblements de chaises.
Françoise, j’ai été la voir, quelques mois plus tard, mais dans l’univers tout propre de la maison de retraite, aérée, lumineuse, elle se pissait dessus et pleurait à cause de sa voisine de chambre qui l’injuriait tous les jours. Elle est morte au mois de novembre suivant.
Émilienne, ma voisine de droite, a eu sa maison dévastée par l’inondation de 99. Terrorisée elle s’était réfugiée, cette nuit-là, dans son grenier, tandis que les meubles nageaient dans le torrent de boue qui avait envahi sa cuisine. Le lendemain matin, sa fille est venue la chercher et elle vit maintenant chez elle, dans un village, à cinq kilomètres, après la route des pins. Je l’ai revue, il y a quelques années à la porte du cimetière, mais elle ne m’a pas reconnue, car elle était devenue aveugle et sénile. Elle était tenue à bout de bras par sa fille et son gendre qui lui criait dans l’oreille « C’est Marguerite qui vous serre la main ! Vous ne la reconnaissez pas ? » Et ma pauvre Émilienne qui hochait la tête, en bavant, et qui grommelait que la vie était trop injuste, que c’était trop de souffrance.
Sa maison, une fois restaurée, est devenue un habitat social, gérée par la DDASS, qui voit les familles à problèmes se succéder. Parfois pour le bonheur des enfants, d’autres fois, comme avec cette famille, pour le malheur des voisins !

De mes amis, il ne reste plus que Denise, qui est très malade. J’ai été la voir hier après midi, après la sieste et ma série télévisée « Les feux de l’Amour ». Je sais qu’elle la regarde aussi et je ne voulais pas la déranger. Dans sa cuisine toute sombre, petite ombre recroquevillée dans son fauteuil trop grand, elle m’a expliquée, d’une petite voix souffreteuse, qu’elle avait comme des vertiges incessants, qu’elle est tombée plusieurs fois. L’hôpital lui fait des examens pour savoir si c’est l’oreille ou le cœur… Et sa poitrine la fait souffrir, tout le temps. Ses jambes sont déformées et elle a maintenant trop peur pour sortir seule. Elle attend donc que sa petite-fille l’emmène, quelquefois, trottiner jusqu’aux jardins du bord de la rivière mais elle n’a pas beaucoup de temps et ne peut venir souvent. Son mari, Hubert, est venu et m’a demandé de la laisser tranquille, qu’il fallait qu’elle se repose. Je ne le comprends plus mon village.

Je suis là, dans la pénombre, les yeux ouverts, dans mon lit, attendant que la maison s’éveille. C’est la première fois, depuis mon départ à Toulouse que je dors dans mon lit, dans mon village.

C’était un village tranquille avec quelques viticulteurs indépendants, une coopérative, des ouvriers agricoles, une boulangerie, un boucher, deux épiceries, un marché tous les vendredis, des commerçants ambulants, des artisans, et des employés qui travaillaient à Carcassonne. Maintenant il y a des lotissements qui se sont construits dans les collines et qui servent pour y loger des salariés que personne ne connaît dans le village. Tout le monde a une voiture et tout le monde va faire ses courses dans les deux hypermarchés de la ville. S’il n’y avait pas les enfants et quelques personnes âgées, il n’y aurait déjà plus de bus pour emmener les voyageurs. L’agence du Crédit Agricole a été supprimée. Bientôt la poste fermera, elle n’est déjà plus ouverte que 3 matinées par semaine… L’école publique tient encore. Maintenant ce sont les vieux qui disparaissent.
Moi je suis tombée deux fois sur le pont. C’était à chaque fois en revenant des courses. J’avais mon cabas et j’ai essayé d’éviter une voiture qui dévalait la pente. En remontant sur le petit trottoir du pont, j’ai trébuché et me suis effondrée sur l’asphalte. La voiture ne s’est même pas arrêtée. Peut-être qu’ils ne m’ont pas vue. J’ai eu deux doigts de pied cassés et souffert pendant des mois. Quelques mois plus tard, toujours sur ce pont, la porte en fer, cachée dans la rambarde sur laquelle je m’appuyais, n’était pas fermée et je me suis retrouvée tout en bas de l’escalier avec des plaies et des bosses. C’était un miracle que je ne me sois rien cassé. Ensuite la mairie a placé un cadenas sur cette porte. Mais une voisine m’a dit qu’il n’avait pas tenu, car toujours ouvert, il avait disparu. Et la porte du pont s’ouvre toujours sur le ruisseau en contrebas.
Les hirondelles qui nichaient sous les toits, en face de la maison d’Émilienne, ont disparu, elles aussi, tous les nids crevés à coup de pierre.
Je ne comprends plus mon village.

