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Le rat

Le couple de rats est entré dans la maison vers la fin novembre. Il est passé par le tout-à-l’égout, l’évacuation de la remise dont la grille était restée ouverte, puis ils se sont installés dans la cave abandonnée, derrière la chaudière, dans un recoin où personne ne va jamais mais où il fait toujours chaud et humide. Dans la nuit noire ils se sont pelotonnés, enroulés l’un dans l’autre, et ont dormi, longtemps, pour se remettre de la fatigue du voyage. Il leur avait fallu quitter l’usine désaffectée des quartiers nord, devenue invivable à cause de la surpopulation et autour de laquelle il n’y avait plus rien à manger depuis longtemps.

Le lendemain matin, après avoir copulé avec sa femelle pendant quelques secondes, le rat a commencé l’exploration systématique de la cave. Les patates germées dans un sac de jute oublié ont fait l’affaire. Certes certaines sont totalement pourries, mais le couple de rongeurs s’est bien repli la panse. Après ce premier bon repas la femelle, ayant tiré des cartons d’emballage vers l’arrière de la chaudière, en a réduit une partie en charpie et s’est aménagé un nid douillet où elle s’est endormie.

Le rat observait lui, pendant ce moment d’inaction, le fin rayon de soleil qui passait entre les deux battants de fer, juste au-dessus de la rampe d’accès d’alimentation du charbon. Dans la pénombre, cette seule faible source de lumière lui permettait de découvrir et d’analyser tout ce qui maintenant allait leur permettre de vivre et de prospérer. Petit regard de ses yeux rouges, moustache frémissante au moindre souffle, au plus petit déplacement d’air, une intelligence inouïe totalement vouée à la survie de l’espèce, du courage, de la force et de l’agilité… rien ne pourra plus désormais l’arrêter.

À la nuit tombée, il a grimpé sur le tas de cageots, il s’est posé sur le rebord de ciment et a bien observé à travers la fente. La poubelle est placée à côté de la porte d’entrée. Cela fait peut-être 8 mètres à parcourir à découvert dans l’herbe mal rasée du jardin. S’il n’y a pas de saloperie féline ou de connard canin ce sera bon, sinon il en sera quitte pour courir se mettre à l’abri. Il est plus rapide et intelligent qu’eux et il le sait. Éventrés, les sacs poubelles se sont éparpillés sur le trottoir. Ils regorgeaient de restes de poulets et de tranches de jambons périmés. Ce fut un régal dont il a rapporté une bonne part dans la cave.

Dans la matinée, les rats ont entendu le chien des voisins se faire battre pour la poubelle renversée sur le trottoir. On l’a entendu couiner dans tout le lotissement. Le rat a bien ri si tant est que les rats rient !

La nuit suivante, il a trouvé le vieux compost au fond du jardin. C’est donc là qu’ils entassent leurs épluchures ! Ce fut une autre occasion de festin avec la femelle déjà bien pleine qui ne bougeait plus trop de leur abri chauffé, humide.

24 jours  d’attente puis elle accoucha de 12 adorables petits rats bien roses. Entre temps leur père était rentré dans la cuisine puis dans les chambres tandis que les humains partaient travailler ou à l’école. Il y fit des découvertes sensationnelles.

Ils éventrèrent les paquets de céréales, les morceaux de pain qui traînaient sur la table, les goûters des enfants abandonnés sous les lits et dans les tiroirs, tout ce qui se mangeait et qu’ils rapportaient en traînant jusqu’à la cave désormais remplie des cris et des couinements des jeunes rats en pleine croissance.

Les humains après avoir essayé des pièges idiots et des poisons naïfs finirent par demander l’aide des services  de dératisation, mais ceux-ci, privatisés, chers et employant des sous-traitants intérimaires inefficaces, tardèrent à venir. Puis ils annoncèrent qu’ils devaient revenir avec d’autres produits, d’autres protocoles et d’autres spécialistes… Pendant ce temps, l’invasion continuait. Et lorsqu’un des bébés hurla, une nuit, l’oreille en sang dans son berceau, les occupants des lieux partirent précipitamment en abandonnant la maison devenue territoire de l’infâme. Vers la fin du mois de mai, plusieurs maisons de la rue furent ainsi abandonnées.

