Tous les articles par Caillou

LA TERRE

Dunes immenses aux ciels d’étoiles
Terre d’argile au front buté
Prairies vertes comme des pommes
Jungles aux lanières entortillées.

L’homme a les deux pieds sur terre
Il la frappe de ses souliers.

Steppes sifflantes des chevaux
Marais que tend l’infini
Jardins ouvriers, caillebottis
Rizières en forme de tapis.

L’homme a les deux pieds sur terre
Il la frappe de ses souliers.

Cîmes folles enneigées
Vallées qu’on ne peut atteindre
Pâturages oubliés
Sous des ciels qu’on pourrait toucher.

L’homme a les deux pieds sur terre
Il la frappe de ses souliers.

Déserts crissants des cailloux
Petits sillons sous les dattiers
Avec le bruissement des palmes
Et le gargouillis du ruisseau.

L’homme a les deux pieds sur terre
Il la frappe de ses souliers.

Rivages calmes aux lignes pures
Sous le souffle du vent et des vagues
Survolés des grands oiseaux blancs
Immobiles dans un ciel d’azur.

L’homme a les deux pieds sur terre
Il la frappe de ses souliers.

Il la travaille mais d’autres en vivent
D’autres qui ne viennent jamais
Propriétaires, spéculateurs
Colonialistes et exploiteurs.

L’homme a les deux pieds sur terre
Il la frappe de ses souliers.

Et la terre n’a pas de frontières
Seuls les rois les ont créées
Si les états se font la guerre
C’est leur seule raison d’exister.

L’homme a les deux pieds sur terre
Il la frappe de ses souliers.

Paysans sans terre du Brésil
Du Bangladesh et puis d’ailleurs
Peuple sans terre, Tibétains
Palestiniens, Kurdes, et tant d’autres

Les hommes ont les pieds sur terre
Et ils veulent la liberté.

olivier

  • Caillou, le 20 mars 2002… en Mauritanie,
    L’olivier est lui de Mystra, en Grèce, en juin 2006.

Sur la route de Détroit

De l’aut côté d’la route y’avait les bureaux d’la compta
Sam, le chef d’atelier t’a gueulé : allez l’négro, tu y vas
par dessus l’bruit des machines et des camions sur la route de Détroit

T’as pris ta vieille casquette, tu t’es retourné vers moi
et avec un p’tit sourire tu m’as dit : à la prochaine fois
par dessus l’bruit des machines et des camions sur la route de Détroit

Le premier qui t’a fauché t’a traîné jusqu’au petit bois
Les suivants t’ont écrasé, ils ne te voyaient même pas
J’ai vu qu’il y avait ton sang tout le long de la route de Détroit

Avec un livreur qui partait vers le nord, je m’suis tiré de ce sinistre endroit
Dans sa radio un vieux blues de Mayall me parlait même un peu de toi
Y m’disait que partout où j’irais j’t’emmènerais aussi avec moi.

(Sur le blues : The Death of J.B. Lenoir, de John Mayall)
Caillou. 2005

Le trou dans le mur


Après le rond-point de L., la 4 voies s’enfonce entre deux murs de briques rouges. Elle est bordée ainsi sur plusieurs centaines de mètres, après un long virage, et ce n’est qu’à l’entrée de M., quand je passe sous le pont, que le mur qui file à droite s’interrompt brusquement puisqu’il tourne alors et longe la route de M. Il en est ainsi sur presque tout le pourtour de la ville. Derrière ces parois « antibruit » on voit parfois les hauts d’immeubles sales où s’entassent plus de 25 000 personnes.

Continuer la lecture de Le trou dans le mur

Mon Mai 68, L’Hôtel-Dieu

À l’heure où tout le monde y va de son cinquantenaire, je me permets de ressortir de mes cartons ce souvenir. C’est mon Mai 68 à moi…

lhotel-dieu

C’est une salle très large, très haute, compartimentée en boxes de deux lits. Il y a un couloir qui la traverse tout entière, de la porte d’entrée à la grande verrière de l’autre côté. Et puis des armoires en ferraille qui isolent, mais pas vraiment, des espaces éclairés par les immenses fenêtres à petits carreaux.
Tu es dans le premier lit à droite.

À côté de toi, il y a une vieille femme qui dort ou somnole, la bouche ouverte, elle a des poils sur le menton et des yeux enfoncés. Est-ce qu’elle souffre encore ? Est-ce qu’elle le sait? Est-ce qu’elle sent la douceur du soleil, un peu voilé, qui repose sur la couverture blanche des Hôpitaux de Paris? Tu me regardes m’approcher doucement vers le pied de ton lit.

Dehors, on entend les cris de la manif qui passe. Quelqu’un a ouvert une fenêtre. On entend hurler: « Libérez nos camarades ! Libérez nos camarades!». Ce n’est pas encore de l’histoire, cela le deviendra. C’est pour l’instant du temps présent, un bouleversement que je crois permanent, qui ne sera que fugitif.