Pour faire marcher le commerce et le tourisme le vieux moulin a été reconstruit par la famille Graves, des viticulteurs du pays. Maintenant c’est, tout l’été, un défilé constant de voitures étrangères qui passent par le petit pont et la ruelle alors qu’il est accessible par le chemin des vignes. Pourquoi la mairie autorise ce passage ? Peut-être que la présence du fils Graves dans le conseil municipal est d’une plus grande influence que la préservation du cadre de vie des vieux ?
Je ne comprends plus mon village.

J’y ai vécu les plus beaux moments de ma vie, les plus durs aussi. Nous étions une collectivité avec des amitiés et des haines, des médisances et de la solidarité, des envies, des méfiances, mais aussi des rires partagés. Nous nous connaissions tous. D’ailleurs la première chose que je lis dans le quotidien que je reçois chez ma fille, c’est la rubrique nécrologique. La vie en a fait un village où l’individu est plus puissant que le collectif, où les droits du plus fort prédominent sur les intérêts du plus grand nombre et surtout des plus faibles. Je vais m’en retourner demain à Toulouse et arrêter de rêver : mon village n’est pas mort, il est même plus vivant que jamais, mais je ne le reconnais plus, ce n’est plus mon village, c’est celui des autres.

Caillou, 31 août 2008

Le vaurais ou pays de cocagne

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C’est dans le calme d’un jardin
sur les coteaux, près de Lavaur*
et dans la fraîcheur d’un matin,
que m’a parlé le pigeonnier.

Il est comme le gardien du lieu
et sur le flanc de la colline
bien plus vieux que la maison même
il est l’éperon qui domine.

Si tous les oiseaux l’ont quitté
partis vers d’autres paysages
il reste là, comme déserté
peut-être comme un témoignage.

En dessous c’est un potager
tout en pente qu’un chemin parcoure
avant les grandes chaleurs du jour
quand les fleurs aiment la rosée.

Et sur le côté un grand arbre
un Paulownia, quel nom bizarre !
donne de l’ombre à cette tour
de brique, de tuiles… Et de passé.