Enfin tranquilles, beaucoup d’autres rats les rejoignirent et prospérant dans tout le quartier investirent en quelques semaines toutes les maisons. La nuit, les rues grouillaient de ces centaines d’intelligences destructrices. Leurs fines queues luisantes  et  leurs yeux rouges faisaient peur. Plus aucun humain n’osait s’aventurer dans le territoire des rats. La police municipale enserra le quartier de barrières métalliques aussi laides qu’inutiles. La vermine passait par les égouts, creusait les murs des caves mitoyennes, sautait de toits en toits.

La mairie organisa le départ des enfants. Il fallut les emmener avec leurs petits sacs de toile sur la place du marché. Les autobus s’ébranlèrent avec les gamins pleurant derrière les vitres closes, les parents envoyaient des baisers de la main en retenant encore quelques minutes l’angoisse immense qui les tenait déjà.

La honte et la bêtise des humains devenaient générale. Avoir ainsi laissé toute une partie de la ville aux mains des rats proliférants faisait taire les plus bavards. Les hommes ne prononçaient jamais le nom de l’ennemi croyant en cela se protéger de l’invasion*. Lorsqu’un réfugié d’un des quartiers envahis passait sur un trottoir, les commères se taisaient et leurs regards soupçonneux le suivaient jusqu’au coin de la rue.

Puis les hommes disparurent, en quelques années, victimes des maladies que les rats véhiculaient. Et leurs maisons aux charpentes rongées doucement s’effondrèrent, une à une, dans la poussière blanche des gravats.

Caillou, 6 juillet 2011

* Je fais d’ailleurs de même dans cette métaphore en ne nommant pas le rat du vrai nom de Cancer .

Déprime

En dix ans j’ai changé, je ne me reconnais plus
dans la glace ce vieil homme qui est-ce exactement ?
ces poches sous les yeux et ce cou tremblotant
ce ne sont pas les miens, c’est un malentendu.

Je n’étais pas très beau, je peux en convenir
il y a dix ans de ça, mais j’avais encore l’air
d’être un homme moyen au milieu de ces pairs
aujourd’hui c’est certain je vois mon corps vieillir.

C’est un type qui est là que je ne connais pas
entré subrepticement dans ma vie quotidienne
il mange et boit beaucoup et traîne sa bedaine
j’ai beau jeûner, marcher, cet homme ne maigrit pas.

En dix ans j’ai trop vu de copains disparaître
des parents, des amis, des regrets, des sanglots
des larmes retenues quand je vois des photos
ce sentiment diffus que le temps devient maître.

Qu’il faudrait vivre enfin chaque moment de bonheur
avant que ne se coupe le fil de sa vie
pourtant je me retourne sur ces 10 ans enfuis
tout est passé si vite je me sens fossoyeur

En dix ans j’ai changé, j’espérais tant de choses
auxquelles je ne crois plus, j’avais tant de projets
détruire et rebâtir, faire de nous des sujets
s’unir et vaincre enfin pour le pain et les roses.

Mais les avions qui claquent dans les tours de New York
et le Pen arrivé en pôle position
et tant d’autres reculs, tant d’autres soumissions
m’ont changé à tel point que je suis en remorque

devenu spectateur de cet effondrement
de cette course à l’abîme, de faim, de pollution
de manque d’eau, de racisme, de guerres et d’exclusion
d’un avenir collectif qui ne croit plus qu’à l’argent

En disant ces 10 ans je vois qu’il faut me taire
Peut-être chanter tout bas les soldats de Craonne
« Adieu la vie, adieu l’amour, Adieu toutes les femmes »
puis laisser en silence le monde se défaire.

Caillou, 23 juin 2011

Et si tout cela finissait en journal ?

Je m’étais interdit, au départ de ce blog, d’étaler ma vie personnelle sous la forme d’un journal. Ma vie privée, mon égo, je ne me sentais pas le droit de le croire intéressant pour les autres.
Et puis, après l’échec retentissant du mouvement social de 2010 sur les retraites, je me suis interdit aussi d’appeler à des actions auxquelles je ne croyais plus moi-même.

En bref s’interdire c’est interdire quand même!