Tu me regardes et tu me souris. Tu es sans forces, tu n’es plus qu’un objet que l’administration a posé là, en attendant de savoir ce qu’on peut faire. Je te croyais indestructible, et c’est la pleurésie, revenue de Suisse, qui t’arrache à ton emploi du temps pour t’obliger à l’immobilité et à l’attente.

Tu me regardes et tu te marres, mais juste un peu, sans faire trop bouger ce qui t’élance, ce qui te tire et que tu mets toute ton énergie à assoupir. Tu es allongée et je ne te vois même pas de livre, toi qui lis tout le temps. «Je savais bien que tu y serais » Tu parles doucement, dans un souffle. Je me penche. «Je me doutais bien que tu allais revenir à toute vitesse….» Tu m’embrasses en me tenant par les épaules. Moi je suis gauche, maladroit, d’un pied sur l’autre. « Pourquoi tu ne m’as pas écrit? J’ai appris en rentrant qu’ils t’avaient emmenée à l’hôpital… »

Ton appartement minuscule avec Bata, ton père et son chien, et ton absence, incroyable un matin à 6 heures 30 ! Les voilà seuls tous les trois pour aller faire les courses et la tambouille, la lessive et le ménage. Nous voilà seuls sans toi qui faisais le pivot, le rancard, le point fixe, mais aussi tout le reste, courant entre le bureau et l’Uniprix de la rue Réaumur, les factures à payer, les lettres à terminer, les amies perdues de vue, les passions sans temps morts.

Cela fait 2 jours que je n’ai dormi qu’à la sauvette, sur une banquette de bagnole prise en stop en Auvergne, à l’arrière d’un camion qui remontait sur Paris et qui m’a laissé Porte d’Orléans, près du périphérique. Quelques heures volées dans l’arrière-salle du café de la rue des Fossés Saint- Jacques avant qu’on ne s’élance dans la masse compacte et noire des flics à pèlerine caoutchoutée.

«Cela n’aurait servi à rien, tu étais loin, et qu’aurais-tu pu faire de plus ?» Et c’est vrai que Bata a dû téléphoner, ne pas s’affoler, s’occuper des papiers, prévenir le patron. Qu’est-ce que j’aurais fait de plus moi qui ne suis plus que de passage à la rue Saint-Sauveur. Moi qui peine à grandir… Tu es tellement consciente de mon inconscience. Tu te mets toujours à la place des autres, jusqu’à ce qu’ils te bouffent. Et puis, pour une fois, c’est toi qui craques.

Les valides se sont agglutinées sur le rebord de la fenêtre. C’est dehors que cela se passe. La vie, la vraie vie, elle est en train de défiler sous leurs fenêtres. Elles se sont toutes retournées quand je suis entré. Leurs regards sont armés. Et moi qui suis beau – quand je me revois sur les photos je ne me reconnais plus depuis si longtemps – et sérieux, moi qui me prends au sérieux, moi qui suis du dehors, de la foule, des espoirs insensés et pourtant croyables, à portée de main, «Ce n’est qu’un début, continuons le combat !», moi qui suis en train de tendre l’oreille pour suivre la manif, moi qui sais qu’il faut que je reparte, et toi qui me souris et qui me souffles: «Allez, vas-y, fous le camp, ils ne t’attendront pas !»

Je ne crois même pas m’être assis. J’ai filé. J’ai refermé la porte de la salle de l’Hôtel-Dieu et cet instant de quelques minutes, volé à l’affrontement historique entre le futur et le monde ancien – « Cours camarade, le vieux monde est derrière toi ! » – m’est reste coincé dans la gorge, au point qu’il est toujours vivant, alors que le temps de l’utopie est mort depuis des décennies.

Plus tard, en août, dans un sanatorium des Alpes, tu me diras que le silence qui avait suivi mon départ t’avait vengé des remarques et des commentaires de ces vieilles femmes haineuses à leurs fenêtres. Tu me diras que tu étais avec moi, partout. Que nous avions bien raison de ne pas nous satisfaire de cet ennui sans fin du gaullisme et des politiciens.

Plus tard, bien plus tard, tu iras rejoindre le camp des disparus et me laisseras seul avec le regret de Mai 68, de ma jeunesse et de ma mère.

Caillou
Texte paru dans l’Agenda 2005 des Passés Simples
7mai1968sepia

Photographie de la manifestation du 7 mai 1968 traversant la Seine juste après être passée devant l’Hôtel-Dieu. Elle est parue dans France-Soir. Je n’en connais pas le photographe. Si vous le connaissez faites en part.