Caillou, le 7 août 2008

*le Vaurais

Les baskets

– Sur la route de Falgarde, celle qui suit l’Ariège, en dessous des coteaux, sur un fil électrique, une paire de baskets pendouille et se balance, au gré du vent, à huit mètres au-dessus de la chaussée. Chaque fois que je passe à cet endroit, dans l’inévitable embouteillage de huit heures trente, je la vois, tout là-haut. Et je me demande pourquoi aucun service de voirie ou de la maintenance des lignes n’a encore été la décrocher !
– Elle est là depuis combien de temps ?
– Oh, depuis plusieurs mois. Et je peux même vous dire la date exacte. C’était vers la fin avril. Pendant le week-end. Vous connaissez cette route les samedis soirs ?
– Non, je n’y passe jamais.
– La Falgarde, c’est la route des boîtes de nuit ! Sa circulation est totalement différente de celle des jours de semaines. Des centaines de jeunes gens en bandes s ‘y croisent dans toutes sortes de véhicules. Scooters ou voitures décapotables, vieilles deux-chevaux d’étudiants ou berlines des familles prêtées par les parents, personne n’y va à pied sur cette route, la nuit. Et bien, ce soir-là un homme marchait dans la nuit, se dirigeant vers la ville. Et il avait ces chaussures, celles qui sont accrochées là-haut! Enfin, c’est, du moins, ce que j’ai lu dans le journal du lundi.
– Et que s’est-il passé ?
– Il faisait peut-être du stop ? En tout cas, d’après ce qu’a déclaré le seul témoin, une jeune étudiante de Sabatier, qui conduisait une petite Clio dans l’autre sens et qui les a croisés, une voiture, une Renault Espace, vous savez ces grandes bagnoles à huit places, s’est arrêtée et il est monté à bord. À partir de là plus personne ne l’a jamais revu.
– Et l’Espace ?
– Les flics l’ont retrouvée, quatre jours plus tard, incendiée sur le bord du canal. Je ne sais pas comment ils ont fait mais, très rapidement, la police a réussi a en retrouver le conducteur et les occupants.
– C’était des voyous de banlieue ?
– Pas du tout ! Que des fils de bonne famille. Les supporters de l’équipe de Hand d’une des plus renommées écoles privées toulousaines.
– Et que s’était-il passé ?
– D’après le journaliste ces jeunes hommes avaient beaucoup bu et chahuté. Ils étaient très excités et ils s’en sont pris à cet homme qu’ils avaient invité à monter dans le véhicule. S’accusant mutuellement ces jeunes gens ont reconnu qu’ils l’avaient cogné, déshabillé, forcé à les branler puis jeté dans le fleuve. Tout cela sur une aire de parking, à l’entrée de la ville, un peu avant la bouche de métro. L’homme s’est noyé sous leurs yeux.
– Quelle honte !
– Ils ne lui ont volé qu’une somme dérisoire, quelques euros. Et le pire c’est que devant les inspecteurs qui les interrogeaient ils n’ont exprimé aucun sentiment de culpabilité. Le porte parole de la police a raconté, avec une grande lassitude, que pris d’une sorte de folie collective, les assassins hurlaient, ce soir là, une sorte de «tous ensemble» en riant de voir cet homme à genoux, sur la berge, obligé de les masturber. Après, leur crime fait, ils ont roulé encore quelques kilomètres puis ils ont mis le feu à la voiture, emprunté au père du conducteur, pour brouiller les pistes, faire croire à de la délinquance ordinaire.
– Cela fait peur ! C’est l’oisiveté de la jeunesse qui conduit à ces débordements ?
– Qui sait. Il y aura un jugement, dans quelques mois ou dans quelques années et leurs parents payeront les plus grands avocats pour les tirer de ce mauvais pas. D’ailleurs Maître Lariboisière est déjà intervenu pour minimiser les faits dans le journal télévisé de FR3.
– Et qu’est-ce qu’il a bien pu dire pour expliquer un tel crime ?
– Que cet homme, marchant dans la nuit, quelques minutes après être monté à bord, alors que ces jeunes lui demandaient en riant ce qu’il faisait là, en pleine nuit, leur avait répondu qu’il était au chômage ! Cela, ils ne l’avaient pas supporté ! Ils sortaient de discothèques, avaient bien arrosé la soirée, la victoire de leur équipe, et un type venait encore une fois se plaindre ! D’ailleurs cet avocat va aussi demander des comptes à la puissance publique car depuis que le gouvernement oblige les sans-emplois à des travaux collectifs dans les rues, comme nettoyer les trottoirs avec des brosses à dents, il est quand même normal que la future élite de ce pays ne supporte plus d’être confrontée aux sous-hommes !

Caillou, 7 août 2008.

Derrière les murs des prisons

cerclecapitole

Derrière les murs des prisons
Mon pays retient des enfants
Leurs noms sont durs à prononcer
Ce sont les enfants étrangers

Sur les feuilles des ordinateurs
Mon pays construit des fichiers*
Il veut pouvoir tout contrôler
Comme s’il pouvait retenir l’heure.