Et puis les coups durs, les vrais, les disparitions d’êtres chers, les angoisses pour d’autres, ont pris tellement de place qu’il ne m’en reste plus pour écrire (décrire) autre chose. Et d’ailleurs à quoi bon? Des petites histoires, au fond sans importance, alors que tout autour, j’ai l’impression que (mon) univers se délite.

Alors j’ai le choix entre boucler ce blog ouvert dans l’enthousiasme il y a maintenant quatre ans ou l’ouvrir à la forme journal, ce machin, avec un petit ruban, qui sert de confessional aux adolescent(e)s).

Caillou, le 16 juin 2011

 

Sosie de la reine d’Angleterre

 

En 1972 la reine Elisabeth d’Angleterre
visite la France.


Le journal « France Soir », à l’époque le plus grand quotidien national, organise à cette occasion un concours de sosie. Madeleine travaille, comme secrétaire, à la rubrique féminine du même journal. Elle écrit cette lettre qui, 39 ans plus tard, à l’occasion du mariage du petit fils de la reine d’Angleterre, a toujours le don de me faire rire et de m’émouvoir:

Le 18 mai 72.
Messieurs, a ce stade et bien avant, vous devez avoir reçu des montagnes de réponses, car les lecteurs de France Soir ont certainement reconnus depuis longtemps les deux personnages « en plein cœur de l’actualité» auquel ils croient ressembler…
Mais peu de lectrices doivent se sentir autant d’affinités secrètes avec ELLE et ressemblent autant que moi (hélas ! car elle est bien moche) à la pauvre Elisabeth. En 1947, voir photo jointe, je lui ressemblais déjà lorsqu’il lui arrivait – fraîche, sympathique et presque jolie – de sourire… car moi je riais tout le temps. A cette époque lointaine (car nous avons à peu près le même âge) je ressemblais même à sa sœur Margaret, c’est tout dire !
A présent que l’une et l’autre (petites et bouffies de partout, quoi qu’on en dise) sont aussi détériorées que moi, je me demande à laquelle des deux je ressemble davantage, et si le bon roi Georges VI, tellement « timide «, «effacé» (voir France Dimanche) n’aurait pas, dans mon pays, fait quelque sottise…. Il est vrai qu’Elisabeth et moi (vive « le nivellement par le bas» !) sommes nées le même jour (21 avril) ; avons reçu (toutes proportions gardées) la même éducation puritaine, et donc aussi mal adaptée que possible à notre époque ; avons eu en même temps un fils (du même âge) ; un mari (léger) ; des responsabilités trop lourdes, etc..… etc… Toujours est-il qu’à chaque illusion perdue (et nous en avions sûrement la même dose, pour ne pas dire la même « couche» ) le même trait, sur nos deux visages, a marqué la même place (voir les pattes d’oies, les cernes, les bajoues, et surtout l’affreux losange autour de la bouche). Bien qu’il nous reste peu d’illusions cela continue (hélas) et toujours dans le même sens.
Si bien qu’avec n’importe lequel de ses horribles « bibis» je pourrais faire un double parfait de la Reine. Nous avons pourtant gardé quelque charme : Elle a, sur moi, l’avantage de son fameux « teint de pêche», mais pour un Empire (fut-il britannique…) je ne voudrais pas, j’espère bien n’avoir jamais… sa démarche de canard. Quand au prince Philip, je pourrais bien être seule à me souvenir que « le grand charles» aurait, sans conteste possible, emporté le premier prix et empoché vos 1000 francs. Il est vrai qu’il s’en serait F… balancé. Pas moi, je vous jure ! surtout si près des vacances…
Madeleine S.
PS : Je ne suis pas assez riche pour vous prouver sur photos, la ressemblance mais l’original tout proche est à votre entière disposition.

les grands petits hommes.

Au centre de Toulouse, en plein cœur de la ville, la statue de Jaurès, (en fait juste sa tête qui trône sur un monument hideux) regarde vers la mairie, tandis qu’un peu plus loin, le monument à Charles de Gaulle regarde vers la rue. L’un veut prendre le pouvoir, l’autre, le libérateur, se rappelle au souvenir des passants distraits. C’est là, un square ouvert, toujours plein de monde. Gens de passage, gens du quartier, personnes âgées, jeunes glandeurs, un lieu que l’on traverse aussi rapidement entre la station de métro de la rue Alsace Lorraine et la grande place du Capitole, en passant sous le porche de la mairie. Dans mon souvenir, il y fait toujours beau et vert. Mais les souvenirs sont trompeurs !