LE CAUCHEMAR

Devant l’école de mon quartier il y avait une échoppe, celle d’une marchande de bonbons. C’était une petite boutique pimpante tenue par une charmante vieille demoiselle, mademoiselle Line, Courte de son nom de famille. Elle y vendait, dans toutes les couleurs et les goûts deux sortes de bonbons: des pois à rayures et des pois à pois. A chaque sortie de l’école les enfants heureux envahissait le magasin en riant.

Continuer la lecture de LE CAUCHEMAR

L’Aïd

10 heures, sur une crête, des hommes alignés
tous en djellabas blanches et les mains grandes ouvertes
les paumes vers le soleil immense et déployé
dans la lumière du monde, minéral, immobile.

Pas un oiseau ne chante, pas un enfant ne rit.
Le temps est suspendu et ces hommes qui prient
au-dessus du hameau lui donnent un peu de vie
dans la lumière du monde, minéral, immobile.

Plus que quelques instants à vivre, le mouton
doit sentir les fumées des feux que l’on allume
rêver aux prairies vertes des paradis posthumes
dans la lumière du monde, minéral, immobile.

Les femmes, bêtes de somme, ont briqué les maisons
habillés les enfants, récuré les chaudrons
tout est prêt pour l’Aïd, maintenant, si Dieu le veut
dans la lumière du monde, minéral, immobile.

C’est bien ce que j’ai vu assis dans l’autocar
qui filait vers le sud sans jamais s’arrêter
touriste sans contact, bulle d’étrangeté
dans la lumière du monde, minéral, immobile.

Caillou, le 6 mars 2001

PARTIR, PARTIR ENFIN…

La ville artificielle
surpeuplée et brutale
est incivique et sale.
La voiture y est reine
les voyous sont légions.

Elle sent dessous les bras
la sueur de l’angoisse.
Les nuits y sont trop pleines
l’ivresse y est trop creuse
et les faussetés mêmes
des mensonges à soi-même…

Elle est comme un creuset
de toutes les espérances
mais elle meurt en même temps
de changer tout le temps
et bien plus vite qu’une vie
qui n’y compte
de toute façon
pour rien !

Caillou, juillet 2001

LA SEMAINE

Les lundis sont immenses et désolés, sauvages
Ils restent devant moi comme des plateaux sans fin
où le vent s’abrutit et cogne les nuages
où l’heure n’avance pas, où tout semble trop loin.

Les mardis sont sous terre. Je n’y vois plus le jour.
J’attends qu’un événement m’appelle à la surface.
Mais dans le ventre étroit où l’on devient comme sourd
le silence est si froid il m’enserre et me glace.

Les mercredis sont doubles, moitié de la semaine,
moitié de la journée, comme une respiration.
À peine comme un souffle dans le port de la chaîne
avant de revenir à ses macérations.

Les jeudis sont moins lourds car ils sont des guetteurs
à la proue de l’ennui ils voient surgir le jour
mais la mer est étale. Ce n’est pas encore l’heure
où l’on pourra hurler à la vie et l’amour.

Les vendredis sont fastes et remplis de promesses.
La main se fait plus vive, l’oeil se fait moins lourd.
Jusqu’à la délivrance je rêve à des caresses.
À ne plus travailler jusqu’à la fin des jours.

Caillou, le 21 février 2001

LA NUIT DES TEMPS

Une masse immense de gens de toutes sortes et de tous âges se dépêtrait dans les hautes herbes et le sable, éclairée par des torches vacillantes tenues à bout de bras. Je n’y voyais presque rien dans ces éclats de lumière brusques et ces sauts dans le noir. Des cris dans le lointain nous poursuivaient au milieu du silence oppressé de nos respirations haletantes. Je crois bien que nous courions ainsi depuis 2000 ans.
À l’aurore il y eut un arrêt auprès d’une grange abandonnée, en ruine. Affalés un peu partout mes compagnons de fuite tentaient de reprendre un peu de souffle. Certains s’assoupissaient déjà.
Sur la crête de la colline, au-dessus de nous, l’armée de nos poursuivants se profilait dans le ciel d’encre sale. Lorsque le soleil apparut, leurs armures brillèrent alors que nous étions toujours dans l’ombre.
«Ils ne nous attaquent pas ?» demandais-je au jeune homme en toge blanche allongé auprès de moi dans l’herbe. «Jamais à l’aube, ils prient». Il était très beau, une couronne de fleurs dans les cheveux. Il me demanda mon nom. «Caillou, reporter du Coquelicot, de Toulouse» lui dis-je «et toi, qui es-tu ?». «Je suis Épiphane, fils de Carpocrate. Je vivais à Alexandrie au début du deuxième siècle». «Et pourquoi cours-tu comme ça ?» Il me désigna un des cavaliers, au centre de l’immense armée immobile. «Tu vois celui-là, c’est Irénée ! Il veut me faire la peau.»

Continuer la lecture de LA NUIT DES TEMPS