Cherchant partout, tapette à mouche
Mon pays massacre les fleurs
Cognant les chaises, la cheminée
dessus, dessous, comme un damné.

Dehors, en cercles de silence
La rose et le réséda*
S’unissent et disent qu’ils ne prennent pas
Le chemin de ce pays la !

Caillou, 4 août 2008
* Edvige
http://souriez.info/EDVIGE-un-fichier-totalement-hors-la-loi

* Aragon : « la rose et le réséda » sur l’unité entre Catholiques et Communistes dans la Résistance française.

Prisonnier

Sur la plaine déserte et qui grille au soleil, nous ne sommes plus que dix dans la compagnie noire.

Moi je marche devant. C’est le mois d’Août déjà où règne cette chaleur moite, continentale, sans un souffle de vent. Pas un oiseau ne chante. L’air vibre sur le chemin poussiéreux. Le cœur de l’été. La steppe ressemble aux crèmes brûlées de mon pays, ces crèmes catalanes sur lesquelles les cuisinières passent un fer sorti du feu.

Depuis deux mois, l’ennemi recule, laissant ses ruines derrière lui. Fermes brûlées, villages déserts, paysans hagards sortant de quelques caves, rendus sourds par les canonnades et aveuglés par la brusque clarté du soleil. Aux bords des routes, les grands chevaux morts, raidis, couverts de mouches, puants et puis, partout, les cadavres. Soldats sans tête, éventrés, noirs de terreur, dans toutes les positions possibles, souvent sans bottes, toujours sans armes… Et dont les uniformes entre sang séché et terre collée ne se reconnaissent plus. Amis ou ennemis, peu importe, les corps, sans sépultures, sont surtout ce qui n’est plus humain et pas encore végétal, mais qui ne tardera pas à le devenir.
Jamais l’ennemi ne laisse derrière lui le moindre blessé. Est-ce qu’il les emportent ? Est-ce qu’il les tue ?

Nous allons, lentement, vers la ligne sombre des arbres, très loin, là-bas devant, l’orée de la forêt où ils doivent nous attendre, tapis dans l’ombre. Je fais signe à mes hommes avant d’atteindre une portée utile à leurs fusils et nous nous allongeons dans l’herbe. Le radio envoie un message codé à mon état-major… Il suffit d’attendre un peu l’artillerie. Elle écrasera la forêt et délogera l’ennemi et nous pourrons reprendre notre route. Cela va nous donner quelques heures de repos. Peut-être même jusqu’à demain.

Alors je donne mes ordres et les hommes creusent des trous individuels dans la terre sèche. Chacun se tapit et se protège du soleil comme il peut avec un coin de capote. Seuls les fusils dépassent, allongés dans l’herbe. Je nomme aussi un homme de veille. Repos ! Mes compagnons s’écroulent dans le sommeil et moi, encore un peu, allongé sur le dos, visière rabattue, je rêvasse en attendant le soir.

Quelle belle journée. Bientôt je rentrerai chez moi, et j’oublierai, j’en suis certain. Bientôt dans quelques semaines, au pire dans quelques mois, cette guerre se terminera et j’arriverai à la gare où Mathilde m’attendra. Bientôt…