Pendant plusieurs années, un petit bonhomme espagnol, moustachu et sarcastique, venait s’y asseoir les jours de grandes manifestations syndicales. Trop fatigué pour marcher, il venait en métro depuis son quartier populaire du Mirail, « quartier en difficulté » selon l’euphémisme moderne, sortait de la station par l’escalier mécanique et, faisant quelques pas, finissait par trouver une place libre sur un des bancs du square. Il avait donc sa canne et son chapeau, et sur sa veste marron le badge de la CGT des retraités.

Ramon 2
Pendant la même période, à Lyon, un autre petit bonhomme, breton, plus rond, plus grave, mais tout aussi résolu, avait une autre technique pour participer à des manifestations que son âge et son artérite ne lui permettaient plus de suivre. Il allait, lui aussi en métro, jusqu’au lieu de rassemblement, souvent sur la place Bellecour, rencontrait ses copains, les regardait partir, puis il allait toujours, en métro ou en taxi, les attendre à la place où devait se dissoudre le cortège. Au revers du veston le petit triangle rouge marqué d’un F indiquait l’ancien déporté politique. Quant aux manifestations auxquelles il participait de cette étrange façon elles étaient toujours dirigées contre le racisme, l’antisémitisme et bien sûr contre le Front National.  On se souviendra en particulier de cette période sinistre où un certain Millon, homme de droite, se maintenait élu à la place de président du conseil régional grâce aux voix des fascistes.

Georges 2
Le premier, un jour de 2003, au moment des mouvements sociaux contre la réforme des retraites, a fini par renoncer à cette participation symbolique et silencieuse. Je me proposais de passer le chercher et de lui trouver une place assise sur le bord de la manifestation, au square Jean Jaurès, ou ailleurs,  mais il refusa doucement, arguant qu’il se trouvait maintenant inutile. J’ai réalisé surtout que s’il ne pouvait plus faire le trajet lui-même il ne voyait pas l’intérêt qu’un autre se dérange. Dans mon souvenir, il était encore plus petit, mais les souvenirs sont trompeurs.

Le second, un jour, dans un bus, fut remercié par deux adolescents timides. Il leur demanda pourquoi ils le remerciaient et l’un d’entre eux lui dit qu’il le reconnaissait, toujours en tête des manifestations contre l’extrême droite lyonnaise et que sa présence, en tant qu’ancien déporté, leur donnait, à eux, très jeunes gens, une raison historique de se battre contre la bête immonde. Le petit homme en fut très fier.

Ces deux-là se sont bien engueulés, et moi de même. Et avec l’un et avec l’autre. Entre le premier, communiste, le second socialiste, et le libertaire que je pense être toujours, les fins de repas ressemblaient parfois à des champs de bataille. Chacun reprochant aux deux autres les erreurs commises par leurs gouvernements respectifs ou par le refus de participer à quelque gouvernement que ce soit. Mitterrand contre Marchais, Rainbows Warriors contre Charles Hernu, l’effondrement du « socialisme réel », Jospin contre les licenciements chez Michelin, les stocks-options à la française de DSK… Mais  restait chevillé au corps cette certitude que malgré toutes nos divergences, nous étions bien du même camp !

Et maintenant qu’ils sont partis, et l’un et l’autre, tous deux aussi petits, cette conviction est devenue évidente.

Lecteurs, quand vous passerez, à Toulouse, vers la statue de Jaurès, ou, sur la place Bellecourt, à Lyon, vers la statue du Veilleur de Pierre, ayez une pensée pour ces deux grands petits hommes, le syndicaliste cégétiste et le résistant/déporté, qui ne pouvant plus aller marcher avec les autres ont tenté jusqu’au bout de les accompagner puis, y renonçant, soutenaient encore, de loin, la rébellion contre l’injustice des possédants et la bêtise raciste. Eux n’auront pas de statues, mais qu’importe.

Caillou, le 18 avril 2011

Vers l’infini, personne ne répond.

Pas à l’infini, car là je ne sais pas, peut être des voix se croisent et répondent aux questions, non pas à l’infini, ces territoires dont personne ne peut dire quoi que ce soit puisque personne n’en revient.
Non, je parle de ces chemins qui mènent vers les confins immenses, ces purgatoires, ces no man’s land que l’on traverse tous, et là, j’en suis certain, on est totalement seul. Si l’on aime, on se demande si l’autre vous aime autant que vous l’aimez vous-même, si vous aimez l’amour ou l’autre qui vous aime, si vous vous aimez aimant… Si l’on se déteste et que l’on s’apitoie, les questions tournent en boucle et personne n’y répond. Pas de mots pour consoler sur les regrets, les pertes, les occasions perdues, les rêves évanouis.

Sur les bords du canal, sur cette voie rapide où filent les voitures, lorsque la nuit tombe et que les bleus deviennent violets, cette heure entre chien et loup, une baraque à pizzas s’ouvre et, par contraste, s’illumine. Elle donne une lumière vive, chaude, accueillante. Un rectangle doré qui se détache sur le froid, et la solitude environnante. Dans ce quartier à putes, un peu avant la gare, quartier de passage, quartier sans âme, elle attire les passants qui viennent s’y réchauffer quelques instants, en attendant leur part de pizzas. Ils sont debout, ombres noires, en contrebas car le rectangle lumineux les domine, l’étal étant situé à plus d’un mètre cinquante. Un homme, en blouse  de coton blanc officie près du four, enfournant avec sa longue spatule de bois les différentes margheritas, napolitaines ou quatre-saisons … préparées sur le comptoir à l’arrière.

Et puis, devant, face au client, la mort est là qui les toise. Elle aussi est habillée de blanc avec, sur son chignon, une toque ridicule en papier. Elle est d’une propreté éblouissante, pas une tache de sauce pas un soupçon de farine sur le plastron immaculé. La mort a soixante ans, dont dix dans ce camion immobile . Elle n’a pas un sourire, pas un mot commerçant, elle officie, renseigne, conseille, encaisse et tend les cartons mous, huileux et chauds qu’ils prennent à deux mains.

La mort ne dit rien d’autre que ce qui est utile. Combien ? En combien de temps ? Avec ou sans anchois ? La grande ou la moyenne ? Dans ses yeux, le passant lit très vite qu’il ne doit pas essayer, ne serait-ce qu’un instant, d’entamer une conversation sur le froid, sur la pluie, sur le printemps qui n’arrive pas. Elle ne répondrait pas.
Bien sûr, des avinés, des clochards attitrés, des types ayant perdu de vue le poids des autres et qui soliloquent seuls à force d’être à la rue, lui tiennent des discours mais elle n’entend rien. Ils parlent, seuls à moitié dans l’ombre, seuls, leurs faces éclairées tournées vers la mort qui les voit sans les voir et ne concède parfois que des hochements de tête, des mouvements d’épaules, voir même des yeux au ciel, mais qui ne leur dit rien.

La mort a été jeune et belle, il y a longtemps. Elle a donné et pris et rendu au centuple à des hommes qui ont pris, sont partis sans payer. Elle a ce beau regard sévère et triste de ceux qui ont tout vu et ne croit plus à rien. Son histoire est commune, celle d’une vie enfuie à force de courir après des papillons, sans vouloir se construire, sans poser de questions, juste prendre tout, perdre tout, saisir du sable et être, au bout du compte perdue, sans illusions.

Elle pourrait bien partir, quitter son étalage, poser cette blouse blanche enfiler son manteau en disant « je m’en vais » et traversant la rue, aller vers le halage, regarder l’eau qui coule si noire, si froide, un peu huileuse et d’un seul coup, d’un seul s’y jeter brusquement.

Mais elle ne le fait pas. Elle reste sur le chemin. Elle va de jour en nuit vers le néant qui dort et se pose des questions auxquelles personne, jamais ne peut répondre, car vers l’infini du monde plus personne ne répond.

 

Caillou, le 15 avril 2011

La conférence de Compiègne.

Compiègne. 9 février 2011.