Je me suis assoupi car je sens brusquement que l’on me secoue et le veilleur me murmure à l’oreille :
« Chef, il y a du bruit juste devant »
Je me retourne sur le ventre et soulève ma visière… Le soir tombe, pas encore la chaleur…
À cent cinquante mètres, un homme s’avance. Les bras levés. Son uniforme est beige. Il a encore son casque mais pas son arme…
« Laisse venir »
On l’entend qui parle très fort. Il ne crie pas. On dirait même qu’il se parle à lui-même comme lorsque les hommes deviennent fous.
« Nic Fayeur, Nic Fayeur, Krig perdue, Soldaten, Nic Fayeur, Nic Fayeur… »
Il se rend ! Ce type se rend. On va faire notre premier prisonnier !
Tous les hommes sont maintenant tendus à l’extrême, prêts à le descendre. Les fusils sont pointés vers ce type qui avance en continuant à psalmodier :
« Nic Fayeur, Compagneros, Nic Fayeur, Nic Fayeur… »
Je mise que ce n’est pas une « bombe humaine ». Il ne ressemble pas à ces fanatiques dont nous avons été avertis par l’encadrement, depuis quelques semaines, mais il me faut prendre mes précautions. Je l’arrête donc à quelques dizaines de mètres de notre ligne d’un « Stop » main ouverte, tendue au-dessus de moi. Puis je m’accroupis et lui crie :
« Nude, nackt, nu ! »
Le type s’est arrêté, mais il semble ne rien comprendre.
Bon, tant pis, ses compagnons sont quand même trop loin pour me descendre, aussi je me lève et je lui mime un déshabillage « À poil, tu comprends ça ? »
Il me regarde, surpris, puis commence à quitter son uniforme, ses chaussures, son tricot de peau… Tous ses vêtements qu’il pose devant lui, sur l’herbe. C’est bien ce que je pensais, il n’est pas porteur d’une ceinture d’explosif. Maintenant, bras ballants, il est toujours debout dans la poussière.
Je le regarde et lui fait signe de s’approcher tout en lui demandant, en mimant des deux mains un portefeuille qu’on ouvre, de m’apporter ses papiers. « Nic Fayeur, Soldaten, Nic Fayeur ». Il se baisse et cherche l’étui de ses papiers dans le tas devant lui. Dans ce mouvement j’ai bien senti que les fusils ne le lâchaient pas d’un millimètre. Mais j’ai aussi la certitude qu’aucun des hommes tapis dans les trous autour de moi n’ira tirer sur un soldat tout nu.
Il fait encore quelques pas puis je l’arrête :
« Jeter ! »
Il me lance son porte-carte.
C’est un portefeuille en cuir qui comporte sa carte d’identité militaire avec sa photo, son permis de conduire, un ticket de métro, des photos d’enfants, deux billets de banque, une lettre pliée, mais aussi un portrait de femme.
Je regarde longuement le portrait puis referme le tout.
Je demande qu’on lui jette une pelle et je lui fais signe de creuser son trou comme tout le monde. Le veilleur fouille le tas de vêtements et on les lui rend. Le prisonnier se rhabille. Je le fais attacher avec une cordelette de nylon autour du cou elle-même fixée autour d’un pied. « Pas trop serré, s’il te plait ! Nous n’avons rien à craindre de ce type » dis-je à la sentinelle.
« Je prends ta veille jusqu’à minuit ». Le soldat va se coucher dans son trou. Et moi je m’assois à côté du prisonnier. La nuit est tombée. Nous ne pouvons allumer aucun feu.
« Avoir faim ? »
Il ne comprend pas ma langue mais mon geste et hoche vivement la tête.
Tout le monde dort autour de nous.
Je lui donne une barre de chocolat noir.
« Toi, Perpignan ? Garnison ?»
Il me regarde et tout en croquant son morceau il me fait signe qu’il a compris.
« Partir Perpignan vendredi »
Il boit de l’eau, puis je lui fait signe de dormir.
Le lendemain matin, dans l’aurore et sa rosée, l’artillerie commence son ouvrage et la forêt au loin se perd dans les explosions et la fumée.
Vers 9 heures, le radio me fait signe que nous pouvons repartir. Derrière nous d’autres escouades arrivent et je leur confie le type.
Puis nous repartons.
Je ne sais pas si bientôt je rentrerai chez moi. Je ne sais plus si j’oublierai. Et j’aurai en tout cas bien du mal à oublier Mathilde, cette femme que j’adorais et dont j’ai retrouvé le visage dans le portefeuille d’un soldat inconnu.
Mathilde, elle ne m’attendra pas.

Caillou, 29 juillet 2008