Le ballet des grandes voitures noires a commencé vers 18 heures.

À l’entrée du parc, les journalistes, les photographes, les caméramans des grandes chaînes de télévision mondiales, essayent de deviner, derrière les vitres teintées, les visages des officiels. Certains fanions le permettent, mais la plupart des voitures blindées sont discrètes. On murmure « Là c’est le président des Etats-Unis qui vient de passer». « Obama est déjà arrivé ? ». Une autre voix demande : «  Vous avez vu Medvedev ? »

De ce côté de l’avenue, la foule est compacte, silencieuse, recueillie, maintenue par une rangée noire de gardes mobiles. Il fait très froid. Sous la lumière dure d’un projecteur, tenu à bout de bras par un assistant, l’envoyé de CBS annonce, d’une voix dramatique, l’ouverture de la première conférence mondiale MetInvPol. Le message, transmis par satellite, est destiné au journal permanent de la grande chaîne américaine. Un enfant, au premier rang, demande à son père : C’est quoi metzinvpaul ? Le jeune chômeur qui le tient par la main lui répond « c’est un truc sur la météo, je crois… ».

À l’entrée du château, le petit président reçoit les différentes délégations. Débarrassés de leurs manteaux par les préposés des vestiaires, les invités sont ensuite dirigés par des laquais en costumes, vers la grande salle de réception, immense galerie qui occupe toute l’aile droite du château. Les rideaux de velours en cachent la double rangée de fenêtres. Les conférenciers sont placés à chaque table, les micros et les casques distribués, les boissons chaudes et froides servies et, petit à petit le silence se fait. Les huissiers passent de table en table, pour faire éteindre les téléphones portables et ils referment les lourdes portes. Les lumières baissent. Tout au bout de la salle le petit président, juché sur une estrade, tapote sur le micro. Tout fonctionne bien. Il salue tous les conférenciers, les remercie de leur présence, puis, très rapidement, d’une seule tirade, annonce le début de la conférence. «  Chers amis, comme vous le savez l’heure elle est grave, très très grave » (Le petit président ne parle pas très bien le français…) « Notre temps est compté ! Je passe donc immédiatement la parole au professeur Takaferduski qui va introduire le débat »

Une demi-heure plus tard, le spécialiste de la météorologie, repose la dernière feuille de son allocution. Le silence est total. Il vient d’annoncer au monde que le réchauffement climatique mondial, entamé depuis plusieurs années, constaté, étudié par tous les spécialistes, a entraîné l’arrêt rapide, évident, du Gulf Stream, ce courant marin irriguant tout l’Atlantique nord. Ces mouvements marins sont influencés par une force due à la rotation de la Terre, la force de Coriolis. Et il se trouve que de nombreux relevés et des calculs, vérifiés scientifiquement par des équipes pluridisciplinaires de plusieurs grandes nations ont détecté que le Pôle nord magnétique se déplace de plus en plus rapidement vers la Sibérie. « Messieurs, nous sommes devant l’évidence d’une inversion des pôles terrestres dans les mois à venir ».

Réfléchissant que, si cette inversion pouvait permettre à des pays de l’hémisphère sud, dont certains désertiques comme le sien, de reprendre un peu de vie, d’eau et d’espoir, le délégué du Botswana se lève et demande timidement au grand scientifique : « Une inversion des pôles ? Et alors ? Quelles conséquences ? »

« La probable disparition d’un grand nombre d’espèces, dont la nôtre ! » lui répond le professeur Takaferduski. « La terre évitera, lors de l’inversion du champ magnétique, une absence totale de champ. Ceci est impossible en vertu du premier principe de la thermodynamique. En effet, dans un tel cas, la quantité d’énergie jusqu’alors évacuée par le champ magnétique produirait une chaleur telle à la surface de la Terre que la majorité des espèces vivantes ne survivrait pas. Mais une modélisation de la NASA montre que pendant cette période, l’axe du champ magnétique tourne rapidement jusqu’à l’inversion totale. Et quand le pôle magnétique se situera au niveau de l’équateur, il ne permettra plus la protection des particules solaires à haute énergie, destructrices pour la vie. Ce bombardement créera inévitablement des mutations et destructions génétiques d’ampleurs variables ».

Au journal télévisé de 20 heures, cette nouvelle est abondamment commentée. Un journaliste, en pardessus, très bien coiffé, fait l’ouverture depuis la conférence de Compiègne, « Météo et Inversion des Pôles ».
Dans la petite pièce au canapé défoncé qui leur sert de salon, le jeune chômeur prend son enfant sur ses genoux et le serre contre lui. « Je crois que c’est bientôt la fin du monde ».
La télévision montre les nuées jaunes et grises des cheminées d’usines chinoises. Le brouillard sur Pékin empêche de voir la roue avant d’une bicyclette. Le gamin voit que son père est malheureux et, pour le consoler, il lui dit, tout doucement : «Heureusement qu’on va vers l’été».

Caillou, 9 février 2011.
(Avec les 6 mots de Francine, merci pour elle!)

Attention, ce texte n’est qu’un jeu littéraire.
Il ne faut pas lui accorder d’intérêt scientifique. En effet, depuis 2005,
nombre de sites web brodent sur ce phénomène. Mais beaucoup avancent des
hypothèses propres à un esprit sectaire, mystique, ou de l’ordre de la conspiration. On peut lire :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Courant_marin
http://fr.wikipedia.org/wiki/Inversion_du_champ_magnétique_terrestre

La multinationale.

Un pastiche de l’Internationale…
chant révolutionnaire d’Eugène Pottier et de Pierre Degeyter

La multinationale

Debout, nous sommes les actionnaires
Debout, c’est nous qui engraissons
La bourse qui tonne en sa soupière
Sainte église ! Notre religion
Du travail faisons table rase
Seul l’argent est signe du bonheur
Maintenir le sud en esclavage
Tenir le nord en consommateurs.

  • Refrain :
    C’est un monde idéal
    Sans frontières et sans loi
    La multinationale
    A remplacé les rois
    C’est un monde idéal
    Sans frontières et sans loi
    La multinationale
    A remplacé les rois

Nous pillons toutes les richesses
Nos brevets volent le vivant
Sous l’soleil la terre devient détresse
Mais nous aurons nos taux de rendement
Peu importe si les gens veulent croire
Qu’ils sont en démocratie
Quand nos banquiers ont le pouvoir
L’état leur sert d’alibi

  • Refrain

Et quand un pays a la rage
Nos agences de notation
Le ruinent, l’enferment dans une cage
Et cela fait peur aux couillons
Tant que nous grossirons encore
L’empire sera notre futur
Après nous ce sera la mort
De cette planète sépulture

Caillou, 5 février 2011
(Avec les 6 mots de Gaby, merci pour elle!)

Etre et avoir été

La maison de mes grands parents se voit déjà au loin sur la colline.
Mon père, dans son costume noir, est au volant de son automobile.
Arrêté, au feu rouge, au coin de la rue de la Martinière, il la désigne du menton  et me demande :
– Depuis combien de temps n’es-tu pas venu jusqu’ici ?
Je réfléchis. Nous sommes partis en Australie où mon père avait été nommé, lorsque j’avais 12 ans et depuis notre retour, il y a 4 ans, je ne suis pas retourné voir le Papy, donc cela doit faire 8 ans.
– Un bon bout de temps, quand j’étais gosse et que je venais passer les vacances.
Georges hausse les épaules et s’adressant à ma mère, il lance, d’un air désolé :
– Heureusement que mon père venait souvent nous voir. Dire, que nous revenons à Palaiseau, avec le gosse, juste pour son enterrement, t’avoueras que c’est triste.
Et maman, elle, ne dit rien.
Papy venait souvent chez nous, surtout ces derniers temps. Après la mort de ma grand-mère, deux ans auparavant, il venait passer quelques jours à notre appartement, souvent le samedi et le dimanche, ou pour des fêtes, anniversaire ou fin d’année. Il apparaissait, avec sa petite valise en cuir et sa canne, sortant tranquillement du RER. Soucieux de son indépendance, il repartait discrètement, laissant souvent un petit mot sur la table de la cuisine. Dans la chambre du fond du couloir, moitié chambre d’amis et moitié débarras, son lit était toujours disponible. Il se posait dans un fauteuil et regardait tranquillement la télévision tandis que toute notre famille s’agitait autour de lui. Enfin, famille, c’est vite dit puisque nous ne sommes que trois. Papy aimait le bon vin et mon père lui débouchait souvent une bonne bouteille de St. Joseph. Il souriait en tirant le bouchon et nous nous asseyions autour de la table. Maman plaçait la cocotte fumante sur le dessous-de-plat. Mon père était content d’avoir le Papy avec lui.
Et puis voilà qu’en quelques jours, mon grand père, entre la visite du médecin, l’ambulance, l’hospitalisation à Orsay, le temps de le revoir une dernière fois, tout gris, dans ce grand lit tout blanc, avait tout aussi discrètement, sans une plainte, pas un mot plus haut que l’autre, tiré sa révérence. Le papy était mort et ce matin, à l’arrière de la voiture familiale, avec mes parents devant, je regrettais tellement de ne pas avoir plus parlé avec lui, de ne pas avoir pu mieux le comprendre. Une occasion ratée qui ne reviendrait plus !
– Tu viens ?
Ah oui, nous sommes arrivés. Papa a ouvert le portail et nous sortons de l’automobile, maman et moi. Déjà quelques voisins se sont réunis à l’entrée du chemin. Il fait froid et le silence général est pesant juste entrecoupé par les murmures des condoléances que les femmes en noir viennent chuchoter à l’oreille de mes parents.
Le fourgon des pompes funèbres va arriver d’un moment à l’autre.
Je rentre dans la maison de mes grands parents. Que va t-elle devenir ? Avec son travail, mon père ne peut envisager de venir nous y installer ! Il ne se l’avoue pas, mais devra certainement la vendre. D’autant que le prix des terrains attire ici les promoteurs. L’époque n’est plus à ces petites bicoques vieillottes avec des grands jardins. D’autant que je vais bientôt quitter le domicile familial. À la rentrée universitaire, je vais déménager à Toulouse pour entrer à l’ENAC, l’école des ingénieurs de l’aviation avec le concours d’entrée en poche. La maison est déserte et glacée. Je rentre dans la cuisine et en regardant tout autour de moi je me rends compte que rien n’a changé ici depuis mon enfance. Ah, si, la cage posée sur le rebord intérieur de la fenêtre est vide et ouverte. J’y ai, dans mon souvenir, passé des heures à contempler le couple d’oiseaux, des becs de corail, qui y voletaient à mon approche, affolés puis qui se posaient sur la petite balançoire en me guettant de l’œil. J’étais ici, chaque été, pour les grandes vacances et je courais les bois avec les autres gamins du quartier, hurlant des cris d’indiens pourchassés par les cavaliers bleus et c’est au retour de ces grands aventures que ce couple d’oiseaux fascinait l’enfant que j’étais et que je ne suis plus. Ma grand’mère, revenant du jardin, le panier sous le bras, éclatait de rire lorsque elle me retrouvait silencieux et suant à genoux sur cette chaise paillée, devant la cage, et cet éclat de rire affolait les oiseaux qui battaient frénétiquement des ailes, perdant même quelques petites plumes.
Mamie faisaient des confitures de mures, parfois d’oranges amères. Papy me montrait les coins de pêche sur les bords de l’Yvette, c’était il y 8 ans et cela me semble loin.
Dehors le fourgon arrivé de l’hôpital s’est garé sur le chemin et j’entends les claquements de portes et le brouhaha de la foule qui s’approche. Il me faut revenir près de mon père et reprendre ma place dans le monde réel. Je fais un petit tour dans le salon du rez-de-chaussée puis je reprends le couloir de l’entrée, et là, je me retourne et me regarde, surpris dans le miroir toujours fixé à droite de la porte d’entrée.
Je ne suis plus ce que j’étais, la porte s’est refermée, cette gueule de jeune homme sérieux prêt à affronter la vie n’a plus rien à voir à l’enfant qui courait dans cette maison, qui bientôt va, elle aussi, disparaître.
J’étais et suis maintenant autre chose, et cette épreuve brutale est comme une chrysalide.

Caillou, 30 janvier 2010.
(Avec les mots de Christiane: cage / chrysalide / éclat / chemin / enfant /miroir
.
Merci pour elle !).